Cette source d’énergie, réputée « écolo », génère davantage de particules fines que le transport. Un tabou absolu dans une France qui veut la développer.
Il tue, et alors ? Qu’on la pose à l’Agence de la transition écologique (Ademe), au ministère de la Transition énergétique ou à celui de la Santé, la question provoque les mêmes froncements de sourcils et silences gênés. Il y a de quoi : alors que la pollution aux particules fines PM 2,5 provoque, chaque année, 40 000 morts en France, et que les plans se multiplient pour évincer des villes les moteurs de voiture les plus émetteurs, le mal ne disparaît pas.
Pire : au rythme où se développe le chauffage au bois, il menace même d’augmenter, comme on le constate déjà au cœur de la vallée de l’Arve, en Haute-Savoie, asphyxiée depuis des décennies par les feux de cheminée et le trafic routier : après avoir sensiblement baissé sous l’effet des restrictions mises en place pour limiter la pollution des transports, les émissions de PM 2,5 dans la vallée encaissée ont à nouveau bondi de 13 % entre 2018 et 2022, selon les données de la préfecture.
Pour les spécialistes de santé publique, la question ne fait plus guère de doute, alors que les effets sanitaires de cette pollution se manifestent loin des villes. Lorsqu’il s’est installé dans une petite bourgade verdoyante du Cher, Jonathan pensait y construire sa vie dans un environnement privilégié, au grand air. Quatre ans plus tard, le jeune homme de 35 ans souffre de problèmes respiratoires tels qu’il ne peut plus travailler. L’origine de sa maladie ? Les particules recrachées par les trois maisons entourant la sienne, toutes chauffées au bois.
De l’autre côté de la rue, Jean-Christophe avale tout. Asthme, faiblesse respiratoire, problèmes de cœur… « J’ai tenté de dialoguer avec mes voisins, mais ils ne veulent rien entendre. Ils font du compost, se déplacent à vélo, et sont persuadés d’être super-écolos ! L’idée même que le bois puisse polluer leur est insupportable. Et le maire, qui touche des subventions pour construire une chaufferie au bois, est encore plus fermé. Pour lui, le bois est propre, et je suis un mythomane ! »
Trente-cinq fois plus de substances cancérigènes que le fioul domestique
Les données du Citepa, l’organisme indépendant chargé de réaliser les inventaires d’émissions qui font référence en France (base Secten), sont pourtant implacables : les particules émises par le chauffage au bois ont représenté, en 2020, quelque 27 % des émissions nationales en PM 10 [particules inférieures à 10 micromètres, NDLR], 42,5 % des émissions en PM 2,5 [inférieures à 2,5 micromètres] et 57 % des émissions en PM 1.0 [inférieures à 1 micromètre].
Ces deux dernières sont les plus dangereuses : « Les particules ultrafines parviennent à atteindre le fond des alvéoles respiratoires », détaille Thomas Bourdrel, médecin radiologue et chercheur associé à l’université de Strasbourg, spécialiste des effets sanitaires de la pollution de l’air. « Elles peuvent donc pénétrer dans le système sanguin et atteindre de nombreux organes, parmi lesquels le cerveau et la moelle épinière. »
La combustion du bois est aussi responsable de 81 % des émissions d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), substances cancérigènes, dont certaines sont des perturbateurs endocriniens avérés, souligne le spécialiste. « La combustion du bois émet 35 fois plus de substances cancérigènes que le fioul domestique. Les particules ultrafines sont toxiques par leur taille et par leur composition : sur leur noyau central, composé de carbone pur, graphitique, s’agglomèrent tout un tas de molécules toxiques, notamment des HAP, qui sont en grande partie responsables des effets de la pollution sur le cœur, mais aussi des métaux lourds comme du cadmium, du fer, de l’arsenic… », alerte le chercheur.
Le Dr Bourdrel est excédé de se heurter à une forme de déni des pouvoirs publics, qui soutiennent activement, depuis quinze ans, le développement de cette énergie « renouvelable », en remplacement des fossiles ou du chauffage électrique. Il redoute une aggravation de la pollution, y compris dans les endroits soumis à des plans de protection de l’atmosphère (PPA) : « Strasbourg ne respecte pas les normes fixées par l’OMS, elle est obligée de mettre en place une ZFE (Zone à faibles émissions)… Et elle a construit une centrale biomasse. C’est aberrant ! »
Explosion des ventes d’appareils
Amorcée par les pouvoirs publics, qui ont interdit les chaudières à gaz et au fioul dans les logements neufs d’abord, puis leur remplacement dans les logements existants depuis 2022, la ruée sur les systèmes de chauffage au bois s’est accentuée avec la guerre en Ukraine, qui a porté les prix du gaz et de l’électricité à des niveaux stratosphériques.
Alors qu’en 2018, selon les données de l’Ademe, 7,8 millions de ménages se chauffaient déjà au bois – contre moins de 5 millions dix ans plus tôt –, leur nombre « dépasse sans doute déjà 9 millions », évalue Éric Vial, directeur de Propellet, l’association nationale des professionnels du chauffage au granulé. En 2022, les ventes de ces appareils ont quasiment doublé par rapport à 2020, avec 210 000 nouveaux poêles installés.
« Le granulé est très économique par rapport aux autres modes de chauffage, mais c’est aussi lié aux aides. Grâce à MaPrimeRenov, les foyers modestes peuvent toucher jusqu’à 12 000 euros de financement pour installer une chaudière qui en coûte 15 000 », détaille Éric Vial, qui prévoit un doublement des ventes.
Le bois reste une pièce maîtresse de la stratégie française pour atteindre ses objectifs climatiques : l’ambition est de porter à 9,5 millions le nombre de foyers se chauffant au bois en 2023, et à 11,3 millions en 2028, « à consommation de bois constante ». Une politique ambitieuse décidée en 2007 au moment du Grenelle de l’Environnement, mais qui fait encore l’impasse sur deux écueils majeurs : son impact sur le climat et celui sur la santé publique.
Une fausse « neutralité » climatique
Dans les faits, « la combustion d’une tonne de bois dégage davantage de CO2 que la combustion d’une tonne de charbon », alerte le Dr William Moomaw, professeur de politique internationale de l’environnement à l’université Tufts (Massachusetts) et auteur de cinq rapports du Giec, dans un mémo cinglant dénonçant le « mythe de la neutralité carbone de la biomasse ».
Le bois n’est considéré « renouvelable » en Europe que par une convention qui suppose que le bois brûlé est aussitôt replanté de manière durable, que sa combustion est donc « neutre » en carbone, principe en vertu duquel ses émissions réelles… ne sont pas comptées ! Dans les bilans officiels, elles équivalent à zéro. Selon le Giec, pourtant, le facteur d’émission du bois, exprimé en grammes de CO2 par mégajoule (MJ), atteint 112 g CO2 /MJ, c’est-à-dire le plus élevé de tous les combustibles.
Cette assertion de neutralité est problématique, dans la mesure où « la combustion du bois ne prend que quelques minutes, quand l’absorption de carbone par de nouveaux arbres prend des décennies. Ce n’est que si l’arbre repoussait instantanément que cette partie du cycle serait neutre », s’agace William Woomaw qui, comme de nombreux scientifiques, dénonce depuis des années une entourloupe comptable à l’effet particulièrement pervers, puisqu’elle incite les autorités, pour améliorer sur le papier leurs bilans d’émissions, à brûler de plus en plus de bois. Si la neutralité est effectivement atteinte au bout de quarante ans – ce qui reste à prouver –, le potentiel de stockage, lui, est diminué.
« Les collectivités raffolent de ce système, puisqu’une tonne de bois brûlé est comptée comme zéro », appuie Antoine Martin, de l’association pour le respect du site du Mont-Blanc. « Voilà pourquoi l’Ademe continue à subventionner le chauffage au bois… Ces gens tournent en roue libre ! » Le développement du « bois énergie » a permis d’accompagner la réduction des moyens de production d’électricité : en 2021, la consommation primaire de biomasse solide s’élevait à 132 TWh, contre 105 TWh en 2000, selon les bilans énergétiques.
La récolte de bois pour l’énergie, dans le même temps, a explosé, passant de 2,3 millions de mètres cubes récoltés en 2000 à… 8,8 millions en 2022, selon les données du ministère de l’Agriculture. La quantité de bois brûlé pour le chauffage a dépassé, pour la première fois l’an dernier, celle de 1948 ! Mais s’il a fallu importer 20 % des pellets brûlés dans les poêles modernes, selon Éric Vial, la ressource en bûches ne manque pas : le réchauffement climatique et les invasions de scolytes qui frappent la forêt française font grimper les dépérissements et le nombre de coupes sanitaires.
« La France a besoin du bois, c’est une énergie locale qui contribue à notre indépendance, et on a besoin d’un mix énergétique diversifié. On ne s’en sortira pas en misant tout sur l’électricité ! », justifie l’Ademe. De fait : la combustion du bois reste de très loin la première source d’énergie « renouvelable » en France, représentant 35 % du total… Loin devant l’éolien (12 %) et même l’hydraulique (18 %).
Les émissions réelles : un secret d’État
Physiquement, donc, la combustion de bois rejette bien du CO2 en quantité importante. Une réalité dont le public n’a pas conscience, comme il n’a qu’une vague idée des polluants émis. Lorsqu’il tente de faire de la prévention, le Dr Thomas Bourdrel se heurte à un mur. « On rencontre beaucoup de résistances. Les gens se croient écolos, ils sont sensibles à la question, et ça bloque. »
Pourtant, la qualité de l’air ne pourra s’améliorer sans une réelle prise de conscience. Aujourd’hui, plus de la moitié du parc d’appareils de chauffage au bois a plus de vingt ans – des systèmes extrêmement polluants. L’Ademe plaide pour un remplacement des systèmes anciens par des appareils plus performants, grâce à une subvention prélevée sur le « fonds air-bois ».
« L’objectif est de remplacer les appareils non performants, soit environ un tiers du parc », explique Manon Vitel, chargée du dossier à l’Ademe. Et les autres ? L’agence mise sur des campagnes d’information afin d’éduquer les utilisateurs à mieux manier leur matériel. « Il faut utiliser du bois bien sec, allumer son appareil par le haut, entretenir correctement les conduits… »
Cela suffira-t-il ? Pas sûr… Aujourd’hui, les poêles les plus performants répondent au label Flamme Verte, élaboré par les entreprises, avec l’aide de l’Ademe. Mais leurs émissions sont loin d’être nulles. « En 2022, tous les appareils commercialisés respectent les critères Eco-design (au plus 5 g/kg, soit 278 g/GJ) », indique Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) dans un rapport récent.
« La barre est à mettre à ce niveau. » Autrement dit, les appareils datant des années précédentes, avant 2022, n’y sont pas. Et leurs émissions réelles ne sont pas connues : « Les données sont prélevées en laboratoire par les constructeurs eux-mêmes, comme autrefois pour les moteurs diesel », s’indigne Antoine Martin. Jugeant probable que les émissions soient sous-évaluées, l’Ineris a lancé une étude visant à les mesurer, cette fois, en conditions réelles, et en tenant compte des différentes technologies d’appareils (arrivée d’air secondaire, système de post-combustion, isolation des chambres de combustion…)
Ses résultats, attendus au mois de mars, relèvent quasiment du secret d’État : ni l’Ineris, ni l’Ademe n’ont accepté de répondre, sur ce sujet hautement sensible, aux questions du Point. Mais les inventaires nationaux d’émissions qui seront publiés en 2023 s’appuieront sur ce nouveau référenciel. « Les émissions de particules, notamment, ont été revues à la hausse de façon considérable », confie une source au Citepa.
Le ministère de la Santé britannique, lui, a fait ce travail : dans son rapport annuel sur la pollution de l’air pour 2022, il établit que les poêles les plus modernes, labellisés « éco », émettent 450 fois plus de particules polluantes et toxiques que les chaudières au gaz.
Une question « d’éducation », juge le ministère de la Transition écologique, qui pense qu’une campagne de communication adéquate sera suffisante pour réduire les émissions, et ne renonce en rien à ses objectifs de développement de la biomasse. Les municipalités ont déjà installé 7 145 chaufferies au bois, lourdement subventionnées. Une fuite en avant ? En 2018, des scientifiques du Giec s’en alarmaient dans la revue Nature : au rythme où se développe le chauffage au bois en Europe, il pourrait provoquer une augmentation de 10 % des gaz à effet de serre dans les dix prochaines années.