Le prêtre Patrick Desbois : « être tueur, c’est devenir quelqu’un »

Abonnez-vous à la newsletter

Depuis vingt ans, le prêtre Patrick Desbois mène un long travail d’enquête sur la Shoah par balles. Aujourd’hui directeur du conseil académique du mémorial de Babi Yar, il évoque pour « l’Obs » ses recherches sur les crimes nazis et sur d’autres massacres.

Depuis plus de vingt ans, Patrick Desbois, prêtre catholique, enquête sur la Shoah par balles, avec l’association Yahad-In Unum, dont il est président. En Ukraine, en Biélorussie, en Moldavie, en Lituanie, en Pologne et ailleurs, avec son équipe, il a relevé les témoignages, sondé les traces, compulsé les documents, nommé les responsables, réveillé les mémoires. C’est 2 700 sites (et 1 200 fosses communes en Ukraine) qui ont ainsi été découverts, totalisant 2,5 millions de victimes. Avec rigueur et méthode, Patrick Desbois a livré les résultats de ce travail dans des livres nécessaires : « Porteur de mémoires » (Michel Lafon, 2007) ; « la Shoah par balles : la mort en plein jour » (Plon, 2019) et « les Larmes du Passeur » (Le Rocher, 2020). Nommé directeur du conseil académique du mémorial de Babi Yar, il est aujourd’hui chargé de superviser l’édification d’un mémorial dont l’achèvement est prévu en 2026. Entretien.

Le film de Sergei Loznitsa « Babi Yar Contexte » reconstitue le contexte d’un crime de masse, longtemps ignoré. Vous avez enquêté sur ce massacre…

Babi Yar est un vallon aux alentours de Kiev. L’endroit a été choisi à proximité d’une grande ville, afin de rafler et de fusiller d’abord tous les juifs, puis après, pour continuer deux fois par semaine pendant plusieurs mois afin de tuer des prisonniers soviétiques, des Tziganes, des partisans, des opposants. Les Allemands ont fait de même à Lviv (Ukraine), à Odessa (Ukraine), à Brest-Litovsk (Biélorussie), à Bronnaya Gora (Biélorussie), à Dziatlava (Biélorussie), à Bialystok (Pologne). Mais, au début, en septembre 1941, on ne fusille que des juifs.

Pourquoi cette décision ?

On le voit dans le film : il y a eu des explosions à Kiev, et la rumeur dit que les juifs sont responsables. Donc, il s’agit d’une vengeance, officiellement. Nous sommes bien avant la conférence de Wannsee, qui aura lieu quatre mois plus tard, mais la planification de l’éradication des juifs est déjà en place. Il y a des ordres pour tuer les juifs, les Roms et les communistes. Babi Yar est désormais le site le plus connu, mais il y a eu 2 700 sites de massacres. J’ai enquêté sur tous ces lieux. Il y a eu deux mille Allemands impliqués – pas tous tireurs. Il y avait des chauffeurs, des livreurs de sandwiches – nous avons révélé 959 noms, qui ont été publiés.

On voit dans le film que les Allemands sont aidés par la police ukrainienne…

Le Sonderkommando 4a du Einsatzgruppe C a été accompagné par deux bataillons du régiment de police sud et de la police auxiliaire ukrainienne, et bien que nul n’ait été obligé de participer, personne ne s’est opposé. Quand j’ai commencé à enquêter, en 2000, il y avait encore beaucoup de témoins en vie… Les gens allaient voir, montaient dans les arbres, sur les toits des immeubles ou s’approchaient, pour regarder les exécutions. Il y avait des enfants, parmi ces curieux… Il y avait aussi les gens réquisitionnés pour creuser les fosses, pour ramasser les vêtements, etc. Il y avait également les voisins, qui voyaient ce qui se passait de la fenêtre de leur maison. Les exécutions étaient publiques.

Ce qui est troublant, dans le film de Loznitsa, c’est que les Allemands sont accueillis à bras ouverts, avec des fleurs, des danses. Et, quatre ans plus tard, c’est la même chose quand les Soviétiques arrivent…

Les Allemands avaient promis l’indépendance à l’Ukraine et étaient vus comme des libérateurs. Quatre ans plus tard, la promesse s’est révélée creuse…

A quoi ressemble Babi Yar, aujourd’hui ?

Tout a été nivelé par les Soviétiques, qui n’avaient pas de mémoire de la Shoah. Officiellement, les gens étaient tués uniquement parce qu’ils étaient des citoyens soviétiques, pas parce qu’ils étaient juifs ou Tsiganes. On a analysé les photos, on a retrouvé l’emplacement des photographes et ainsi déterminé les lieux exacts. Il y a désormais un mémorial, sur place. Une synagogue a été reconstituée. Il y a aussi une plaque de métal marquée par les traces de balles, et, quand on marche dessus, on entend les voix des victimes.

A leur départ – on le voit dans le film – les Allemands ont cherché à dissimuler ces massacres. Pourquoi ?

Parce qu’ils ont compris que les morts allaient les juger. Ils ont donc reçu l’ordre d’extraire les corps, de les brûler et de supprimer les traces.

Qu’est-ce qui a déclenché votre intérêt pour ces événements ?

La déportation de mon grand-père, Claudius Desbois, en Ukraine. Il y a eu 25 000 Français déportés là-bas. Ils étaient classés comme irréductiblement anti-Allemands. Mon grand-père s’est évadé trois fois et, la dernière fois, il a été dénoncé par une employée de la SNCF. Il était volailler, en Bresse. Il est revenu vivant. Je l’ai connu, il m’a éduqué. Il était très affable, très amusant. Il ne m’a rien transmis de toute cette histoire, il n’en parlait pas. C’est une attitude caractéristique : personne ne veut parler. Quand j’ai été à Rawa Ruska, en Ukraine, nul ne voulait dire quoi que ce soit. J’ai mis cinq ans à trouver la première fosse commune, grâce au maire. A partir de là, l’équipe a établi une méthodologie du crime. On cherche à savoir où était la voiture, où étaient les chiens, où était le tireur, le buffet de nourriture… On sait comment les Allemands s’y prenaient pour être à l’heure le matin, à l’heure pour finir le soir, rentrer chez eux, se laver, faire la fête et recommencer le lendemain. Il y avait un protocole en vingt étapes pour tuer les juifs en respectant l’horaire.

Vous travaillez sur d’autres massacres ?

Oui. Sur celui des Yézidis en Irak, sur celui des Mayas au Guatemala, et on travaille actuellement en Ukraine sur les victimes des Russes.

Qu’est-ce qui ressort, dans toutes ces enquêtes ?

Ce qui me frappe, dans les dix pays où j’ai travaillé, c’est que je n’ai jamais trouvé personne pour dire qu’on n’avait pas trouvé de personnel. Mais Babi Yar, c’est spécial. Il y avait 2 000 Allemands et 45 auxiliaires ukrainiens. Ce dont on ne parle pas dans le film, c’est : que sont devenus les biens des juifs ? Les tueurs étaient allemands, mais les voisins étaient ukrainiens. Les gens du cinquième étage, une fois arrêtés, ont laissé leurs objets. Les meubles, les biens, ont été descendus, et c’est bizarre, on ne sait rien. Je l’ai dit au producteur : les juifs habitaient donc dans des toiles de tentes ? Pour obliger une famille entière à descendre les étages, il faut du monde. Dans le film, on voit les juifs marcher, mais personne ne dit comment leur arrestation a été gérée, qui a obtenu leurs biens, où ils ont été emmenés, stockés. Que deviennent les appartements ? Le traitement des biens des juifs de Babi Yar est un dossier qui n’est pas ouvert.

Le film s’achève sur la pendaison de douze criminels nazis. On a l’impression de voir une mise en scène, dans le film. C’est cadré, éclairé…

C’est la justice soviétique. Ils ont fait des premiers jugements à Krasnodar (Russie) en 1943, médiatisés à fond, devant des milliers de spectateurs. Pour dire aux gens : voilà ce qui va vous arriver si vous restez avec les Allemands. Ce sont des images de propagande soviétique. Le mérite du film, c’est de nous montrer celles de la propagande allemande, puis de propagande soviétique. Ce que je regrette, c’est que les gens n’ont pas le recul sur les auteurs de ces images. Qui a fait ces images ? Pour qui ? Quand les Allemands arrivent à Lviv, c’est de la propagande. Loznitsa a réussi à faire un film avec ça. Pour des spectateurs jeunes, c’est obscur. Ils ne font même pas la différence entre un uniforme soviétique et un uniforme allemand.

Justice a été rendue ? Crime puni ?

Non, pas du tout. Pratiquement personne n’a été jugé, seuls douze nazis ont été pendus. Petite liste, donc… Il n’y avait pas de police soviétique, dans les villages. Les Allemands ont donc mis en place une structure administrative, ils ont recruté des réfractaires de l’Armée rouge. Hitler a fait ça partout, même en Russie. Ce qui reste tabou, c’est la participation des civils russes dans la Shoah. Je n’ai jamais vu une fusillade interrompue par des partisans. Pas une fois. Hitler avait une vision coloniale des conquêtes.

L’impression générale est que l’Ukraine est une terre de sang. C’est particulier au lieu ?

Non, c’est partout. Je crois que la tentation génocidaire est une maladie humaine. Quand vous la nourrissez, elle enfle. Les tueurs de masse savent comment attirer des clients. Prendre des biens, s’enrichir. Si vous dites aux gens : « vous aurez les filles, l’argent et le pouvoir », ça marche. Il y a même des Australiens qui ont vendu leurs maisons pour rejoindre Daech…

Alors ?

Alors, être tueur, c’est devenir quelqu’un. Un gars qui dort dans une banlieue à Sydney devient ainsi un assassin. J’ai vu ça partout. Les tueurs manipulent la zone grise. La conscience est fragile.

Par François Forestier