En menant le gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays, le Premier ministre se dit peut-être qu’après avoir semé le chaos et récolté ses fruits – la destruction des institutions et de tout ce qui exhale le moindre relent de «gauchisme» – il pourra revenir en arrière. Mais on ne revient pas de là où il nous a menés.
Tout ce qui s’est passé en Israël depuis les élections législatives est ostensiblement légal et démocratique. Mais derrière cette façade, comme cela s’est produit plus d’une fois au cours de l’histoire, les graines du chaos, de la vacuité et du désordre ont été semées au cœur des institutions les plus essentielles du pays.
Je ne parle pas seulement de la promulgation de nouvelles lois, aussi extrêmes et scandaleuses qu’elles soient, mais d’un changement plus profond, plus fatidique, un changement de notre identité, du caractère même de l’Etat. Or, ce changement n’était pas l’enjeu du scrutin. Les Israéliens n’ont pas voté là-dessus. Pendant toute la durée des négociations qui ont mené à la formation d’un nouveau gouvernement, un verset du livre d’Isaïe n’a cessé de me revenir à l’esprit : «Malheur à ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal, Qui changent les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres, Qui changent l’amertume en douceur, et la douceur en amertume !»
En bruit de fond, aussi lancinant qu’un supplice, j’entends en boucle le député Moshe Gafni qui proclame : «La moitié de la population étudiera la Torah et l’autre moitié servira dans l’armée.» Et chaque fois, cela me met le cerveau en ébullition, en partie cette fois pour de tout autres raisons. Les négociations, qui ont plutôt ressemblé à un pillage généralisé, sont passées devant nos yeux en une rapide succession d’images et d’éclairs dans une logique perturbante et provocatrice : la «clause dérogatoire», «Smotrich aura le droit d’arbitrage final sur les constructions en Cisjordanie», «Ben Gvir pourra mettre en place une milice privée en Cisjordanie», «Le criminel récidiviste Dery pourra…». Le tout en un clin d’œil, avec une frénésie croissante, par un tour de passe-passe digne d’un joueur sans scrupule.
Nous savons que quelqu’un nous dupe en ce moment même. Non seulement ce quelqu’un empoche notre argent, mais il nous vole aussi notre avenir et celui de nos enfants, et l’existence que nous voulions mener ici : dans un Etat où, en dépit de ses défauts, de ses lacunes et de ses angles morts, brille par moments la possibilité de devenir un pays civilisé, égalitaire, qui a le pouvoir d’absorber les contradictions et les différences, et qui finira avec le temps par se libérer lui-même de cette maudite occupation. Un pays qui pourrait être juif et croyant tout en étant séculier, être à la fois une puissance technologique, attachée aux traditions et démocratique, et un foyer accueillant pour ses minorités. Un Etat israélien où la multiplicité des langages humains et sociétaux ne provoquerait pas nécessairement de peurs, de menaces mutuelles et de racisme, mais conduirait au contraire à un enrichissement fertile et à l’épanouissement.
Ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal sont déjà là
Maintenant que la poussière est retombée, que l’ampleur de la catastrophe a été révélée, Benyamin Nétanyahou se dit peut-être qu’après avoir semé le chaos et récolté ses fruits – la destruction du système juridique, de la police, de l’éducation et de tout ce qui exhale le moindre relent de «gauchisme» – il pourra revenir en arrière, effacer ou du moins modérer cette vision folle et malhonnête du monde qu’il a lui-même façonnée et se remettre à nous diriger de manière convenable et légale. Redevenir l’adulte responsable qui gouverne correctement son pays.
Mais à ce moment-là, il pourrait bien découvrir qu’on ne revient pas de là où il nous a menés. Il sera impossible d’éliminer ou même d’apprivoiser le chaos qu’il a créé. Ses années chaotiques ont d’ores et déjà marqué la réalité et les âmes de ceux qui les ont vécues d’une empreinte tangible et effrayante.
Ils sont là. Le chaos est là, entraînant tout sur son passage. Les haines intestines sont là. La détestation mutuelle est là, tout comme la violence cruelle à l’œuvre dans nos rues, sur nos routes, dans nos écoles et nos hôpitaux. Ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal sont déjà là aussi.
Il est tout aussi évident que l’occupation ne prendra pas fin dans un avenir proche, étant déjà plus forte que toutes les puissances actives aujourd’hui sur la scène politique. Ce qui a commencé là et qui s’y est rodé commence à s’infiltrer ici. La gueule béante de l’anarchie menace de ses crocs la plus fragile démocratie du Moyen-Orient.
Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio.
Ce texte a aussi été publié mercredi 28 décembre dans Haaretz.