Le réquisitoire définitif du Pnat, que révèle «Libération», détaille la trajectoire de ce vétéran du jihad français. Suspecté d’avoir été l’un des geôliers de ressortissants français enlevés au Yémen, l’ex-membre d’Al-Qaeda est resté mutique sur son rôle dans l’organisation de la tuerie perpétrée en janvier 2015 à «Charlie Hebdo».
Le parcours de Peter Cherif, vétéran du jihad français, passé par l’Irak et le Yémen, est encore nimbé de secrets. Son rôle exact dans la tuerie perpétrée le 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo demeure lui aussi nébuleux, même s’il est suspecté d’avoir facilité et encouragé les crimes commis par les frères Kouachi dans les locaux de l’hebdomadaire satirique, rue Nicolas-Appert (XIe arrondissement de Paris). Le réquisitoire définitif du parquet national antiterroriste (Pnat), succédant à des années d’instruction à son sujet – et que Libération a pu consulter – lève en partie le voile sur ses activités yéménites au sein d’Al-Qaeda dans la péninsule Arabique (Aqpa), l’une des filiales les plus secrètes de l’organisation terroriste.
Selon nos informations, le Pnat demande désormais le renvoi de Peter Cherif devant une cour d’assises spécialement composée pour une «association de malfaiteurs terroriste» assez large, couvrant l’ensemble de ses activités au sein d’Aqpa, ainsi que pour «détention ou séquestration sans libération volontaire avant le 7e jour, en bande organisée et en relation avec une entreprise terroriste». Il s’agit ici de son potentiel rôle de geôlier de trois ressortissants français, membres de l’ONG Triangle génération humanitaire, enlevés au Yémen entre le 28 mai et le 13 novembre 2011.
Interpellé presque miraculeusement à Djibouti le 16 décembre 2018, à la suite d’une opération montée par plusieurs pays, Peter Cherif s’est montré «hostile», dixit le Pnat, durant les années d’enquête. Ce mutisme, s’expliquant par une très forte persistance idéologique, n’a pas permis aux magistrats antiterroristes de comprendre son apport exact aux crimes commis à Charlie Hebdo. Si Peter Cherif a finalement consenti à parler, en juin 2021, ce n’est que dans l’optique d’obtenir un transfert dans une prison de la région de Marseille, où se trouvait alors sa femme, Soulef A., décédée en août d’un cancer du sein à 37 ans. A valeur d’explications, celui qui voulait s’engager dans l’armée à 18 ans, mais qui s’est gravement blessé à la cheville en parachute juste avant son recrutement, se lance dans d’obscures tirades.
«Se défendre contre une tyrannie»
Sur son premier départ en zone de guerre, au sein d’Al-Qaeda déjà, pour combattre les Américains en Irak en 2004, il dit : «C’était bel et bien un désir de justice et d’empathie pour un peuple qui s’est vu ou qui a vu ses droits fondamentaux se faire violer. […] Ma position était spontanée à l’époque et irréfléchie, s’expliquant par mon jeune âge, mais mon intention était toujours la même : justice pour tous, participer à la défense d’un peuple, apporter ma contribution à cette action que je trouve noble puisqu’il s’agit de se défendre contre une tyrannie, une injustice conformément à l’éducation que j’ai reçue en France. J’y voyais là une continuité des valeurs que l’on m’a transmises à l’école républicaine.»
Il décrit aussi son engagement comme «une démarche intellectuelle et non opérationnelle». Le Pnat, lui, résume ainsi sa posture : «Il choisissait en 2021 de répondre à certaines questions, en tentant de réécrire un engagement fondé sur la justice, la défense des peuples opprimés et le respect des droits fondamentaux, tout en se gardant le plus éloigné possible des aspects terroristes du dossier.»
Premiers combats à Falloujah
Agé de 40 ans aujourd’hui, Peter Cherif a traversé les différentes époques du jihad. En 2003-2004, il compose, avec d’autres figures devenues tristement célèbres – dont Chérif Kouachi –, la filière dite des Buttes-Chaumont. C’est sur les instructions d’un autre combattant éminent, Boubakeur el-Hakim, qui montera très haut dix ans plus tard dans la hiérarchie de l’Etat islamique, que Cherif embarque pour la première fois direction l’Irak, via Damas. Envoyé à Falloujah, Cherif, alias Abou Hamza, participe à des combats armé d’une kalachnikov. Il y est blessé à deux reprises, d’abord dans le bombardement de la maison où il dormait, puis sur le champ de bataille par un tir de mortier qui le touche à la jambe, au bras gauche, ainsi qu’au visage.
Le natif de Paris est finalement capturé le 2 décembre 2004 dans les ruines de Falloujah, lors de l’assaut final des forces américaines baptisé «Phantom Fury». Détenu dans un camp américain puis condamné à quinze ans de prison, il passe ensuite par les prisons d’Abou Ghraib et de Badoush. Il y croise de futurs hauts cadres jihadistes, mais parvient à s’évader après l’attaque d’un commando terroriste lourdement armé. Contraint à la clandestinité, il va se cacher durant des mois dans le nord de l’Irak puis à Damas, avant de se présenter à l’ambassade de France en Syrie, le 7 février 2008.
De retour en France, il est mis en examen, déjà, pour «participation à une association de malfaiteurs terroriste». Il faut se pincer désormais pour le croire, tant les usages judiciaires ont changé depuis, mais il est placé sous contrôle judiciaire dès l’année suivante, en novembre 2009… En janvier 2011, c’est donc libre qu’il comparaît à son procès. Il y feint le repentir, justifiant cette première épopée jihadiste par la volonté de «prendre de la distance avec tous les problèmes, notamment la lourde condamnation de [son frère] et les problèmes de santé de [sa mère]». Mais quelques jours plus tard, il disparaît de nouveau. Les services le localiseront d’abord en Tunisie, au Qatar, puis à Oman, avant de comprendre qu’il est train de rallier Aqpa au Yémen, début de sa seconde vie combattante. L’adresse mail qu’il utilise pour ses réservations d’avion : peterpan19@hotmail.fr.
«Il a toujours eu son visage caché»
C’est au cœur des vallées reculées de ce pays situé aux confins de l’Arabie Saoudite qu’il va être associé à la préparation de l’attaque contre Charlie Hebdo. Au sein d’Aqpa, ses rôles, multiples, ont longtemps été difficiles à cerner. Traducteur, propagandiste, instructeur, combattant ? Le réquisitoire vient préciser son parcours, notamment grâce au recueil de témoignages de membres d’Aqpa via la coopération internationale. Entré illégalement au Yémen grâce à un passeur, le Français s’établit d’abord à Ash Shihr, où le rejoindra, en juillet 2012, sa femme, Soulef A. Ils sont alors logés dans une maison individuelle, fournie par Aqpa, et qui sert aussi de refuge pour l’émir de la ville.
A l’été 2011, Peter Cherif est suspecté d’avoir été l’un des geôliers de trois otages français agissant dans le cadre d’un programme agricole local. Enlevés à Say’un, Léa R., Pierre P. et Amélie M. ont ensuite été déplacés dans les montagnes d’Al-Khour, région d’origine du puissant chef d’Aqpa à l’époque, Anwar al-Awlaki, qui sera tué par les Américains dans une frappe de drone le 30 septembre 2011. Leurs témoignages, recueillis à leur libération, font planer une forte présomption sur Cherif, «homme de 1m75-80, à la peau foncée [il est métis, mère née en Tunisie, père guadeloupéen, ndlr] parlant très bien français, disant “Doliprane”, connaissant le Spasfon et la valeur de l’euro.» Il est «certain, observe Pierre P., qu’il a tout fait pour que nous ne puissions pas l’identifier et il a pris des précautions énormes pour que l’on ne puisse rien apprendre de lui. Il a toujours eu son visage caché, on ne voyait même pas les yeux».
Voyage de Chérif Kouachi au Yémen
Durant le même été 2011, Peter Cherif est soupçonné d’avoir contribué à ce qui pourrait être la genèse de la future tuerie de Charlie Hebdo. Introduit auprès d’Awlaki par l’un de ses bras droits dénommé «Ashraf», il est chargé de recueillir les mails arrivant sur une boîte secrète du magazine de propagande «Inspire», canal de communication occulte au sein d’Al-Qaeda. Il est également investi de recherches internet diverses sur l’Occident, les Etats-Unis, l’Europe, la chose militaire. Ironie, Awlaki le charge de se renseigner pour savoir comment contrer les attaques des drones par des lasers.
Mais ce qui retient surtout l’attention du Pnat, c’est le concours de Cherif à «l’organisation» d’un voyage au Yémen de Chérif Kouachi, futur assassin de la rue Nicolas-Appert, et d’un autre jihadiste français, Salim Benghalem. Selon le témoignage d’un certain Mohamed al-Assadi, ancien adjoint d’Awlaki, que les Américains ont pu débriefer après son arrestation, Kouachi et Benghalem ont pu rencontrer le chef d’Aqpa. Ce dernier leur aurait alors remis une somme de 20 000 dollars pour financer leur retour, l’achat d’armes et de matériel en vue de commettre un attentat. Ils auraient également bénéficié d’une formation «idéologique et militaire». Obsédé alors par Charlie Hebdo et son caricaturiste le plus célèbre, Charb, Awlaki aurait-il suggéré à ce moment-là aux deux Français de cibler la rédaction ?
Fuite à Djibouti
Depuis le Yémen, Peter Cherif gardera ensuite contact avec le cadet des Kouachi durant plusieurs années. C’est ce que révèlent notamment des notes déclassifiées de la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris – dont Mediapart avait révélé le contenu. Par mails, mais aussi par téléphone, via des lignes successives, les deux hommes maintiendront un lien étroit. Du 4 janvier au 28 février 2013, par exemple, Chérif Kouachi effectuait des recherches internet relatives à une colocation dans la ville yéménite d’Al-Jouf. Or, les services secrets français y avaient localisé Peter Cherif quelques semaines plus tôt…
Durant la vague d’attentats qui ont frappé la France, le Parisien se fera discret. Après avoir combattu contre l’armée loyaliste à Zinjibar, il s’installe à Moukalla, après la prise de la ville par Aqpa. Formé aux explosifs, il sévit dans la police locale, se promène toujours avec un Glock à la ceinture, perçoit entre 15 000 et 30 000 rials par mois (60 à 120 euros) et surveille également des prisonniers, que l’organisation terroriste assimile à des espions ou aux rebelles houthistes chiites. Rien, alors, ne laisse penser qu’il resurgira en 2018 à Djibouti, de l’autre côté de golfe d’Aden.
Si la famille Cherif a fait défection, ce n’est certainement pas en raison d’une crise de vocation. En réalité, Soulef A. connaît de lourds problèmes de santé, et ne dispose pas de soins adéquats. En août 2018, Peter Cherif entame donc des démarches pour quitter le Yémen. A l’aide d’un intermédiaire, nommé Thabet, la famille embarque sur le bateau d’un pêcheur et traverse le détroit d’Aden. Là, ils se font enregistrer comme réfugiés auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, puis, grâce à des contacts dans la diaspora yéménite, ils s’établissent dans un quartier de Djibouti, où Soulef A. devient institutrice dans une maternelle privée.
«Je veux vivre au Sahara, loin du monde»
Aussi incroyable que cela puisse paraître, son mari, lui, décroche un emploi de secrétaire comptable et responsable des achats dans une société de construction travaillant… avec l’armée française et l’ambassade de France. Son idée ? Trouver un pays où soigner Soulef A. et où scolariser leurs deux enfants nés au Yémen. Il pense au Qatar ou à l’Algérie.
Le 16 décembre 2018, les forces djiboutiennes interpellent finalement les Cherif, munis de faux documents. Le Français s’appelle alors officiellement Mohamed Abdourahman Ali. De retour en France, il est mis en examen et incarcéré. La sonorisation de sa cellule de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy montre qu’il ne renie rien de l’idéologie d’Al-Qaeda, vomissant la société occidentale auprès de son voisin de détention : «Je suis dans un pays de corruption et cela m’angoisse par Allah. […] J’ai vu les kouffars [mécréants] au tribunal, les femmes, et cela m’a angoissé beaucoup. En plus, dans mon affaire, ils ont rajouté une accusation, mais ce n’est pas cela qui me cause des soucis. Mes soucis, ce sont les kouffars eux-mêmes. […] Pour ce qui est de la prison, c’est selon le destin, selon ce qu’Allah décide. […] Par Allah, j’essaie de changer de nationalité, je vais demander qu’on me retire la nationalité. Je veux vivre au Sahara, loin du monde.» Les juges d’instruction rédigent désormais leur ordonnance de mise en accusation, ouvrant la voie à un procès qui pourrait se tenir dans quelques mois. Contactés par Libération, les avocats de Peter Cherif, Ouadie Elhamamouchi et Sefen Guez Guez, n’ont pas souhaité s’exprimer.
par Willy Le Devin