Son nom est conspué à travers tout l’Iran. Son portrait est brûlé en pleine rue. Mais comment le guide suprême fait-il pour se maintenir au pouvoir ?
C’est à un « saint » musulman que s’est attaqué Charlie Hebdo. C’est ainsi que le général iranien Hossein Salami, chef des gardiens de la Révolution, a désigné l’ayatollah Ali Khamenei, croqué par l’hebdomadaire satirique français. Aux yeux du régime de Téhéran, la comparaison est à peine exagérée. En tant que guide suprême de la Révolution islamique, ce clerc reconnaissable à son turban noir de descendant du Prophète, à ses imposantes lunettes de vue et à sa barbe grise d’octogénaire n’est autre que le représentant du douzième imam chiite « occulté » sur terre, autrement dit le messager de Dieu ici-bas. À ce titre, le rahbar (guide) ne rend de comptes à personne et n’accorde jamais aucun entretien. Désigné à vie à la tête de l’État iranien, l’homme que les services occidentaux de renseignement ont maintes fois dit mourant a survécu à un cancer de la prostate diagnostiqué en 2014. À 84 ans, le plus ancien dirigeant du Moyen-Orient paraît indétrônable. Que ce soit face aux bombes – il a survécu à un attentat qui lui a coûté le bras droit – ou aux innombrables crises qu’a traversées la République islamique, où il règne d’une main de fer depuis trente-quatre ans. « J’ai senti que je me trouvais aux portes de la mort », avouait Ali Khamenei en juin 1981, après l’attaque perpétrée par l’organisation des Moudjahidines du peuple, bête noire des mollahs. « Dans les jours qui ont suivi, je me suis demandé : « Pourquoi ai-je survécu ? » Et il m’est apparu que notre Dieu céleste souhaitait que je survive. »
La dernière épreuve qui se dresse face à lui est pourtant d’un tout autre calibre. Depuis le 16 septembre et la mort tragique de Mahsa Amini pour un voile mal porté, un tabou est tombé en Iran : le nom de Khamenei est conspué par des milliers de manifestants à travers le pays. Son portrait est brûlé en pleine rue. À l’intérieur même des salles de classe, des écolières dévoilées n’hésitent plus à lui adresser leur majeur en signe de défiance. « Le peuple n’a plus peur, résume Azadeh, une jeune femme de 25 ans qui continue à battre le pavé au moindre appel à manifester. Il ne croit plus à la possibilité de réformer le régime et souhaite son renversement. Considéré comme la tête du serpent, Khamenei est jugé responsable de tous les maux. »
Noyautage
Garant de la légitimité divine de la République islamique, où un religieux préside aux destinées de l’État selon le principe du velayateh-faqih instauré en 1979 par l’ayatollah Khomeyni, le guide possède des pouvoirs considérables. Commandant en chef des armées, il est à la tête des gardiens de la Révolution, l’armée idéologique de la République islamique, et de ses miliciens bassidjis. Il a la haute main sur les services de renseignement et nomme le chef du pouvoir judiciaire ainsi que le directeur de la télévision d’État. « Sous l’ayatollah Khamenei, le principe du velayateh-faqih est devenu un pouvoir absolu, souligne le chercheur Mehdi Khalaji, spécialiste de l’islam chiite au Washington Institute. Il lui a permis de neutraliser tout le système démocratique du régime. » En théorie, la légitimité populaire est censée s’exercer grâce à des élections au suffrage universel organisées tous les quatre ans. Mais celles-ci demeurent en réalité noyautées par l’ayatollah Khamenei, qui, à travers le puissant Conseil des gardiens de la Constitution, a toute latitude pour filtrer au préalable la moindre des candidatures qui lui déplaît. Ainsi, lors du dernier scrutin présidentiel, près de 98,8 % des prétendants ont été éliminés, dont la quasi-totalité des modérés, offrant sur un plateau la victoire à l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi. « À nos yeux, Raïssi n’est qu’une marionnette aux mains de Khamenei », assure Azadeh, qui rappelle qu’aucun slogan contre l’actuel président iranien n’a été entendu dans les manifestations.
Gouvernement parallèle
En Iran, les vraies décisions se prennent au cœur de Téhéran, dans un complexe ultrasécurisé composé de bâtiments austères qui forment le « bureau du guide ». À l’intérieur, plus d’un millier d’employés travaillent à mettre en œuvre la pensée de l’ayatollah. À ses côtés, une vingtaine d’hommes de confiance le conseillent dans tous les domaines régaliens, créant de facto un gouvernement parallèle. L’œil du guide est également présent dans chaque province, ministère, université, entreprise publique ou fondation religieuse du pays, où il possède un émissaire personnel. « Au fil des années, le guide suprême s’est spécialisé dans la création d’instances parallèles qui lui sont inféodées, dans le but d’affaiblir celles qui existaient déjà, explique Mehdi Khalaji, biographe de Khamenei. Pour combler ses faiblesses, il n’a eu de cesse de diviser les cercles de pouvoir qui existaient autour de lui. »
Ayatollah éminemment politique, le guide suprême n’a jamais brillé par sa science religieuse. Né en 1939 à Mechhad, dans une famille de clercs descendant du quatrième imam chiite Ali Zayn al-Abedin, Ali Khamenei se démarque par son éloquence et sa passion pour les écrits du Frère musulman égyptien Sayyid Qutb, qui tranche avec la tradition quiétiste du clergé chiite. « Ses discours étaient à l’époque révolutionnaires et modernes », se souvient l’islamologue et théologien Hassan Ferechtian, alors son élève dans la ville sainte chiite. « Opposant au chah, il fréquentait les intellectuels et les poètes. Il était relativement modéré et séduisait les jeunes en parlant leur langage. » Arrêté à plusieurs reprises par la Savak, la police secrète du chah, pour ses prêches politiques enflammés, cet hodjatoleslam (religieux de rang moyen) est relativement peu connu lorsque éclate, en 1978, la révolution en Iran. « Il s’est alors rapidement intéressé à la chose militaire, en étant tout d’abord chargé de recueillir les armes des soldats déserteurs de l’armée impériale, puis en participant sur le terrain à l’organisation des divers groupes islamistes armés, rappelle Ahmad Salamatian*, ex-secrétaire d’État iranien aux Affaires étrangères. Développant un vaste réseau militaire, il parvient à gagner la confiance de l’ayatollah Khomeyni et participe à la création de l’embryon de ce qui deviendra le corps des gardiens de la Révolution », l’armée parallèle et idéologique de la République islamique.
Sens tactique
Son ascension est fulgurante. Nommé vice-ministre de la Défense en juillet 1979, puis président de la République islamique deux ans plus tard, Ali Khamenei crée la surprise en succédant à l’ayatollah Khomeyni à sa mort, en juin 1989, au poste de guide suprême, alors qu’il ne dispose pas des qualifications religieuses requises. « Je ne mérite vraiment pas cette position, avoue-t-il lui-même le 3 juin 1989 devant les experts religieux qui le désigneront. Ma parole n’est pas digne d’être celle d’un guide, aussi bien au niveau de la Constitution iranienne que d’un point de vue religieux. » Propulsé ayatollah, puis marja (le plus haut degré du clergé chiite) grâce à l’intervention décisive de Hachemi Rafsandjani, ancien compagnon de route devenu président du Parlement islamique, l’homme compense ce déficit de légitimité par un redoutable sens tactique. « Il a passé les premières années de son pouvoir à placer ses fidèles à des postes clés tout en écartant ses concurrents », rappelle Hassan Ferechtian.
« Dans sa bulle »
Le rahbar se montre intraitable quand son pouvoir absolu est menacé. En 2009, lorsque des millions d’Iraniens descendent dans la rue pour contester la réélection du président ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad, il envoie les gardiens de la Révolution étouffer la révolte dans le sang. Onze ans après leur arrestation, les deux leaders du mouvement, Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, sont toujours assignés à résidence. L’ancien président réformateur Mohammad Khatami est interdit de cité dans les médias. Et l’ex-compagnon de route Hachemi Rafsandjani est mystérieusement décédé dans sa piscine, en janvier 2017, après avoir pris le parti des « modérés ». « Sous le turban de l’ayatollah Khamenei pointe un képi, résume Ahmad Salamatian. Il a construit autour de sa personne une structure militaire dont il est le sommet. Les commandants des gardiens de la Révolution, qui lui doivent tout, ont prouvé qu’ils étaient avant tout ses hommes en armes. » Débarrassé de ses rivaux mais aussi du paravent que constituait le camp des réformateurs en Iran, l’ayatollah ne peut plus compter que sur la répression pour se maintenir au pouvoir. « Il vit aujourd’hui dans sa bulle, affirme Mehdi Khalaji. Il se sent omnipotent et ne suit que son instinct. » Et va désormais jusqu’à condamner à mort ses opposants dans la rue en tant qu’« ennemis de Dieu ».
* En 2022, celui-ci a publié, avec Mohammed Bedjaoui et Flavio Meroni, « L’Amérique en otage. 444 jours de diplomatie secrète en Iran » (Riveneuve, 461 p., 24 €).