Vladimir Jankélévitch (1903-1985) était le philosophe, dans toute sa splendeur. Et même, il était la philosophie incarnée, lorsque s’exprimait devant ses élèves ce petit homme fin et discret aux cheveux abondants, séparés par une raie au milieu du crâne.
Il a consacré sa vie à l’enseignement, au point de paraître vivre comme un ascète. On peut encore entendre sa voix aiguë, un peu chevrotante, dans les cours enregistrés par ses élèves ou dans les émissions radiophoniques. On se demande ce qu’il dirait aujourd’hui, au milieu de toutes ces guerres étranges, et à lire la biographie intellectuelle de Françoise Schwab, Vladimir Jankélévitch. Le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi (1), on se rend compte que sa parole nous manque.
Sa parole en effet : il enseignait tel Socrate, dans une quête de « la pureté du cœur, l’innocence retrouvée, la grâce, la charité, l’enchantement musical », tout en gardant, tel un cacique d’agrégation, une « méthode vigoureuse faite de remise en question perpétuelle ». Ce virtuose de la pensée était aimé par ses élèves qui se comportaient comme des disciples avec leur maître, malgré son extrême humilité. Tous les jours il se rendait depuis son appartement du quai aux Fleurs, où il avait deux pianos à queue et des milliers de livres, jusqu’à la Sorbonne où il enseignait. Chez lui il aimait à organiser des concerts à quatre mains lors d’après-midi mémorables.
Capable d’improviser au piano comme en cours, à partir d’un minuscule bout de papier, et d’envoûter son auditoire, il avait sa façon bien à lui de traiter les questions de morale à travers des concepts singuliers, le je-ne-sais-quoi et le presque rien, le pardon, le mensonge, le malentendu, l’irréversible et la nostalgie, ou encore Le Nocturne : il était philosophe et musicien, et la musique était pour lui philosophie, tout comme la philosophie était musique, une « expérience de l’ineffable » qui nous fait entrer dans un autre espace-temps, celui « d’un jardin merveilleux où tous les enchantements deviennent possibles ».
Cet « athlète de la mémoire » comme le dit la philosophe Élisabeth de Fontenay, après avoir fait ses études à l’École normale supérieure, fut chassé de l’université pendant la guerre car il était juif. Puis il fut caché à Toulouse, où il poursuivit son enseignement dans les arrière-boutiques des cafés, en secret. Après la guerre, il est devenu le penseur du pardon, dont la condition de possibilité est selon lui non pas l’oubli, mais le souvenir. Ce n’est qu’à cette condition que le pardon est pardon.
Mais comment pardonner le nazisme et la Shoah ? C’est la raison pour laquelle ce philosophe a voulu se démarquer de ses pairs et se passer de la culture, de la philosophie et de la musique allemandes, une vraie gageure pour le philosophe et le musicien qu’il était. La Shoah, « ce crime contre l’humanité dirigé contre un seul peuple », est inexpiable. Comme il le dit : « Le pardon est plus fort que le mal et le mal est plus fort que le pardon. Je ne peux pas sortir de là. C’est une espèce d’oscillation qu’en philosophie on qualifierait de dialectique et qui me paraît infinie. Je crois à l’immensité du pardon, à sa surnaturalité, je pense l’avoir assez dit, peut-être même dangereusement, et d’autre part, je crois à la méchanceté. »
Il semblerait que sa philosophie s’est battue et s’est bâtie à partir de ce présupposé, de penser après la Shoah. C’est pourquoi, loin du rationalisme kantien ou hégélien, et contre la critique de la morale nietzschéenne, elle s’enracine dans la philosophie de l’intuition et de l’élan vital d’Henri Bergson dont il était l’élève et le disciple, ainsi que Plotin, Pascal, saint Jean de la Croix et Baltasar Gracian, qui a inspiré la pensée du je-ne-sais-quoi : cette « notion minuscule » en dit plus long sur la pensée que la Raison, car elle explore sa limite et désigne le fait de « perdre connaissance » plutôt que de prendre connaissance.
Une éthique de la pensée en somme fondée sur l’humilité dont il était coutumier, tout comme le montre sa définition de la morale : « Faire tenir le maximum d’amour dans le minimum d’être » ou encore : « Aimer, donner, pardonner, créer » : « Ces quatre mots désignent quatre formes d’initiative, quatre formes d’innocence. Sous ces quatre formes la conscience accomplit un mouvement efférent et direct vers l’autre ou vers l’objet, un mouvement sans retour sur soi. » Grâce à cette belle biographie intellectuelle, on peut s’initier à l’homme et sa philosophie pleine de vie et d’enseignements sur la vie ; et trouver en chacun de nous ce quelque chose de Jankélévitch qui sommeille et qui s’éveille à le lire, à l’entendre, à le connaître, ce je-ne-sais-quoi comme un morceau de musique envoûtant qui nous porte vers un au-delà de nous-même, sans que nous sachions vraiment pourquoi.
Eliette Abécassis