L’adaptation d’un livre inédit en France, sur le destin d’une famille juive pendant la Seconde Guerre mondiale, rencontre un immense succès dans le pays où l’Holocauste est mal enseigné et où l’antisémitisme reste tenace.
«La série est un énorme succès ! Il y avait déjà eu des documentaires ou des films sur la communauté juive en Grèce mais aucune série ; c’est fait et le public a répondu présent.» En lançant ces mots, Kelli Alchanati, directrice de la fiction chez ERT, le groupe télévisuel public grec, semble soulagée. C’est elle qui, dès son arrivée en poste à l’été 2019, a eu l’idée de lancer le Bracelet du feu, dont la production a démarré en 2020. Et les premières diffusions, en streaming fin janvier sur la plateforme Ertflix et début février à la télévision, sont un succès d’audience : en une semaine, plus d’un million de personnes ont visionné la série. Au total, dans ce pays de 10 millions d’habitants, un Grec sur six a déjà plongé dans l’adaptation du livre de Béatrice Saias-Magrizou. Publié en 2006 (et inédit en France), il raconte l’histoire de sa famille de confession juive.
«Shabbat noir»
«Dès que j’ai proposé l’idée d’une série à ERT, j’avais ce livre en tête. Qui l’a lu ne peut l’oublier, raconte Kelli Alchanati. Une série qui aborde des événements historiques a aussi besoin de sentiments pour que les spectateurs soient emportés dans la narration.» Le livre a donc servi de base au scénario de la série, qui mêle la fiction aux faits réels. «Je suis très heureuse que le roman ait été porté à l’écran. La télévision est un bon moyen de toucher un public large, se réjouit son autrice. Je suis très heureuse car j’ai tenu ma promesse.»
Cette promesse, c’est celle qu’elle a faite à son père, Youssif Saias, après avoir écrit son premier livre. «Il avait reconstruit une famille sans nous raconter ce qu’il avait vécu, explique Béatrice Saias-Magrizou. La seule trace était le numéro 116257 inscrit sur son bras. Un jour, il m’a demandé de venir le voir pour me raconter toute l’histoire.» Lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté, la famille vivait à Thessalonique, métropole cosmopolite surnommée la «Jérusalem des Balkans». «La présence juive y date de l’époque romane et s’y est développée dès la fin du XVe siècle», précise Maria Kavala, maîtresse de conférences en histoire à l’université Aristote de Thessalonique. Les juifs séfarades fuient alors l’Espagne. «Ils ont apporté leurs métiers, dans le commerce, la production de savon, la médecine… Ils font revivre la ville», déroule l’historienne.
Les différentes religions coexistent pendant des décennies. Mais au début du XXe siècle, après l’arrivée des réfugiés grecs d’Asie mineure, le regard porté sur la communauté juive change. «Une opinion émerge alors, selon laquelle les juifs vivant en Grèce n’auraient pas la même valeur que les Grecs venus d’Asie mineure.» Un antisémitisme sournois s’installe dans la société, y compris dans cette Babylone grecque, bien qu’en 1939, sur les 250 000 habitants que compte la ville, 50 000 sont juifs. S’il y avait déjà eu un pogrom en 1931, l’arrivée des nazis empire drastiquement les choses. Le 11 juillet 1942, lors du «Shabbat noir», 9 000 hommes juifs subissent les pires châtiments aux mains des soldats allemands, en public. «Les responsables politiques allemands essayent de créer un climat d’acceptation publique de l’exclusion et de l’extermination des juifs», analyse Maria Kavala.
«Nous essayons de toucher les plus jeunes»
Dans son livre, Béatrice Saias-Magrizou fait le récit du trajet en train vers Auschwitz de son père et des membres de sa famille, déportés en avril 1943, et de l’assassinat de son grand-père, avec sa belle-fille et sa fille, dans les chambres à gaz. Mais aussi de l’opération de l’appendicite que son père a subie à 16 ans, sans anesthésie, car Mengele l’avait choisi comme cobaye. «Il a survécu à l’Holocauste. Mais il m’a demandé ce qu’il se passerait quand lui et les survivants ne pourraient plus témoigner. Je lui ai promis de tout raconter, et j’ai écrit ce livre», résume l’autrice. Depuis, Béatrice Saias-Magrizou se démène pour faire connaître l’histoire de l’extermination des juifs de Grèce – une communauté qui ne compte aujourd’hui plus que 5 000 membres.
«En diffusant sur Ertflix, nous essayons de toucher les plus jeunes», explique Kelli Alchanati. Mais une série suffit-elle à sensibiliser les esprits ? «C’est une étape très importante», répond l’historienne Maria Kavala. «Je préfère qu’il y ait ce stimulus important plutôt qu’un vide de traitement», souligne Alexandros Sakellariou, maître de conférences en sociologie à l’université ouverte de Grèce. Car tous savent que l’antisémitisme est tenace dans le pays. En 2019, une étude publiée par la fondation Heinrich-Böll montrait que 69 % des Grecs avaient des attitudes antisémites. En outre, en 2012 et en 2015, des députés d’Aube dorée, parti néonazi, ont siégé à la Vouli, le Parlement grec. Aujourd’hui le gouvernement compte trois ministres qui ont tenu des propos antisémites. Pis, «les enquêtes que nous avons menées prouvent que de nombreux jeunes Grecs ne connaissent pas l’Holocauste. Tout un pan de l’histoire n’est pas enseigné à l’école», constate le chercheur. Alors, dans toutes les bouches, un espoir revient : que cette série télévisée facilite une prise de conscience. «A ERT, nous sommes fiers de cette série et de contribuer à la diffusion de cette mémoire», conclut Kelli Alchanati.