Expo : Erwin Blumenfeld, une vie de chocs et de chic

Abonnez-vous à la newsletter

Le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme rend hommage à celui qui est connu comme photographe de mode des années 50-60, en se penchant sur ses œuvres sombres réalisées plus jeune, alors qu’il dénonçait et fuyait le nazisme.

A l’origine, Nadia Blumenfeld-Charbit, petite-fille d’Erwin Blumenfeld et commissaire de l’exposition, tenait, pour évoquer son grand-père, à cet intitulé à rallonge : «Les Tribulations photographiques d’un juif berlinois dans la tourmente du XXe siècle». Mais pour plus de clarté, le titre a été raccourci… Le destin d’Erwin Blumenfeld – né en 1897, mort en 1969 – a effectivement collé au chaos de son temps : avant de devenir l’excellent photographe de mode que l’on connaît, l’œil le plus convoité de New York dans les années 50 a d’abord été ambulancier, vendeur de prêt-à-porter, maroquinier, dadaïste, mais il a surtout survécu à deux guerres, et fui le nazisme pour s’installer aux Etats-Unis. C’est cette aventure photographique que retrace le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (MAHJ), établissement qui s’est donné pour mission de montrer les grands photographes juifs du XXe siècle. Dans une exposition qui sort des sentiers battus, en révélant, pour la première fois, des clichés moins connus, un Blumenfeld plus intime, moins papier glacé, ballotté dans les turpitudes de l’histoire, apparaît.

«Il avait son caractère, se souvient Nadia Blumenfeld-Charbit, qui valorise le patrimoine photographique hérité de son propre père. Petite-fille, il me faisait un peu peur. Je me souviens de ses ongles et de ses mains abîmées par la chimie des bains photographiques… Il était très bon pour les tours de magie.» Talentueux et plein d’humour, comme le révèle Jadis et Daguerre, sa truculente autobiographie écrite sur le tard, le magicien Erwin Blumenfeld est aussi un anxieux, onychophage obsessionnel, et fin observateur de ses contemporains. Dès l’âge de 10 ans, il fait ses premières photos grâce à un appareil offert par un oncle américain après une opération de l’appendicite – diagnostiquée alors qu’elle est simulée ! Comme poussé par le cours de l’histoire, Blumenfeld vient progressivement à la photographie, ce «métier de misère», considéré par son entourage comme «une déchéance». C’est paradoxalement «le désespoir» qui le «jette dans les bras de l’art» quand son magasin de sacs en cuir pour dames fait faillite à Amsterdam. Mais surtout l’ascension d’Hitler : «Plus qu’à quiconque, je dois reconnaissance au Fürher Schicklgruber [nom de famille d’origine du père d’Adolf Hitler, Alois, ndlr]. […] Sans lui, je n’aurais pas eu le courage de devenir photographe», écrit-il avec un humour grinçant.

Une parenthèse en suspens où Blumenfeld s’accroche à la photographie

Dans l’expo, ses célèbres «gueules de l’horreur», des images visionnaires, sont au cœur du parcours. Le terrifiant montage – une tête d’Hitler superposée d’un crâne humain – qu’Erwin Blumenfeld réalise la nuit de l’accession au pouvoir du dictateur, exprime tout le dégoût qu’il lui inspire. Dans son autobiographie, Blumenfeld affirme que cette image a été jetée à des millions d’exemplaires en Allemagne sur des tracts américains en 1942 (affirmation qui n’a pu être vérifiée, tempère un cartel dans l’expo)… Adolf Hitler lui a aussi inspiré un effrayant portrait avec des larmes et une bouche de sang en peinture rouge. Autre avatar du tyran : en 1937, le photographe pose une tête de veau sur un buste antique, et crée la figure du dictateur, une sorte de Minotaure que peindra Francis Picabia en 1941, inspiré par cette photo. Blumenfeld est, dès ses débuts, très créatif. Il cherche les effets. Parmi ses premières photographies (inédites), ses gitans pris aux Saintes-Maries-de-la-Mer, en France, et ses très belles gitanes sous un voile sombre avec une cigarette blanc craie aux lèvres, témoignent d’un talent pour la mise en scène qu’il mettra plus tard au service des marques.

A Paris, où il s’installe en 1936, Blumenfeld devient véritablement un photographe. Il réalise le portrait de personnalités (Michel Leiris, Henri Matisse, François Mauriac, Cecil Beaton, Leonor Fini…) et immortalise avec une sensibilité érotique des sculptures : gros plan de statues en marbre mouchetées de petites croix au musée Maillol, figure hermaphrodite Dogon au musée d’ethnographie du Trocadéro et superbe figure en métal dédiée à la divinité vaudoue Gou. S’il rencontre le succès, ces commandes sont encore peu rémunératrices. Il devient étranger indésirable en France en 1940, et l’Amérique est sa planche de salut. C’est d’ailleurs grâce à des contrats avec le journal américain Vogue puis avec Harper’s Bazaar, que Blumenfeld avait commencé à se faire un nom. Il doit donc quitter la France, et obtient en 1941 un visa pour les Etats-Unis. Une partie intéressante de l’exposition est consacrée aux difficultés de la famille Blumenfeld lors de leur fuite vers les Etats-Unis, de camp d’internement en résidence surveillée, d’Agen à Marseille, d’escales en Algérie à une quarantaine à Casablanca, au camp de Sidi el-Ayachi. Ces photographies de famille austères, et ces paysages dépouillés, cette fenêtre pleine de toiles d’araignées, en noir et blanc, sont comme une parenthèse en suspens où Blumenfeld s’accroche à la photographie. Elles contrastent fort avec la virtuosité chic des clichés de mode qui vont suivre.

A New York, dès 1943, advient enfin le miracle Blumenfeld. Dans son studio de Central Park, le photographe est friand d’expérimentations en noir et blanc. Pour ses effets, il utilise aussi la solarisation, des accessoires, des plaques de verre, du verre dépoli, des voiles mouillés, des miroirs… et surtout la couleur ! Ses photographies s’inspirent des maîtres de la peinture, Seurat, Vermeer, Botticelli : «Je décidais de faire entrer la culture en contrebande dans ma nouvelle patrie, pour la remercier de m’accueillir», écrit-il. Le photographe tient à rester un esprit libre, un «amateur», comme le prouvent des photos – inédites – de danses comanches au Nouveau-Mexique. Influencé par le génial «juif américain Man Ray», son modèle, Blumenfeld le prestidigitateur réunit «beauté et imagination», en matérialisant soudain «la Magie blanche-noire : l’âme de la photographie».

Les Tribulations d’Erwin Blumenfeld 1930-1950, musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, 75003, jusqu’au 5 mars 2023.

par Clémentine Mercier