Spécialiste des crimes en masse, l’homme d’église s’est rendu quatre fois en Ukraine durant le conflit. Avec son association, il a recueilli plus de 200 témoignages de victimes qui pourraient servir à la justice.
« Pour moi, la foi est un combat. » A le voir enfiler casque et gilet pare-balles, difficile de lui donner tort. Patrick Desbois a entamé sa mission commando il y a près de vingt ans. Toujours avec la même posture : celle du chasseur. Et, même si l’ampleur de la tenue camouflage cache parfois son col romain, l’homme d’église n’appuie pas sur la gâchette. Pas fusil ni de missiles, ses armes sont différentes. Depuis 2004 et la fondation de son association Yahad-in Unum, le prêtre traque les crimes de masse. A commencer par la « Shoah par balles », l’assassinat lors de la Seconde Guerre mondiale de plus d’un million et demi de Juifs en Europe de l’Est par les nazis.
Collecter des preuves, interroger des victimes, recouper des témoignages, etc. Deux décennies durant, l’auteur du livre La Shoah par balles a sillonné une partie de l’Europe de l’Est (Ukraine, Russie, Biélorussie, Pologne, etc.) en multipliant les entretiens. Son but : documenter l’horreur. Alors, quand la Russie a envahi l’Ukraine le 24 février 2022, le père Desbois n’a pas hésité à s’en mêler. En mars dernier, il a déclaré à l’AFP vouloir « collecter le maximum de témoignages de personnes, soit ayant assisté à des crimes commis, soit ayant elles-mêmes été des victimes ».
« Il est exigeant, pointilleux (…) il marche aussi à l’instinct »
Une volonté de se plonger dans ce conflit récent, qui n’a pas surpris ses compagnons de route. « Il ne reste pas en place. Il veut découvrir de nouvelles choses. Il veut avancer, donner le maximum », confie Andrej Umansky, juriste et historien, qui connait Patrick Desbois depuis le début de l’aventure, en 2004. « Il est exigeant, pointilleux, et en même temps il marche aussi à l’instinct. Son expérience lui donne une facilité à comprendre les comportements humains », analyse Michal Chojak, thésard en histoire et directeur du centre de recherche fondé par l’association.
Après dix mois de conflit, l’association dispose aujourd’hui de près de 200 témoignages vidéos, recueillis sur place ou à distance. « Ça nous a paru naturel de le faire. On ne savait pas si les Ukrainiens accepteraient de parler, mais ils l’ont fait », précise le père Desbois, dérangé par 20 Minutes durant ses trop rares vacances. Un break pris à l’étranger dans un lieu que l’homme de foi préfère tenir secret. Et le prêtre de poursuivre en nous confiant des récits de victimes. « Je me souviens d’une femme de Marioupol qui avait besoin de parler plusieurs heures sans qu’on ne pose de questions. Elle nous a détaillé les violences subies, la torture, la virulence des interrogatoires avant qu’elle ne soit envoyée dans un camp de filtration. Une autre femme, l’un de nos premiers témoins, conduisait sa voiture avec son mari et son enfant à bord lorsqu’elle a senti une balle traverser le corps de son bébé. Ces témoignages, c’est douloureux à entendre. Parfois, on est tellement surpris par la violence des faits décrits qu’on ne sait plus quoi demander. »
A Kherson et Mykolaïv, du 17 au 19 décembre, lors de l’un de ses quatre voyages en Ukraine depuis le début de la guerre, le père Patrick, comme il est parfois surnommé, a même pu accéder à un ancien centre de détention où étaient menées des séances de torture sur la population civile. Et Andrej Umansky, qui était du voyage pour à Kherson pour apporter son expertise et transmettre des informations à la justice allemande, de confier : « On privilégie les interviews longues, et on demande un maximum de détails aux personnes interrogés. Les conditions de vie, la nourriture, la description précise des lieux de vie. C’est difficile de dresser une analyse définitive pour le moment, le conflit est en cours. Mais des crimes, il n’y en a pas eu qu’à Boutcha, mais dans beaucoup de villes et villages d’occupation russe ».
Une histoire personnelle intimement liée à l’Ukraine
Pour authentifier ces témoignages, le prêtre et son équipe se servent de la « topographie » des lieux et vérifient certains éléments matériels. « Il y a des choses qu’on ne peut comprendre que sur place. Si on nous dit que le missile a frappé le 8e étage et que la maison est un pavillon, il y a un problème », image le prêtre, âgé de 67 ans.
Cette manne de récits d’Ukrainiens obtenue en quelques mois est rendue possible grâce au travail de « médiateurs », des locaux occupés à collecter et contacter des victimes sur les réseaux sociaux, avant une éventuelle rencontre physique.
« On a réalisé 73 voyages de recherche en Ukraine sur la Shoah par balles depuis une vingtaine d’années. C’est aussi cet héritage-là qui nous ouvre des portes pour enquêter sur ce qu’il se passe. Ça nous donne une crédibilité. Les autorités locales nous connaissent », éclaire Michal Chojak, qui a notamment enquête avec le prêtre sur la Shoah par balles en Pologne.
Des enquêtes sur Daech et les Yézidis
« Je connais mieux l’Ukraine que la France grâce aux recherches sur la Shoah par balles. Les gens me connaissent aussi. Le fait d’avoir été nommé directeur du conseil académique de Babi Yar à Kiev (en 2021) a joué. Ça m’a permis de connaître des proches de Zelensky avant la guerre », relate le père Patrick, contacté par 20 Minutes. Le natif de Chalon-sur-Saône, dont l’histoire familiale est intimement liée à ce pays. En 1942, son grand-père est déporté au camp de Rawa-Ruska. Survivant des camps, il n’a jamais pu partager son histoire à sa famille. C’est en partie ce qui a motivé le prêtre à épouser une vie d’enquêtes.
Après avoir été professeur de mathématiques au Burkina Faso, ce polyglotte (anglais, bambara, hébreu, espagnol, portugais) issu d’une famille modeste a été ordonné prêtre dans les années 1980, avant de commencer son travail de documentation sur les crimes de masse. Décrit comme « courageux » et « intuitif » par son équipe, le sexagénaire ne s’est pas limité aux exactions nazies. En 2015, il est parti enquêter sur les crimes perpétrés par Daesh sur la population yézidie. Un travail salué en 2017 par le président Emmanuel Macron.
Aujourd’hui, lorsqu’il rentre à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), la ville où il habite et qui abrite le siège de son association, le père assure que sa foi lui est d’un grand soutien. « Lorsque je travaille sur des assassinats, je maîtrise mes journées, mais pas forcément mes nuits. J’ai la prière pour me refaire. Parce que, parfois, on ne se réveille pas en pleine forme. »
En août 2022, près de 29.000 crimes de guerre ont été signalés à la justice ukrainienne, tandis que la Cour Pénale internationale a ouvert une enquête dans le pays.
Octave Odola