«Le cœur pensant» par David Grossman

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A l’occasion de la remise du prix Erasme (reçu en mars 2022), l’écrivain israélien a prononcé un discours sur la notion du bonheur. Des mots d’espoir contre l’arbitraire et la tyrannie, le nationalisme et le fanatisme, cette agressivité qui, en ces jours même, menace la paix du monde.

Il y a soixante-et-un ans, enfant âgé de 8 ans, j’ai eu une petite révélation. Cela se passait dans le bus de la ligne 18, à Jérusalem, pendant mon trajet très matinal vers l’école où j’étudiais. La radio du bus était allumée, et l’on diffusait un entretien avec le pianiste Arthur Rubinstein.

L’animateur lui posa cette question : «Monsieur Rubinstein, en ce jour solennel où vous fêtez vos 75 ans, pourriez-vous résumer votre existence en une phrase ?» Rubinstein n’hésita pas et dit : «L’art a fait de moi un homme heureux. Grâce à lui, j’ai connu le bonheur.»

Je me souviens de ma stupéfaction et même de ma confusion. Dans mon enfance, dans les années 50, alors qu’une ombre lourde planait au-dessus de nos têtes, le mot «heureux» n’était pas quelque chose qu’un être humain était censé prononcer en public. Je crois que je connaissais ne fût-ce qu’un seul homme – dans le cercle d’amis de mes parents – qui eût osé prétendre et, de surcroît à haute voix, que lui ou elle était heureux.

«Le droit à la recherche du bonheur»

Quelques années plus tard, j’ai lu la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis. Là, j’ai rencontré ces mots : «le droit à la recherche du bonheur». J’ai réfléchi alors – avec un rien de jalousie – à la liberté audacieuse que les Américains s’étaient accordée, au droit de quêter le bonheur. J’ai pensé aux passagers du bus de mon enfance. Des habitants de mon quartier, un quartier d’ouvriers aux salaires de misère, dont l’histoire personnelle terrible et parfois tragique avait imprimé des marques indélébiles sur leurs visages.

Ce mot prodigieux de «bonheur» («ocher», en hébreu) roulait dans le bus comme une pièce d’or, et moi – aux yeux de l’enfant que j’étais – j’ai contemplé cette monnaie imaginaire et j’ai su : je veux cette chose que monsieur Rubinstein a évoquée, je veux ce bonheur particulier. Je veux être un artiste.

Plus de soixante années se sont écoulées depuis. L’art – l’écriture – m’a apporté un immense bonheur, à l’instar du bonheur que je ressens aujourd’hui.

Même si l’écriture m’a causé tourment et souffrance, ce tourment revêtait un sens, le tourment du contact avec la matière de l’existence véritable, fondamentale, me touchait au plus profond de mon être. La littérature, l’écriture, m’ont inculqué le plaisir d’effectuer quelque chose de pénétrant et de précis dans un monde grossier, bourbeux.

Je suis un homme tout ce qu’il y a de laïque. Je ne peux pas croire en un dieu qui m’aiderait à affronter le chaos de l’existence. Et ainsi, l’écriture m’a appris le moyen de vivre, en même temps, la sensation épouvantable du néant, de la plongée dans la perte et la négation absolue de la vie, avec non moins le sentiment enivrant de la vitalité, de la plénitude de la vie et de son caractère positif.

Même après la tragédie qui m’est arrivée, lorsque notre famille a perdu à la guerre notre fils Ouri, j’ai compris que la possibilité de surmonter cette dualité, la dualité de l’absence et de la présence – qui incarne à mes yeux l’essence de l’existence humaine – reposait, autant que faire se pouvait, dans la dimension de la création, de l’art.

Et j’ai aussi saisi quel bonheur me comblait – lorsque j’écris à propos d’un individu qui, jusqu’à ce que je le rencontre, ou elle, je le concevais en termes généraux, par préjugé, avec des clichés et des stéréotypes, et, soudain, en le découvrant, en écrivant à son propos, je rencontrais un être dans son intégrité, dans toutes ses dimensions, ses contradictions, sa vitalité et sa singularité.

Et le lieu en moi, dans lequel j’avais réduit cet individu et enfermé dans une cage de stéréotype, de cliché, s’élargissait soudain en moi, s’emplissait et s’ameublit, et le ressuscitait.

De la réparation du monde

Le thème du prix Erasme de cette année est le «tikkoun ‘olam» («la réparation du monde»). Cet antique concept juif, vieux de près de deux mille ans, incarne un impératif essentiel de l’identité juive. L’aspiration et l’engagement à bonifier et à améliorer notre monde, le sentiment de responsabilité éthique à l’égard de chaque humain, juif ou non, et le souci de la justice sociale et de la qualité de l’environnement.

J’aurais aimé vous dire que les résultats des dernières élections en Israël représentaient des valeurs de ce genre, humanistes, égalitaires, éthiques. Eh bien, ce n’est pas le cas. Et, cependant, je me remémore sans cesse qu’il existe encore en Israël de nombreuses personnes pour qui le désespoir n’est pas une option. Pour qui l’apathie ou le retranchement hors de la vie citoyenne ne sont pas qu’un luxe qu’elles ne peuvent pas, ne veulent pas se permettre.

La vie au Moyen-Orient m’a aussi enseigné de me contenter de peu quant à mes souhaits. Vous connaissez sans doute l’anecdote à propos de ce citoyen américain qui, pendant la guerre du Vietnam, se tenait, chaque vendredi, pendant des heures, devant la Maison Blanche avec un panneau contre la guerre. Un beau jour, un journaliste l’aborda et le questionna avec un sourire ironique : «Vous pensez vraiment que vous allez changer le monde de cette façon ?» «Changer le monde ? s’étonna cet homme. Je n’ai aucune intention de changer le monde. Je veux juste être certain que le monde ne me change pas.»

Rester libre même dans les conditions les plus horribles

Vivant chaque jour dans une région de catastrophes, je sais à quel point il est facile de se laisser tenter par «le monde», autrement dit, le cynisme, l’apathie, le désespoir et de là, la voie est toute tracée vers le fanatisme religieux, le nationalisme, le fascisme.

Lorsque je pense à ce qu’est une âme réellement libre, qui puisse m’offrir un modèle pour la lutte contre le désespoir, je songe à une femme juive néerlandaise, courageuse, douée d’une âme, qui a vécu ici à Amsterdam pendant la Seconde Guerre mondiale, pendant le Shoah ; je songe à Etty Hillesum, qui, de son propre gré, s’est fait incarcérer au camp de concentration de Westerbork et, ensuite, fut assassinée à Auschwitz.

Etty Hillesum, qui réussit à rester un être libre même dans les conditions les plus horribles de servitude, dont toute l’existence n’était qu’élan de l’âme contre la force d’attraction du désespoir.

Voici ce qu’elle écrit dans son journal (1) : «Sur ma couche pendant la nuit, au milieu de femmes et de jeunes filles ronflant légèrement, rêvant tout haut, pleurant doucement, des femmes qui, pendant la journée, disaient “Je ne veux pas penser”, “Je ne veux pas sentir, sinon je vais devenir folle”, pendant ces nuits, je me remplis parfois d’une énorme tendresse, et je restais couchée en éveil […] murmurant dans mon cœur ”Puissé-je être le cœur pensant du camp, je veux à tout prix être le cœur pensant d’un camp de concentration tout entier.”»

Ne pas cesser d’être le cœur tout en ne cessant pas de penser

Nous tous, chacun des présents dans cette salle, nous vivons dans des conditions meilleures et bien plus bienfaisantes que celles dans lesquelles Etty Hillesum a rédigé ces lignes. Toutefois, nous savons tous aussi que, à tout moment, nous risquons de nous retrouver dans une situation où nous perdrions la liberté, et où nous serions cernés par l’arbitraire et la tyrannie, les maux du racisme, du nationalisme et du fanatisme ou d’un comportement barbare, crapuleux, comme ce que la Russie inflige à l’Ukraine – cette agressivité qui, en ces jours même, menace la paix du monde.

Si une telle situation devait arriver, ou lui ressemblant, si jamais – dans des circonstances difficiles à imaginer pour l’heure – notre monde devait être bouleversé comme c’est le cas pour des millions de citoyens ukrainiens, non loin d’ici, est-ce que nous nous souviendrons, serons-nous capables de nous jeter dans cette rébellion intime et héroïque : ne pas cesser d’être le cœur, le cœur sensible, grand ouvert, nu, tout en ne cessant pas de penser ?

Etre le cœur pensant. Encore et toujours, le cœur pensant.

Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche

(1) Etty Hillesum, Une vie bouleversée suivi de Lettres à Westerbork, Seuil, 1995.

Source liberation