Félicité Herzog et le vertige de l’antisémitisme

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Son livre, Une brève libération, restitue ce que fut la vie mondaine sous l’occupation à travers l’histoire d’amour de sa mère pour un israélite.

Une fille qui ressemblait à l’époque à Jeanne Moreau​, se souvient Pierre Nora dans Jeunesse (Gallimard). Ardente, prête à brûler ses ailes pour échapper aux conventions sociales. Et aujourd’hui, petit scarabée avec son déambulateur​, dit Félicité Herzog avec un sourire.

Le temps a passé. Cette vieille dame aura bientôt 97 ans. Et c’est sa mère. De son journal intime tenu pendant l’occupation tombant en poussière, écrit sur du mauvais papier​, elle a fait un récit Une brève libération. Plus qu’une histoire d’amour, ce livre est aussi le portrait d’une société mondaine futile, prisonnière de ses codes et plus encore de ses préjugés religieux et raciaux.

Pour en parler, Félicité Herzog, 54 ans, a choisi le salon bibliothèque d’un restaurant parisien à deux pas de l’Élysée. Le passé l’a longtemps oppressée. Dans Un héros, elle avait déjà dressé un portrait féroce de son père Maurice Herzog, vainqueur revendiqué de l’Annapurna et ancien ministre du général de Gaulle.

« L’effroi et la honte »

Dans cette France des années 1940, celles de l’effroi et de la honte ​comme elle l’écrit, Simon et Marie-Pierre n’auraient jamais dû se rencontrer. Lui est le fils d’un grand chirurgien parisien de confession israélite et elle la fille d’une famille illustre les Cossé-Brissac.

Ils vont s’aimer. Braver l’ordre moral. Souffrir du bannissement. Quand elle finira par se marier, ses parents la convoqueront chez le notaire pour la priver de tout et lui restituer un cheval avec un bijou. Une rupture totale. Pas un sou. Pas un signe d’affection »,​explique-t-elle.

Dans cet hôtel particulier qui est aujourd’hui l’ambassade du Brésil, sur les quais de Seine, les nazis ne sont qu’un élément de décor. Paris est une fête. « Le 36, cours Albert-1er se remplissait, telle une fiole, de rires cachés, de froissements d’étoffe, d’intrigues et de grincements de parquets. Rien n’était autorisé et tout était permis », ​écrit-elle. On y croise Josée de Chambrun, Emmanuel Berl, un juif auteur du discours du maréchal Pétain « La terre ne ment pas ».

Se plonger dans cette archive familiale a été une épreuve​, reconnaît-elle. Trois ans d’enquête pour être au plus près de la vérité historique. Jusqu’à retrouver la grotte où Simon Nora s’était caché dans le Vercors pour échapper aux Allemands.

J’ai aussi pu accéder au journal de guerre non publié de Paul Morand pour reconstituer des dialogues. ​Quelques heures après notre rencontre, elle nous envoie un extrait. Il y relate la correspondance avec la grand-mère de Félicité Herzog pour empêcher le mariage des deux amoureux. Il y distille les éléments de langage à marteler pour faire céder Marie-Pierre. Il n’y a qu’une et grande tribu que vous aurez épousée tout entière : vous vous réveillerez à un moment mariée à une autre humanité ; cela vous coulera dans les veines, dans le cerveau, dans les enfants. Pour avoir voulu faire un acte d’indépendance, vous aurez signé un contrat d’esclavage.

Un antisémitisme qui perdure

La libération des camps n’y changera rien. Tout comme la révélation de l’existence des chambres à gaz. Après tout, les juifs sont nos vainqueurs. Ils ont laissé six millions de morts dans la bagarre, sans que cela leur coûte rien, au contraire​, écrit ainsi Paul Morand après la guerre. Il finira pourtant par entrer à l’Académie française malgré l’opposition du général de Gaulle et grâce au soutien coupable de Jean d’Ormesson. Prêt à tout pardonner au nom de l’amitié et de la littérature.

Cet antisémitisme qui avait prospéré sur fond de délires raciaux ne se limitait pas à un petit milieu. Quand, après la guerre Simon Nora intégrera la haute fonction publique, son père trouvera plus prudent de solliciter un feu vert officiel du président de l’inspection générale des finances qui passait jusque-là pour ne pas accueillir de juifs​, rappelle son frère Pierre Nora.

Le feu vert est accordé. Il était bon à prendre dans une société dont le centre de gravité s’était éloigné de la droite et qui avait beaucoup à se faire pardonner​. De ce côté-là, une page est définitivement tournée.

L’antisémitisme n’a pas disparu pour autant. Il a resurgi avec le conflit israélo-palestinien. Et dans certaines classes, on a du mal à enseigner la Shoah malheureusement ».​Félicité Herzog pointe aussi « les dérives d’Éric Zemmour « un juif honteux » prêt à réhabiliter le maréchal Pétain ».

Une brève libération, Félicité Herzog, éd. Stock, 348 pages, 20,90 €.

Patrice Moyon