Le grand urbaniste de la banlieue est mort jeudi à 82 ans. Maoïste, figure de Mai 68, il tentait d’insuffler une vision humaine dans le tissage des bâtiments et des villes.
«Les architectes partagent un secret, qui est lié à l’acte de bâtir, et ce secret c’est d’échapper à la mort» : en 1994, Roland Castro donne une conférence au Pavillon de l’Arsenal, à Paris, devant un parterre d’architectes. Clope à la main, il tâtonne, cherche ses mots, regarde ses quelques notes, pour tenter de définir cette engeance que sont les architectes. «Ce sont de pauvres gens, ballottés, traités au pourboire», mais «devant les hommes politiques, ils rigolent. Ils sont polis mais ils rigolent parce que leur truc restera peut-être plus». Refus du cours magistral chez cet anti-starchitecte, ce qui ne l’empêche pas d’être une figure – mais à sa manière, anti-autoritaire – et d’avoir un «truc qui restera» : transformer plutôt que démolir, remodeler plutôt que faire table rase.
«Familles arméniennes et machines à coudre»
Roland Castro est un enfant de l’Exode. Son père était un juif de Salonique, sa mère, une juive espagnole. Roland naît à Limoges, en 1940, et grandit à Saint-Léonard-de-Noblat (où mourra Poulidor), un village qui sera reconnu après guerre comme juste parmi les nations. Son père est embauché à l’usine de porcelaine locale. Il racontera qu’au premier jour, en arrivant, il a salué ses nouveaux collègues d’un «Bonjour messieurs». «Ici, c’est pas messieurs, c’est camarades», lui a-t-on rétorqué. Le décor est posé, le communisme entré dans la vie du jeune Roland.
A la Libération, la famille peine à récupérer son appartement parisien. Le père travaille dans le tissu au marché Saint-Pierre, la mère est colporteuse, vendant des fermetures Eclair. «Elle m’emmenait souvent dans sa tournée, à Alfortville, Issy-les-Moulineaux ou Garges-lès-Gonesse, se souviendra l’architecte des années plus tard dans la revue Urbanisme. Cela a été ma première fréquentation du Grand Paris. Pour moi, la banlieue a été d’abord ces lieux étranges, ces pavillons dans lesquels il y avait des familles arméniennes et des machines à coudre.»
Dans le 38m2 de la rue Dulong, que la famille a fini par réintégrer, le jeune Roland n’a pas de pièce à lui, juste un fauteuil-lit. «J’ai découvert les bistrots. Mon espace privé a toujours été l’espace public. Cette passion de la ville s’est installée vite, elle était consubstantielle à ma manière d’être un jeune lycéen, puis un étudiant.» En 1958, il entre aux Beaux-Arts. Il rejoint la Ligue des droits de l’homme, puis le Parti socialiste unifié (PSU). Il voyage à Cuba. En 1962, il adhère à l’Union des étudiants communistes, dont il est exclu trois ans plus tard. Il opte alors pour le maoïsme et rejoint l’Union des jeunesses communistes marxistes léninistes.
«Maos spontex»
En 1966, c’est la révolution culturelle aux Beaux-Arts. L’étudiant architecte et ses camarades dénoncent des pratiques tournées vers les bâtiments somptuaires et académiques, comme les palais des congrès, et posent une question alors saugrenue : celle du logement. Quand arrive Mai 68, Castro, à la différence de ses camarades maoïstes qui, dans un premier temps, restent méfiants, s’investit activement dès les premiers jours dans le mouvement étudiant. Son souvenir le plus marquant ? La bordée d’insultes qu’il adresse à la brochette de membres de la Convention des institutions républicaines rassemblés sous une banderole gare de Lyon, leur reprochant de vouloir récupérer le mouvement. Ce ne sont autres que les futurs ministres socialistes de 1981, proches de François Mitterrand, lequel n’échappe pas non plus à la colère de l’étudiant architecte. Quinze ans plus tard, ils travailleront ensemble…
Après mai, le maoïsme s’éclate en chapelles : les plus radicaux fondent la Gauche prolétarienne ; Roland Castro, lui, lance Vive la révolution, dont les militants seront surnommés les «maos spontex» car misant sur la spontanéité révolutionnaire plus que sur le dogmatisme politique. Il crée aussi un journal, qu’il nomme Tout ! (sous-titré Ce que nous voulons : tout !). Seront publiés 17 numéros portant tous les combats de la libération des mœurs, du féminisme à l’homosexualité. Le 10 janvier 1970, Roland Castro est arrêté après l’occupation du siège de la Confédération nationale du patronat français. Jean Genet témoigne à son procès, il écope d’1 mois de prison avec sursis.
Il va s’allonger chez Lacan
En avril 1971, Vive la révolution s’autodissout («On était au bord de déconner», expliquait l’architecte à Libé en 2007). Castro revient alors à l’architecture, qu’il avait mise de côté durant ses années maoïstes. Mais, intrigué par son propre parcours, il va s’allonger chez Lacan : «Je l’ai appelé à 11 heures, il m’a reçu à 14 heures.» De ses sept années d’analyse, il tirera le bilan suivant : «Mes projets d’architecte étaient meilleurs quand Lacan était en vacances.»
«Architecte, l’était-il vraiment ?» s’interroge Jérôme Olivier-Delb, qui se décrit comme un «confrère, un ami, un partenaire de combat» : «La Bourse du travail de Saint-Denis, tout le monde la connaît, mais le reste ? Roland, c’était plutôt un théoricien de la ville, et un réparateur de villes, qu’un pur architecte.» Pour l’architecte de 43 ans, Castro a commencé à être architecte, au sens de faire sortir de terre des bâtiments, beaux si possible, à 75 ans, dans la dernière partie de sa vie. Le site de son cabinet, l’Atelier d’urbanité, décline ses dernières réalisations, la refonte de la Croisette à Cannes, des immeubles à Ivry-sur-Seine, Evry-Courcouronnes, Créteil, Fontenay-aux-Roses, etc. Mais ce n’est pas pour ses tours biscornues, défi à la rectitude, que l’ex-«mao spontex» est connu, mais pour Banlieues 89, cette mission interministérielle que lui confie François Mitterrand en novembre 1983 dans la foulée des émeutes de la banlieue lyonnaise et de la marche des Beurs, qui sera un jalon majeur de la politique de la ville en France. Ou pour ses propositions iconoclastes sur le Grand Paris. JOD, toujours : «Roland, en dehors de la gouaille, de son côté bouffeur de curés, dans les écoles d’archi, ça a toujours été un mythe. Par exemple, il y a cette légende que les banlieues qu’il a réparées à partir de 1989 n’ont pas subi d’émeutes en 2005.» Castro est aussi une figure du combat laïque qui a participé au lancement du Printemps républicain. «Ce que je retiens de Roland, c’est son infatigable esprit de combat, il n’a jamais rien lâché. Jusqu’au Covid, où il était en réa, et a failli mourir», témoigne Jérôme-Olivier Delb.
Les gens avant les bâtiments
L’un de ses projets les plus connus, le remodelage du quai de Rohan à Lorient, qui obtient l’Equerre d’argent, porte sa signature : plutôt que de dynamiter les tours, on les écrête, plutôt que de raser les barres, on les redécoupe, on favorise les circulations, on implante une médiathèque au cœur de la cité. «Sur ce sujet-là, il a eu un temps d’avance sur tout le monde. Il faut se souvenir qu’à la fin des années 80, on commençait déjà à détruire les barres qui avaient à peine vingt ans», décrypte Delb.
Roland Castro, qui se revendique «antimoderne», a un ennemi : le fonctionnalisme et Le Corbusier, cet urbanisme brutal, anti-humaniste, totalitaire diront certains. Les gens avant les bâtiments – et la périphérie avant Paris : telle était la philosophie Roland Castro. En 2007, éphémère candidat à la présidentielle, et alors président du Mouvement de l’utopie concrète, il avait défendu ses 89 propositions pour «sortir la France du désastre tribal». La plus marquante entendait délocaliser les ministères de l’autre côté du périphérique : l’Intérieur à Rosny, la Défense à Bobigny, la Justice à Bondy, la Culture à Vitry, et l’Elysée à Saint-Denis.
En 2018, le rejet de son projet de créer un mini-New York sur le pourtour du parc de la Courneuve, en Seine-Saint-Denis, l’avait blessé. «Ce projet serait l’un des plus grands du monde. Il aurait un rayonnement mondial exceptionnel», dit-il au sujet de son Central Park. Son enthousiasme grandiloquent, sa mégalomanie, agacent. On l’accuse de vouloir «gentrifier» le territoire, et privatiser, au profit de riches acheteurs, ce poumon de verdure. Lui défend la «mixité par le haut», le «droit au beau» des classes populaires. Las, le projet sera abandonné. Il en concevra pas mal de dépit.
par Eve Szeftel et Michel Becquembois