Comment des anciens nazis ont servi de conseillers militaires au Mossad

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Danny Orbach publie « Fugitifs Histoire des mercenaires nazis pendant la guerre froide ». Extrait de ce livre qui raconte aussi les rapports du Mossad avec ces criminels.

De l’Espagne à la Syrie, voici l’histoire incroyable et inédite des fugitifs nazis devenus agents de l’Amérique, des Soviétiques, du tiers-monde, ou « roulant » tout simplement pour eux-mêmes. Après la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont juré de traquer les criminels de guerre nazis « jusqu’au bout du monde ». Pourtant, nombre d’entre eux se sont échappés – ou ont été protégés par l’Ouest, en échange d’une coopération dans le cadre de la lutte contre le communisme.

En 1967, le ministre polonais de la culture, Kazimierz Rusinek, a critiqué Israël dans une émission de radio en raison de son « agression » contre le monde socialiste et communiste, ainsi qu’en raison de son alliance avec « l’impérialisme » et le « fascisme ». Il a appelé les Juifs « qui ont combattu avec nous sur les barricades » à résister à leur propre gouvernement. Au milieu de ces accusations, Rusinek a également déclaré que « ce n’est pas un secret, que de nombreux criminels nazis servent l’État israélien et vivent sur son territoire. Je ne peux pas vous donner un chiffre précis, mais je suis certain que plus de mille professionnels de la Wehrmacht nazie servent de conseillers militaires à l’armée israélienne ».

Les accusations de Rusinek étaient certes exagérées, mais elles contenaient une petite part de vérité. Face à des menaces existentielles, les services de renseignement de l’État juif n’ont pas hésité à employer d’anciens nazis.

Walter Rauff, comme nous l’avons vu, était un meurtrier de masse responsable des dispositifs mobiles d’extermination connus sous le nom de camion à gaz. Après la guerre, il a servi le dictateur syrien Husni Z’aim comme conseiller militaire jusqu’au renversement de ce dernier par un coup d’État militaire. À la suite de son expulsion de Syrie, Rauff a cherché à se venger et s’est mis en quête de nouveaux supérieurs. En route vers l’Amérique du Sud, il s’est arrêté en Italie où il a tenté de trouver un emploi auprès de la CIA. Finalement, il a été recruté par une toute autre agence. À cette époque, l’Italie était une plaque tournante pour les espions de toutes les nations, y compris Israël. De nombreux soldats juifs ont servi en Italie dans des unités de l’armée alliée et le pays était un lieu de passage important pour les réfugiés juifs qui se rendaient clandestinement en Palestine mandataire malgré le blocus britannique. Après la création d’Israël en mai 1948, l’appareil de renseignement en Italie a été confié au département de la Recherche politique du ministère israélien des Affaires étrangères (Mamad), le prédécesseur du Mossad en tant que service de renseignement extérieur. Un fonctionnaire du ministère italien des Affaires étrangères a informé le Mamad à Rome qu’un ressortissant allemand nommé Ralif avait récemment quitté la Syrie pour se rendre dans le pays. Son vrai nom était Walter Rauff, un ancien officier SS de haut rang en fuite

Le directeur du Mamad à Rome, Shalhevet Freier, est par la suite devenu célèbre pour avoir fondé, avec d’autres, le programme nucléaire israélien. À l’époque, sa principale responsabilité était de recueillir des renseignements sur les pays arabes. Il est difficile de savoir dans quelle mesure Freier connaissait l’horrible passé de Rauff. Dans un entretien avec un historien du Mossad, Freier a affirmé qu’il ignorait le rôle de Rauff dans le développement des camions à gaz et qu’il savait simplement qu’il remplissait des fonctions techniques et économiques au sein de la Gestapo, notamment la production de fausse monnaie. « Je ne l’ai pas trop interrogé, se souvenait Freier, au fond de moi, j’étais heureux qu’il soit chargé d’imprimer de la fausse monnaie, une question sans importance pour les Juifs. » Dans le domaine du renseignement, l’ignorance est parfois une bénédiction.

Freier a découvert que Rauff était docile et plus que désireux de coopérer. Bien qu’il fût un meurtrier de masse impénitent et un antisémite convaincu, Rauff était également pragmatique. Le général SS en voulait au nouveau dictateur syrien, Sami Hinnawi, qui l’avait expulsé de Damas. Profondément aigri, il était plus que disposé à vendre des informations aux Juifs israéliens. Selon les archives du Mossad, Freier s’est entretenu avec Rauff au cours de plusieurs séances intensives, sans en informer Tel Aviv. Il avait probablement peur que le ministère des Affaires étrangères lui ordonnât de cesser toute relation avec son détestable agent.

Rauff a informé Freier de manière très détaillée sur la situation en Syrie. Ses renseignements ont été vérifiés et se sont révélés exacts. Dans certains cas, Rauff a écrit à d’autres conseillers allemands pour leur demander des informations plus précises. Après une semaine, Freier a même proposé à Rauff de servir Israël de manière plus permanente, en tant qu’agent en Égypte. Le nazi a d’abord accepté, puis il a changé d’avis et s’est rendu avec sa femme et ses deux enfants en Équateur. Ce ne fut qu’à ce moment-là que Freier a informé Tel Aviv, mais à sa grande surprise, le ministère des Affaires étrangères n’a rien trouvé à redire à l’emploi de Rauff. Dans sa nouvelle demeure sud-américaine, Rauff caressait en fait l’idée de servir Israël comme espion. En 1950, il a demandé à une émigrée allemande ayant des liens étroits avec l’Égypte quelles étaient les possibilités d’émigration. Il a en outre correspondu avec Freier jusqu’en janvier 1951. Sept ans plus tard, en 1958, Rauff était officiellement engagé par le BND sur la recommandation de son camarade SS Wilhelm Beisner, alors agent de Gehlen. Dans le curriculum vitæ qu’il avait envoyé au BND, Rauff n’avait pas mentionné son passé dans la SS, et encore moins l’Einsatzgruppe Ägypten ou les camions à gaz. Pourtant, le BND était au courant de ses crimes, sinon de son rôle précis dans l’extermination des Juifs (« cette chose extrêmement dégoûtante », selon les termes d’un fonctionnaire du service). Apparemment, tant Rauff que ses employeurs israéliens et allemands préféraient ignorer le passé.

Lorsque Meir Amit prit la direction du Mossad en mars 1963, il était peut-être au courant de précédentes collaborations avec des nazis infâmes tels que Rauff (et dans une moindre mesure Rolf Engel). Il a certainement décidé qu’avant d’engager le Mossad dans de nouvelles opérations secrètes, celui-ci devait obtenir des renseignements plus récents sur le programme de fusées et parvenir à une évaluation précise de son état de développement. Contrairement à Isser Harel, qui s’appuyait sur une prise de décision émotionnelle et sur l’intuition, Meir Amit avait été formé au renseignement militaire et insistait sur une analyse froide et impartiale des faits et des données empiriques. Cependant, même l’agent résident d’Amit au Caire (peut-être Wolfgang Lotz, l’espion israélien le mieux placé en Égypte), « ne pouvait pas ajouter de nouvelles informations à ce qui était déjà connu ». Un responsable du Mossad s’est souvenu plus tard, qu’en 1963, « les scientifiques [allemands] étaient très prudents. Ils avaient tout simplement peur. À savoir, nous n’avons pas recruté de nouvelles sources. Plusieurs sources ont fait des rapports, mais [leurs informations] étaient périphériques ».

Pour obtenir suffisamment de données, Meir Amit a dû recruter une nouvelle source dans le cercle restreint du programme. C’était difficile non seulement parce que les scientifiques allemands étaient inquiets, mais aussi en raison de l’excellent travail de l’officier de sécurité, le sergent SS Hermann Valentin. « Pendant un an et demi, Valentin a été une véritable nuisance, ont écrit les historiens du Mossad, et il était évident que nous aurions affaire à lui tôt ou tard. » Le Mossad devait d’une manière ou d’une autre contourner les mesures de sécurité de Valentin. Rafi Eitan, nommé par Amit à la tête de Tsomet, le département du Mossad responsable du recrutement d’agents en Europe, savait que Valentin était impliqué dans la communauté des fugitifs, aventuriers et mercenaires nazis. Il a donc cherché une personne ayant une position élevée dans cette communauté. Il est certain que peu d’entre eux pouvaient être plus méprisables que Rauff, un coupable majeur de l’Holocauste, avec lequel Israël avait déjà eu affaire dans le passé.

Un certain Steinbiechler, ingénieur autrichien qui travaillait dans le programme égyptien tout en étant une source du Mossad, a fait le premier pas en proposant une solution au problème que constituait Valentin. Steinbiechler a dit à ses supérieurs qu’il était lui-même en contact avec Otto Skorzeny, un célèbre chef de commando SS et l’un des héros de guerre préférés de Hitler. Skorzeny était également une figure d’autorité pour Valentin, qui avait servi sous ses ordres. Étant donné la priorité accordée à l’infiltration de la sécurité des scientifiques allemands spécialisés dans les fusées, le Mossad était prêt à saisir n’importe quelle occasion : recruter le chef de commando permettrait peut-être d’avoir accès à son ancien lieutenant.

Personnage louche, Otto Skorzeny avait acquis sa notoriété en réalisant des opérations commando pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment l’audacieux raid visant à libérer le dictateur italien Benito Mussolini en septembre 1943, mais il s’est souvent attribué plus de mérite que de raison. Au cours des années 1960, il a été soupçonné de divers crimes : incendies de synagogues lors de la Nuit de cristal, meurtres de soldats allemands « défaitistes » et expérimentations d’un « pistolet à poison » sur des prisonniers. Certes, la plupart de ces informations provenaient de la propagande est-allemande et étaient donc difficiles à vérifier. Pendant les années 1960, une procédure judiciaire a été engagée contre lui en Autriche, mais rien n’en est sorti. Grand et imposant, avec une importante cicatrice au visage, séquelle d’un duel, Rafi Eitan, le chef des espions du Mossad en Europe, l’a décrit comme un « soldat de première classe ».

Robert B. Biek, l’attaché adjoint de l’aviation américaine à Madrid, se souvenait que Skorzeny était « très amical et affable […] un peu comme s’il était accueilli par un ours énorme ou englouti par un énorme chien Saint-Bernard». Avec une prédilection pour le whisky écossais, Skorzeny aimait la bonne vie et recevait bien ses invités. Il restait en relation, par le biais d’intermédiaires, avec des membres des plus hauts cercles de l’administration américaine et du parti républicain, dont peut-être le vice-président de l’époque, Richard Nixon.

Cependant, l’impressionnant palmarès de Skorzeny cachait une vérité plus prosaïque : après la guerre, il n’était rien de plus qu’un homme d’affaires mercenaire constamment à la recherche d’aventures pour vaincre son ennui. Au cours de conversations, il évoquait régulièrement un projet visant à créer des légions allemandes en exil, prêtes à intervenir en cas de guerre avec l’URSS, et d’autres entreprises dont la plupart étaient bien au-delà de sa portée ou de ses compétences. À cet égard, il a essayé d’approcher les commandants de l’armée américaine par l’intermédiaire du FBI afin de promouvoir son projet. Par ailleurs, Skorzeny s’est même présenté à l’un de ses contacts comme le « futur président de l’Allemagne ». Comme les analystes de la CIA l’ont découvert à leur grand regret, la plupart des informations qu’il a fournies sur l’espionnage soviétique en Allemagne étaient fabriquées ou exagérées.

Comme de nombreux personnages que nous avons déjà rencontrés, Skorzeny était également un trafiquant d’armes qui traitait avec divers pays et groupes d’insurgés. À cette fin, sa société possédait des succursales au Caire, à Damas et à Beyrouth. Il a fait passer des fusils Mauser et des mitrailleuses de la Seconde Guerre mondiale en grandes quantités au FLN via la Syrie et l’Égypte. À l’instar de l’OTRACO, Skorzeny gérait ses paiements par l’intermédiaire du Club arabe et de son directeur, Saïd Fatah Imam, puis il se rendait en Tunisie et dans le secteur oriental de l’Algérie. Certains éléments indiquent qu’il était au moins indirectement lié à l’OTRACO. Wilhelm Beisner l’avait ainsi aidé à s’introduire dans des cercles gouvernementaux égyptiens. Cependant, il semble que la plupart de ses activités étaient indépendantes.

Contrairement à la CIA, le BND ne voulait pas avoir affaire avec Skorzeny. Témoignant d’une prudence inhabituelle, Gehlen et ses plus proches conseillers se sont tenus à l’écart de la flamboyance et de l’amour de la publicité de Skorzeny, et l’ont généralement méprisé comme un imbécile pleurnichard. Wolfgang Langkau, un confident de Gehlen, considérait Skorzeny comme un charlatan qui s’attribuait le mérite d’opérations de guerre réalisées par d’autres, et le soupçonnait d’être un agent soviétique. De son côté, Skorzeny a tenté à plusieurs reprises de se rendre utile à l’Organisation Gehlen.

À la fin du mois de septembre 1951, par exemple, il a fait état avec beaucoup d’éclat d’un réseau d’espionnage communiste composé d’anciens officiers SS et ayant des prolongements dans le bureau du chancelier ouest-allemand, la Haute Commission alliée et d’autres centres de pouvoir. Gehlen et Langkau ont répondu sèchement. Ils ne voulaient pas avoir affaire à Skorzeny. Cependant, les histoires de Skorzeny contenaient un fond de vérité : il était effectivement un nœud des réseaux de nazis et de néonazis s’étendant dans le monde entier, possédait des sociétés dans plusieurs pays, aidait à recruter des conseillers allemands pour la Syrie et participait à diverses transactions avec les experts allemands en Égypte. En 1960, le directeur du Mossad, Isser Harel, a brièvement envisagé de le traquer en tant que criminel nazi, avant d’estimer qu’il n’était pas responsable de crimes contre les Juifs. Trois ans plus tard, Meir Amit voulait l’approcher en tant que source. La seule question était de savoir comment.

L’appât utilisé par le Mossad était la belle épouse de Skorzeny, la comtesse Ilse von Finkenstein, avec laquelle il entretenait une relation ouverte. Décrite par un informateur de la CIA telle une « femme très séduisante et très intelligente », la comtesse était considérée par beaucoup comme la force motrice de son célèbre amant. Aventurière à part entière, Finkenstein était en contact avec plusieurs services de renseignement, notamment en France, investissait dans le tourisme aux îles des Bahamas et invitait souvent des hommes riches à des fêtes dans sa ferme équestre.

Pour l’approcher, le Mossad a dépêché Rafi Meidan, l’ancien chef d’Amal (l’unité chargée de la chasse aux nazis). Celui-ci était un Juif « d’origine allemande, connu pour son apparence européenne. C’était un bel homme ayant une influence sur les femmes d’un certain âge ». Par le biais de quelqu’un, Meidan s’est présenté à la comtesse comme un employé du ministère israélien de la Défense actuellement en congé et à la recherche de possibilités d’investissement dans le tourisme international. Cette stratégie était parfaite : elle visait à provoquer la curiosité et l’amour de l’aventure de Finkenstein sans la dissuader par une approche trop ouverte. La première rencontre entre les deux a eu lieu à Dublin et, à la grande joie de Meidan, la comtesse s’est immédiatement prise d’affection pour lui. Assez rapidement, la relation s’est transformée en un lien personnel intense et, selon des rumeurs persistantes, également intime. La comtesse et son beau-frère juif faisaient la fête avec l’agent du Mossad dans des bars et des clubs, buvant beaucoup et se racontant des blagues en yiddish et en allemand. Enfin, le 7 octobre 1964, l’agent israélien a annoncé à Finkenstein qu’un « haut responsable de la sécurité » de son pays souhaitait rencontrer son mari pour une affaire d’État de la plus haute importance qui n’avait rien à voir avec le passé nazi du colonel.

En pleine forme après une nuit passée dans des clubs, la comtesse a accepté de contacter son mari. Skorzeny, sa curiosité éveillée, a informé les Israéliens qu’il était prêt à les rencontrer immédiatement, de préférence le soir même.

Extrait du livre de Danny Orbach, « Fugitifs Histoire des mercenaires nazis pendant la guerre froide », publié chez Nouveau monde Editions

Source atlantico