Dans « L’Etat de l’exil », le sociologue revient sur les sources contradictoires du sionisme et d’Israël. Il s’inquiète des évolutions politiques actuelles.
Israël est, avec le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande, l’un des très rares pays à n’avoir aucun texte constitutionnel. Une anomalie qui, pour le sociologue Danny Trom, est le symbole de l’incapacité d’un Etat à se définir lui-même. Dans « L’Etat de l’exil. Israël, les juifs, l’Europe « (PUF), ce directeur de recherche au CNRS défend la thèse qu’Israël n’est pas un « Etat-nation du peuple juif », mais s’est construit comme Etat-refuge pour les juifs dans le monde.
L’Express : Soixante-quinze ans après sa création, l’Etat d’Israël n’a toujours pas de Constitution. Comment l’expliquez-vous ?
Danny Trom : Il y a en Israël une impossibilité de se donner une Constitution. Dans le monde moderne, la Constitution est comme la carte d’identité d’un Etat. Le cas du Royaume-Uni est particulier, c’est un modèle qui a solidifié une tradition très ancienne. Ce n’est bien sûr pas le cas d’Israël. Les leaders qui ont été amenés en 1948, dans la précipitation, à proclamer la naissance de l’Etat, voulaient lui donner une Constitution, mais ils se sont heurtés à une impossibilité à le définir. Ils ont renoncé. L’Etat lui-même, jusqu’aujourd’hui, ne sait pas qui il est.
Arthur Koestler voyait dans Israël le dernier aggiornamento national en Europe…
Comme d’autres, Koestler pensait que les juifs, minorité dispersée, est le dernier peuple européen ne disposant pas d’un Etat. S’étant, avec la création d’Israël, territorialisés et étatisés, le cas juif semblait se normaliser. Mais ce que j’essaie de montrer dans le livre, c’est que cette normalisation est rendue impossible par le caractère d’exception que constituent les juifs. Cela provient de la construction proto-politique qui s’appelle « l’exil ». Le fondement de l’exil, c’est que les juifs ont été expulsés de leur domaine par Rome, et ils le comprirent comme une punition divine. Vivant parmi d’autres nations, les juifs restent pourtant à l’écart de celles-ci, en attendant leur restauration. Comme les juifs se pensent comme structurellement minoritaires partout où ils sont, la possibilité qu’ils soient tous rassemblés dans un Etat est tout simplement contradictoire. C’est pour cela que l’Etat d’Israël est un Etat dont la nation n’est par définition jamais complète. Il ne peut être un Etat-nation classique. C’est ce qui rend sa définition si compliquée et disputée.
Theodor Herzl est le premier à formuler concrètement la solution d’un Etat juif en 1896. En quoi cette proposition semblait-elle alors extravagante ?
Herzl est un entrepreneur national qui ne ressemble à aucun autre. Il formule un projet pour les juifs, alors que les conditions ne sont nullement réunies. En Europe de l’Ouest, les « israélites » sont émancipés et intégrés. Herzl, lui-même un juif assimilé, vient avec son livre L’Etat des juifs nier le fait que cette émancipation est irréversible. Il fait scandale auprès de la bourgeoisie libérale juive, qui est et se pense intégrée – cela depuis plusieurs générations – dans des Etats-nations, et qui tout d’un coup voit l’un des leurs affirmer, de la même manière que les antisémites, que les juifs sont inassimilables. Et Herzl fait aussi scandale dans le monde juif traditionnel, encore prévalent en Europe de l’Est. Pour ce monde religieux conservateur, le sionisme est une hérésie, parce que le retour des juifs sur leur terre relève exclusivement d’une volonté divine. Mais à l’Est une version du sionisme voit le jour, qui précède d’ailleurs celle de Herzl. Pourtant, c’est Herzl qui prend l’ascendant sur le mouvement sioniste.
Comment Herzl en arrive-t-il à concocter son projet ?
A ses yeux, il s’agit de résoudre un problème. Herzl constate que les juifs continuent d’être discriminés en Europe de l’Ouest, même s’ils sont émancipés, même s’ils contribuent aux sociétés dont ils sont citoyens. Puisqu’il y a discrimination et potentiellement persécution en dépit de l’intégration, il faut que les juifs quittent l’Europe pour peupler un Etat qui leur soit dédié. L’Etat qu’il projette est simplement un abri sous lequel les juifs pourront, un par un, se protéger. Pour Herzl, cela peut être n’importe quel lieu, à condition que les juifs puissent y converger. Il envisage la possibilité d’un Etat pour les juifs en Ouganda lorsque cette possibilité s’ouvre en 1903. Ce sionisme politique de Herzl, qui suppose de négocier avec des souverains impériaux pour obtenir une terre, se distingue du sionisme à l’Est. En Europe de l’Est, les juifs forment encore une société séparée, avec une conscience forte de constituer un peuple, alors qu’à l’Ouest ils se sont largement confessionnalisés. A l’Est, les juifs vont investir des mouvements révolutionnaires, le bolchevisme, le mouvement ouvrier juif (le Bund), l’autonomisme juif, et aussi une version socialiste du sionisme, qui va viser exclusivement la Palestine. Puisque le projet ougandais soutenu par Herzl échoue, le mouvement sioniste s’unira finalement autour de l’option palestinienne. Non pas que ces différentes mouvances du sionisme se soient entendues sur le fond. Simplement, après la Première Guerre mondiale, la Palestine se dégage comme l’option la plus plausible du fait du mandat britannique. Le terme « sioniste » recouvre ainsi des courants très différents. Le sionisme de l’Ouest voulait simplement un cadre étatique permettant de soustraire les juifs à une Europe antisémite, alors que le sionisme de l’Est entendait créer une société juive juste, inspirée des utopies socialistes ou anarchisantes, généralement avec l’idée que cela se ferait sans Etat.
La création d’Israël s’est faite en 1948 à la surprise générale. Deux jours avant la déclaration d’indépendance, l’Etat n’avait même pas encore de nom, « Judée » ou « Sion » étant également envisagés…
L’Etat des juifs de Herzl date de la fin du XIXe siècle. Depuis, les sionistes ne se sont plus intéressés à ce que serait l’entité politique juive qu’ils voulaient. C’est pourquoi, dans la conjoncture où la possibilité de créer un Etat surgit, tout le monde est pris de court. L’Etat n’a pas du tout été pensé. D’ailleurs, dans Altneuland, une fiction utopique où Herzl décrit une société coopérative juive, l’Etat s’est effacé. Herzl lui-même était donc ambivalent quant à l’idée d’un Etat. Le mouvement sioniste à l’Est l’était encore davantage, car l’Etat était alors perçu comme une institution oppressive, bourgeoise, qu’il fallait abattre. Personne n’a sérieusement pensé cet Etat pour les juifs. La thèse que je défends, c’est que c’est l’hostilité à l’égard du Yichouv, la société juive de Palestine, pendant la période mandataire qui a précipité la formation de l’Etat d’Israël tel que nous le connaissons. L’Etat s’est imposé comme une contrainte. Même Herzl n’a pas pensé que l’Etat procéderait d’une volonté des juifs, sa thèse était que les juifs n’ont aucune conscience du danger qui les guette. L’Etat sera créé de toutes pièces par la voie diplomatique, et les juifs finiront par le peupler par nécessité, parce qu’ils seront persécutés et chassés d’Europe. Ma conclusion, c’est que l’Etat d’Israël n’est pas un Etat-nation. Il n’est pas né de la volonté d’un peuple de se donner un Etat, mais s’inscrit dans la logique de la recherche d’une solution politique pour une minorité persécutée. Il ne découle pas du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais plutôt du droit des minorités à la protection. Or, le rapport de protection conduit l’Etat à demeurer extérieur au peuple. Non pas un Etat juif, un Etat qui représenterait le peuple juif, mais un Etat « pour les juifs », un Etat donné de l’extérieur afin qu’il remplisse sa fonction protectrice.
L’absence de constitution et la politique du statu quo ne s’expliquent-elles pas d’abord par le souci d’éviter un conflit culturel entre juifs laïcs et religieux ?
Cela a effectivement permis d’éviter une « guerre culturelle ». Mais la raison profonde, se révèle à la lecture du débat la première Knesset au sujet de la Constitution: l’Etat, étant encore en attente des vagues migratoires à venir, ne peut décider pour les absents. Or, précisément, cette incomplétude est structurelle. Jamais la Knesset ne se réunira un jour en se disant « nous sommes au complet! », parce que par définition, selon le schème de l’exil, les juifs sont à l’extérieur de l’Etat. Il peut y avoir étatisation de juifs, ce sont les juifs israéliens, mais l’étatisation moderne d’un peuple exilé est impossible.
Depuis 2018, une très controversée loi fondamentale présente Israël comme « l’Etat-nation du peuple juif »…
Oui, c’est un premier pas dans la mauvaise direction, que les développements d’aujourd’hui confirment. Cela s’est fait à une très courte majorité, après un débat âpre à la Knesset, face une opposition vent debout. Ensuite, ce n’est qu’une loi fondamentale, qui peut être modifiée à la majorité simple. La définition de l’Etat d’Israël reste donc ouverte.
20% des Israéliens sont arabes. Si en tant qu’individus, ils ont les mêmes droits que les juifs, seuls ces derniers peuvent s’identifier à l’Etat…
C’est un legs de l’histoire. Israël, dans les frontières des accords d’armistice de 1949, suite à une guerre qu’il n’a pas déclenché, s’est retrouvé avec une très forte minorité arabe. Afin de gérer une population hétérogènes, il a maintenu le système impérial ottoman que les britanniques ont reconduit, assurant à chaque communauté une autonomie. Israël, à l’intérieur de ses frontières, a conféré la citoyenneté à chaque résident, garantissant ainsi une égalité des droits. Mais, à un autre niveau, il a aussi maintenu les appartenances à des communautés « ethno-religieuses ». Chaque sous-groupe se trouve en situation de cultiver dans sa particularité, religieuse, culturelle, linguistique et a autorité sur le statut personnel des citoyens selon leur appartenance. Cependant, puisque l’Etat lui-même est conçu comme un Etat pour les juifs, seul le sous-groupe majoritaire, les 80% de juifs, peuvent s’identifier — quoique ce ne soit pas le cas des orthodoxes — avec l’Etat dans sa fonction qui est de garder la dynamique sioniste ouverte. Donc un Etat qui accueille inconditionnellement, par construction et par vocation, les juifs qui frappent à sa porte. Cela ne prive la minorité arabe d’aucun droit civique ou politique. Il n’empêche que beaucoup de choses peuvent, doivent être améliorées, cela va de soi. Le système des « millets » s’est transformé en un multiculturalisme poussé, où chaque groupe dispose d’un système éducatif et d’autres droits collectifs. Et les arabes sont représentés, s’ils les choisissent, par de partis politiques arabes. Mais la seule chose dont la minorité arabe-palestinienne ne jouit pas à égalité, c’est la possibilité d’une identification collective avec un Etat dont la symbolique et la fonction reflètent l’aspiration de la majorité. L’injustice est-elle insupportable? Je ne peux y répondre. Le jour où les juifs israéliens se comprendront comme une majorité sans être hanté par leur statut minoritaire ancestral et les arabes israéliens comme une minorité qui cesse de viser sa majoration, un grand pas aura été franchi.
Membres du gouvernement actuel, Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich défendent le suprémacisme juif et la théocratie. A quel point est-ce inquiétant ?
C’est très inquiétant. Mais Ben-Gvir a fait un score de 5 %. Avec le Parti sioniste religieux de Smotrich, ils ont obtenu 12 députés sur 120, soit 10 %. Ce sionisme messianique a toujours existé, mais il a longtemps été un acteur marginal de la vie politique, alors qu’aujourd’hui ses thèses sont diffusées plus largement. Les causes sont multiples, internes et externes. Aujourd’hui, sur le plan externe, ni la gauche ni la droite classique ne savent quoi faire au sujet des territoires occupés. Or c’est souvent celui qui dit savoir quoi faire qui a un avantage sur celui qui doute et hésite, ou sur celui qui se contente du statu quo dans un climat de violence. Ben-Gvir et Smotrich proposent des solutions simples et brutales. Mais on voit que cette coalition est très fragile. Toute l’élite de l’Etat d’Israël est mobilisée contre ce gouvernement. La première chose qu’a faite Netanyahou, c’est de nommer un député du Likoud ouvertement gay à la tête de la Knesset. Il a fait démanteler un avant-poste en Cisjordanie. Et il s’est séparé de son ministre Deri du parti Shass comme la Cour suprême le lui a intimé. On ne connaît pas la suite, tout est possible. Les tensions sont très fortes, jamais Israël n’a connu une telle polarisation. Se font face les héritiers du sionisme dans toutes ses variantes, celle de Herzl, celle de la gauche socialiste, celle de la droite libérale ou nationaliste et une coalition hétérogène, unie par Netanyahou, qui conteste frontalement l’esprit du sionisme sous ses aspects fondamentaux. Lorsque les versions sionistes à l’Est visaient cette terre et nulle autre, elles sortaient en même temps l’Etat de l’équation. Lorsque le sionisme de l’Ouest s’attachait à obtenir un lieu où créer une entité politique juive, voire un Etat, il le faisait dans une indifférence à la qualité du territoire. Ce à quoi l’on assiste aujourd’hui ,c’est une superposition de ces exclusions motrices. Cela donne un Etat fort et une terre sacralisée, le tout emballé dans une mystique globalement étrangère au sionisme. Combattre cette dérive, le maintenir dans la forme que lui a léguée l’histoire des juifs d’Europe, tel est l’enjeu existentiel de l’Etat d’Israël.
L’Etat de l’exil. Israël, les juifs, l’Europe, par Danny Trom (PUF, 288 p., 18 €). Parution le 15 février.
Propos recueillis par Thomas Mahler