«Dans la tradition juive, la mort ne fait pas l’objet d’un culte», Pauline Bebe

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À partir de deux récits talmudiques, la rabbin Pauline Bebe présente les points saillants de la pensée juive sur la fin de vie, entre conception de la vie comme un cadeau et refus d’accorder un sens à la souffrance.

Un rabbin, comme tout ministre du culte, est souvent appelé au chevet d’un malade ou d’un mourant. Entrer dans la chambre de quelqu’un qui est au crépuscule de sa vie est un moment qui intime le respect et la reconnaissance, l’humilité et la délicatesse, un de ces temps liminaires où l’on sent que nous ne contrôlons pas tout et que nous devons accepter avec sagesse que certaines décisions nous dépassent.

Pourtant à ces moments mêmes, il y a aussi des décisions à prendre, des décisions complexes et difficiles, comme des dilemmes éthiques qui demandent concertation et écoute. Ces décisions ne doivent jamais être prises à la légère. La variété de la vie humaine, l’unicité de chaque être, dans son destin, dans ses ressentis et ses émotions, rendent impossibles les généralités. Pourtant, dans toute tradition religieuse et dans le judaïsme en particulier, de petites lumières guident notre chemin. Elles nous aident à poser des questions pour au mieux pouvoir accompagner chacun dans ce passage de la vie à la mort, et peut-être vers un au-delà, le ‘olam haba, le monde à venir selon la tradition.

Un rabbin gravement malade

Commençons par une histoire talmudique que je raconte souvent à des personnes qui se sentent coupables d’avoir quitté quelques instants la pièce où se trouvait leur proche qui, précisément à ce moment-là, a rendu l’âme. Un rabbin était gravement malade et ses disciples entouraient son lit, et récitaient des prières inlassablement pour que sa santé s’améliore. Sa fidèle servante entra dans la pièce et s’aperçut que les prières sincères des étudiants empêchaient l’âme du maître de partir. Elle revint avec une amphore qu’elle lâcha subitement et qui se brisa sur le sol. Les visages des étudiants troublés par le bruit se tournèrent d’un seul mouvement vers elle et les prières furent soudainement interrompues. C’est à ce moment que l’âme du rabbin put partir (BT. Ketouboth 104a).

La vie, cadeau précieux

Dans la tradition juive, la vie est considérée comme un cadeau précieux. L’adage talmudique « celui qui sauve une vie, c’est comme s’il avait sauvé le monde entier » (M. Sanh 5 : 5) est bien connu, et la plupart des commandements peuvent être transgressés pour sauver une vie, à l’exception de l’inceste, l’idolâtrie et l’assassinat. En même temps, la mort ne fait pas l’objet d’un culte. Elle est reconnue et acceptée comme étant une partie naturelle et inévitable de la vie, de même que les arbres perdent leurs feuilles en hiver : « Il y a un temps pour naître et un temps pour mourir », dit L’Ecclésiaste (3, 2). Le mot « vie », hayim, est un pluriel faisant référence à plusieurs vies.

On ne sait pas ce qui arrive après la mort, il n’existe pas de doctrine préétablie à ce sujet, et c’est pour cette raison que nous devons profiter de la vie à chaque instant. Cependant, depuis les pensées les plus rationalistes jusqu’aux plus mystiques, la mort n’est pas une fin, on peut survivre par nos œuvres ou par la survie de notre âme. L’enterrement est d’ailleurs appelé levaya, « accompagnement ».

La souffrance n’a pas de sens

Albert Einstein disait : « N’y a-t-il pas une certaine satisfaction à ce que la vie ait des limites naturelles pour qu’à la fin elle puisse apparaître comme un chef-d’œuvre ? » Lorsque nous apprenons la mort de quelqu’un, nous récitons une bénédiction, car nous remercions Dieu pour la vie comme pour la mort. Pourtant, même dans la dernière prière appelée le vidoui, ou la confession, tout en acceptant la mort, nous maintenons l’espoir d’une guérison possible.

Le second principe qui doit nous guider dans une prise de décision est celui de l’absence de sens de la souffrance. Dans la tradition juive, la souffrance n’est pas une punition divine. Les médecins sont considérés comme des jardiniers qui doivent prendre soin de plantes et leur proposer de l’attention, des soins et des médicaments pour les soigner ou atténuer leur douleur (Midrash Samuel 4). Selon certaines sources (Tos. Avoda Zara 27b), un certain degré d’autonomie permet au patient de choisir son traitement selon les risques courus et ce qu’il peut supporter. La tolérance à la douleur peut varier de manière substantielle d’un individu à un autre ; aucun jugement ne doit être fait.

Dans cette perspective, le judaïsme associe le rétablissement du corps et de l’âme considérant les deux comme un tout. Les deux doivent être objets d’attention, de respect et de soin. Depuis le Livre de Job jusqu’à aujourd’hui, la question de la souffrance a interrogé les esprits sans pour autant que soient trouvées de réponses satisfaisantes. Pour ce sujet comme pour la question du mal en général, les rabbins disent : « Apprends à ta langue à dire je ne sais pas » (m. Ber. 4, 1).

Une femme très âgée

Préciosité de la vie, acceptation de la mort, lutte contre la souffrance doivent donc éclairer nos décisions nuancées et adaptées à chaque histoire. J’aimerais conclure par un second récit rabbinique du IIIe siècle. Une femme très âgée alla consulter un rabbin en se plaignant que sa vie n’avait plus de sens, qu’elle n’y trouvait plus aucun plaisir. Le rabbin lui demanda quel était son secret pour avoir vécu si longtemps. Elle répondit qu’elle avait pris l’habitude d’aller à la synagogue très tôt tous les matins. Le rabbin lui dit alors : « Pendant trois jours, reste éloignée de la synagogue. » La femme s’en alla et suivit le conseil du rabbin. Le troisième jour, elle tomba malade et mourut (Yalkouth Shimoni sur Proverbes 943).

Dans une tradition qui préfère la prière communautaire à la synagogue à la prière privée, cette histoire témoigne d’une écoute immense et d’une sagesse profonde, celle qui devrait nous guider dans ces choix difficiles, à ces moments où la vie est comme une flamme qui vacille et autour de laquelle nous devons, soit disposer nos mains pour la protéger et la raviver, soit la regarder s’éteindre dans le plus grand respect et la plus grande humilité. La délicatesse et l’humanité doivent nous éclairer, et nous devons reconnaître avec Milton Steinberg que l’« on peut exactement au même moment s’accrocher à la vie et la laisser partir ».

Par Pauline Bebe