Rien ne prédestinait cette femme juive au foyer à devenir une grande couturière au tempérament de feu, dont le célèbre pull à rayures a cassé les codes de la mode.
Il y foule ce 19 septembre 2018 au cœur du boulevard Raspail. Curieux, passants, artistes, politiques… Au premier rang, on aperçoit l’ancien Premier ministre, Lionel Jospin, Anne Hidalgo, la maire de Paris, et Nathalie Rykiel, la fille de Sonia, dont on honore le talent et la mémoire en lui dédiant une l’allée qui porte son nom. L’hommage est inédit : c’est la première fois qu’un grand nom de la haute couture a droit à sa plaque dans une rue de Paris. Qui plus est mitoyenne de celle de Raspail, ce député libre penseur qui a rejoint le peuple insurgé sur les barricades lors de la révolution de juillet 1830. Quel symbole ! Une réminiscence de l’esprit Sonia Rykiel qui a contribué à l’émancipation de « la femme de mai 1968. Cette femme qui était comme moi » disait-elle. Adieu les robes ceinturées, les tailleurs guindés. La créatrice déconstruit la mode, privilégie le confort chic et orignal de la maille, les rayures, les strass, les coutures à l’envers. Pas de doublures, ni d’ourlets « parce que, disait-elle, rien ne doit finir jamais ».
Un caractère bien trempé dès l’enfance
Au commencement, il y a Alfred Flis, le père né à Vaslin en Roumanie, et Fanny Tesler, la mère, française d’ascendance russe. Tous deux sont issus de familles d’émigrés juifs fuyant l’antisémitisme et les pogroms pour s’installer à Paris à l’orée du XXe siècle. Sonia Rykiel, naît le 25 mai 1930. Elle est l’aînée des cinq sœurs : Jeanine, la danseuse décédée en 2004 ; Françoise, l’ethnologue ancienne élève de Claude Lévi-Strauss ; Danièle, l’esthète qui a rejoint l’entreprise de Sonia où elle se consacrait aux bijoux, sacs et accessoires ; Muriel la petite dernière, psychanalyste et pédopsychiatre dans le service du professeur René Frydman à l‘hôpital Antoine-Béclère à Clamart. Deux rousses, deux blondes, une brune, soudées à jamais. Une tribu sur laquelle Sonia règne sans conteste. « Je suis vraiment l’aînée. J’ai une main mise sur mes sœurs, assume-t-elle sur France 2 en août 2006 lors de l’émission Thé ou café animée par Catherine Ceylac. Je suis là, je suis présente. Je ne peux pas les laisser. J’ai besoin qu’elles soient près de moi. Pas tout le temps, pas à côté. Mais j’ai besoin de les avoir. » Ces sœurs aimantes qui durant les jeunes années de Sonia tempèrent son caractère explosif, la ramènent à la maison quand elle claque la porte, supplient leur mère de ne pas la réprimander. « J’étais tellement dure » avoue-t-elle.
Enfant, Sonia est un garçon manqué. Elle ne s’habille pas, mais « s’attife ». Hurle quand on lui passe une robe à smocks et qu’on la chausse de souliers à quatre brides. Fanny se lamente : « Je ne sais pas ce que je ferai de toi. Tu ne seras jamais une femme », répète-t-elle. Lui lave le visage avec la rosée du matin pour estomper ses taches de rousseur. On rince aussi sa tignasse flamboyante à l’eau oxygénée pour retirer ce prétendu sang qu’elle a sur la tête. Plus tard, la rouquine aux yeux verts jouera de ce qui est à l’époque une tare, en forçant le contraste avec des habits noirs. « Au lieu d’en faire un handicap, j’en ai fait une attraction » explique-t-elle.
Adolescente, l’aînée des sœurs Flis est un personnage : volontaire, intransigeante, sans interdit ni complexe… Mais aussi, paradoxe, conformiste. Elle sera mère de famille : « La seule chose qui m’intéressait c’était d’avoir dix enfants » confie-t-elle encore à Catherine Ceylac. Un bac raté en 1948 qu’elle refuse de repasser, suivi d’un stage d’étalagiste à la Grande maison de blanc, une belle et vieille affaire de linge et de lingerie installée boulevard des Capucines depuis le second Empire. La jeune femme, brièvement décoratrice, se fait déjà remarquer par Matisse séduit par l’un de ses étalages colorés : « Félicitations Mademoiselle, l’entreprend le peintre. Je viens d’acheter tous les foulards de votre vitrine ».
1954 : Sonia épouse Sam Rykiel. Lui, juif d’origine polonaise a repris la boutique de confection des parents Flis, Laura, 104, avenue du Général Leclerc dans le 14e arrondissement. Elle, la femme d’intérieur, pose pour la photo de famille : c’est une mère, en robe noire au large col blanc, les cheveux sagement attachés et le visage penché sur son fils Jean-Philippe, âgé de deux ans, devenu aveugle après sa naissance prématurée — « on lui a volé les yeux dans la couveuse, » dit-elle. Nathalie, l’aînée, née en décembre 1955 est assise aux pieds du couple. Sam le père, lunettes strictes à montures noires et costume cravate. Sonia est une maman hyperprotectrice, « la tendresse personnifiée » témoigne Jean-Philippe aujourd’hui compositeur et arrangeur. Une maman gâteau qui fait les « meilleures tartes du monde ». Surtout celle aux raisins, « légendaire ». Les week-ends et pendant les vacances, la famille rejoint sa maison de campagne de Combs-la-Ville à une heure de Paris… Banalité et confort d’une vie bourgeoise au temps des Trente Glorieuses. À l’époque, Sonia est, de son propre aveu, une femme comme les autres. Je me suis mariée, j’ai eu des enfants, je n’ai rien fait. Je me suis occupée de ma maison, confie-t-elle en 1977 dans une interview à la Radiotélévision belge de la communauté française (RTBF). Alors pourquoi devenir créatrice de mode ? « Je trouvais toujours tout ce qui me convenait dans tous les domaines : en littérature, en peinture, en musique. Mais dans les vêtements pas du tout. Les vêtements c’était toujours à côté. J’ai commencé à faire des vêtements pour moi. Le début c’était ça. »
Quand Sonia devient Rykiel
Le début, c’est ce pull-over iconique que Sonia Rykiel, qui ne sait même par coudre un bouton, façonne à partir d’un modèle pour homme. Elle le met à sa forme, l’assouplit pour le rendre seyant. Envoie les dessins à l’un des fournisseurs italiens dont son mari est client, assortis d’instructions d’une infinie précision. Retourne sept fois de suite le prototype, jusqu’à ce qu’il devienne une « merveille », pour être vendu chez Laura. Nous sommes en 1962. Personne alors ne mise un kopeck sur ce modèle baptisé « Fanny » en hommage à sa mère. « Tout le monde disait que j’étais un peu folle » confie-t-elle encore à la RTBF. Mais lorsque la jeune Françoise Hardy, 18 ans, fait la couverture du ELLE avec ce pull cintré à rayures noires, rouges, roses, le succès est fulgurant. Audrey Hepburn en achète quatorze d’un coup, de toutes les couleurs. Sylvie Vartan et Brigitte Bardot se font photographier avec les leurs. Sonia vient d’inventer son style qu’elle revendique : « la démode ». La mode, ça n’existe plus, assène-t-elle. C’est démodé si on peut dire. Il y a simplement un modèle de vie, un mode d’emploi. Dès lors, la créatrice incarne la femme affranchie des codes. Sensuelle et indépendante, elle compose une allure. Une façon d’être.
Au printemps 1968, Sonia Rykiel, divorcée, ouvre sa propre boutique au Quartier latin, qu’elle doit fermer le soir même : les étudiants balancent des pavés contre les CRS devant sa vitrine, rue de Grenelle. Ce souffle de liberté va encore l’inspirer : elle brode les slogans de mai sur ses tricots. Le succès la conduit jusqu’aux États-Unis où elle est sacrée « Reine du tricot dans le monde » par le magazine américain Women’s Wear Daily. S’ensuivent des années de travail acharné. Elle est élue vice-présidente de La Chambre syndicale du prêt-à-porter à Paris. Reçoit l’oscar du Fashion Group International de New York pour sa contribution à l’épanouissement de la mode à travers le monde. C’est déjà une redoutable femme d’entreprise, exigeante, provocante, toujours en quête de perfection. « Les choses ne devaient pas lui résister. Ce qu’elle croyait être juste, elle faisait absolument tout pour que cela arrive et pour l’obtenir », témoigne Nathalie qui l’épaulera durant près de vingt ans. Pas toujours facile d’être la fille de cette mère atypique, en perpétuel mouvement, qui occupe tout l’espace, part, voyage, prend des amants.
Une femme acharnée de travail
Dès 1977, elle se démarque de l’élite parisienne en proposant des modèles vendus par le catalogue des Trois Suisses. En 1983 c’est une ligne pour enfant, en 1990 une collection pour hommes. Sonia Rykiel casse les codes avec ses coutures à l’envers — « mettre un vêtement à l’envers c’est la liberté de tout ce qui est dicté, de tous les diktats« , revendique-t-elle. Pas d’ourlet, pas de doublures, pas de ceinture, des poches décalées. Les rayures, la maille sur laquelle elle inscrit des messages, l’éponge, les strass, le noir… C’est à cela qu’on sait que c’est du Rykiel ! Insatiable, elle est actrice dans Riches, belles, etc. de Bunny Schpoliansky où elle endosse le rôle d’Hortense. Elle est costumière de théâtre pour Amok (1997), La Chambre bleue (1999) Les Dix commandements (2000). Elle est romancière, seule ou à deux mains avec sa chère amie Régine Deforges co-auteure de Casanova était une femme illustré par Claire Bretécher.
1er octobre 2008. La maison Rykiel qui fête ses 40 ans, rouvre la boutique de 550 m2 au pied du siège 175, boulevard Saint-Germain. Pour cette occasion exceptionnelle, les plus grands créateurs de mode au monde, — Alber Elbaz, Karl Lagerfeld, Giorgio Armani, Yohji Yamamoto, Christian Lacroix, Vivienne Westwood, Jean-Paul Gaultier, Martin Margiela Jean-Charles de Castelbajac — rendent hommage au made in Sonia Rykiel en revisitant ses modèles lors d’un défilé organisé par Nathalie, dans le parc de Saint-Cloud. Entourée de sa fille et de ses mannequins, Sonia salue la foule comme si de rien n’était. Voilà pourtant des années qu’elle lutte contre la maladie de Parkinson. « Une p…de P » dit-elle, qu’elle ne révélera qu’en 2012 dans N’oubliez pas que je joue.
La reine du tricot tire sa révérence
Sonia s’éteint le 25 août 2016. Sa maison n’y survivra pas. Mise en liquidation judiciaire en 2019, la marque est rachetée après moult péripéties par le groupe New-Yorkais G-III Apparel, et les modèles disponibles sur internet. La boutique emblématique de Saint-Germain baisse le rideau le 15 octobre 2022. Les 40.000 livres qui tapissaient ses murs sont offerts à l’association Bibliothèque sans Frontières. Comme un dernier hommage à la grande dame de la mode, l’amoureuse des arts et des lettres, l’humaniste et la féministe. Elle aimait dire que la pilule et l’IVG étaient pour elle « les événements les plus importants de ces 40 dernières années ». À méditer à l’heure où ces droits conquis au XXe siècle sont aujourd’hui en danger.