Algérie : diatribe antisémite contre Benjamin Stora au vu et au su du pouvoir

Abonnez-vous à la newsletter

L’historien n’a eu de cesse d’œuvrer à la réconciliation franco-algérienne en amenant par ses travaux Paris à faire son devoir de mémoire. Un site nationaliste proche des militaires au pouvoir à Alger s’en est pris à lui en tant que Juif, sans susciter d’indignation dans le pays.

L’Algérie ne cesse de se refermer. La dégradation du débat général que l’on constate avec cette mécanique infernale, maintenant bien connue, de l’info en silo, par laquelle chacun voit le monde au prisme de sa communauté numérique, alimentée via les algorithmes, est démultipliée en Algérie. S’informer via les seuls réseaux sociaux n’équivaut plus à se documenter, à s’interroger sur le monde mais, le plus souvent, à nourrir d’arguments son avis préétabli.

Dans les sociétés ouvertes et pluralistes comme les nôtres, la presse, le monde universitaire et le personnel politique continuent, tant bien que mal, à s’échanger des arguments et à proposer une diversité d’angles de vue. Mais dans les sociétés fermées, comme l’est de plus en plus l’Algérie, l’effet polarisant d’une vision du monde paranoïaque joue à plein. Les médias qui tentent de faire vivre un peu de débat rationnel sont en ce moment systématiquement empêchés ou détruits en Algérie. Le grand quotidien Liberté, celui où officiait le formidable dessinateur Dilem, a dû fermer ses portes il y a quelques mois, étranglé économiquement. Ces derniers jours, c’est le directeur de Radio M et de Maghreb-Emergent qui s’est fait arrêter et a vu ses médias ciblés par des mesures de fermeture administrative.

Pendant ce temps, les sites d’officines de propagandes diverses continuent leur travail de sape et de mensonge. Par exemple cette insupportable diatribe antisémite déversée par le site nationaliste Algérie Patriotique, proche de certains militaires au pouvoir, à l’encontre de Benjamin Stora, s’agissant du travail de «mémoire partagée» effectué par l’historien à la demande d’Emmanuel Macron. Voilà ce que dit ce site : «La pauvre France est en droit de se faire conduire comme bon lui semble dans l’écriture de son histoire, mais le peuple algérien refuse d’emprunter ce même chemin tracé par Benjamin Stora, ses semblables et ses aïeux. Ceux-là mêmes qui furent à l’origine de la prise d’Alger, les Bacri et les Busnach – commerçants véreux convoitant l’immense trésor de la Régence pour leurs maîtres, les Rothschild, les Seillière et les Schneider.»

Symptôme d’une société verrouillée

Aucune réponse, aucun texte publié dans al Watan ou le Quotidien d’Oran, les deux derniers grands journaux du pays, pour soutenir Stora, pourtant célèbre et d’ordinaire respecté en Algérie. Aucune défense publique pour celui qui a tant œuvré, ces quarante dernières années, pour déconstruire la vision française romancée de la colonisation. Emmanuel Macron, ces dernières années, en reconnaissant les crimes de la colonisation, ainsi que les tortures et les assassinats de l’armée française, en Algérie, entre 1956 et 1962, a fait enfin le travail de mémoire que l’on peut attendre d’un pays démocratique, soixante ans après les faits ! L’Algérie, de son côté, après s’être libérée, n’a pas su ou voulu construire une société démocratique. Pour ces dirigeants et nombre de responsables politiques de tous bords l’histoire, comme pour Eric Zemmour chez nous, est toujours un atelier de customisation de la réalité passée.

La résurgence d’un antisémitisme banalisé comme ce texte abject sur Benjamin Stora, resté sans réponses des figures du débat algérien, n’est qu’un signe de plus des dégâts qu’engendre une société corsetée par ses militaires et ses islamistes. En France les historiens – dont Benjamin Stora – documentent la réalité du crime colonial. La «mémoire officielle», sous l’impulsion du président, rejoint enfin la réalité historique. En Algérie, en revanche, ceux qui voudraient emboîter le pas au travail salutaire de Benjamin Stora sont réduits au silence par une frange de militaires et de nationalistes qui ne sait pas, depuis soixante ans, trouver d’autres sources de légitimité que dans le ressassement d’un passé de victime.

par Thomas Legrand