Deux ans avant sa mort, en 1979, l’auteur de « Belle du seigneur » retraçait sa vie dans une longue interview titrée « Albert Cohen parle à une femme ». Avec romanesque, il y évoque les femmes de sa vie, sa jeunesse, l’antisémitisme, Anna Karénine, l’histoire de Solal et de Diane… Archives du NouvelObs.
Ecrivain à éclipses – six volumes seulement de 1930 (« Solal ») à aujourd’hui (ses « Carnets » ont paru le mois dernier [en mai 1979] chez Gallimard) –, il pouvait, il y a seulement dix ans, compter ses fidèles comme les membres d’une société secrète dont il s’étonnait d’être le grand-prêtre. Puis vint, en 1968, « Belle du Seigneur », son chef-d’œuvre. L’émigré de Corfou, l’anonyme condisciple de Marcel Pagnol à Marseille, le « solitaire petit juif honni », devenu diplomate à la retraite, se voyait tout à coup projeté dans la gloire…
Le Nouvel Observateur. En lisant vos livres, on a l’impression que ce qui a le plus compté dans votre vie, et de très loin, ce sont les femmes et les juifs.
ALBERT COHEN. C’est vrai, et les deux sont liés parce que, si vous me demandez en quoi ma « judéité » a donné une courbe spéciale à ma vie, je vous dirai que j’ai senti très vite que l’amour peut rendre philosémite une femme. Solal adolescent enlève la consulesse de Céphalonie. Et moi, à quinze ans, à Marseille, j’ai en quelque sorte enlevé Amélie de Costa, une cantatrice de quelque renom. Elle était venue chanter à la fête du lycée, en juillet. Elle était très belle. A la fin de son récital, mon cœur battant, je me suis approché d’elle pour la féliciter. Et, tout à coup, l’idée téméraire m’est venue : « Voudriez-vous prendre le thé avec moi ? », lui ai-je demandé. Amusée, elle a regardé ce beau petit garçon – je n’étais pas mal – et, en riant, elle a accepté.
Je n’avais pas la moindre idée d’un endroit où prendre le thé, et Amélie de Costa m’a donné rendez-vous dans une très grande pâtisserie qui s’appelait Granier, je crois. J’ai obtenu de ma mère la somme formidable de vingt francs et, trois jours plus tard, chez Granier, j’ai vu ma merveilleuse qui m’attendait avec sa sœur aînée. Je me souviens si bien de l’accueil de ces deux impressionnantes dames – Amélie devait avoir vingt-six ans. Elles étaient à la fois attendries et moqueuses. Elles m’ont guidé, protégé. Oui, parce que moi, enfant de Corfou, je ne savais pas comment on prenait le thé, cette boisson mystérieuse. Je ne savais pas non plus que les « gentils » aimaient mettre de la confiture sur du pain alors que les Orientaux se délectent de la confiture sans autre accompagnement. J’ai fait ce qu’elles m’ont dit de faire. J’étais un peu empoté et le plus souvent muet. Mais j’ai dû plaire à Amélie de Costa car elle me donna un autre rendez-vous où elle vint seule. Très vite, elle est venue me chercher tous les jours à la sortie du lycée en son coupé de maître conduit par un cocher majestueux. Les élèves qui voyaient cette belle dame m’attendre dans un carrosse étaient très impressionnés et ils commencèrent à m’appeler le « roi mystère », titre d’un roman populaire. Ce premier amour a duré ce qu’il a duré, mais il a donné un tour à ma vie : j’ai vécu davantage avec les femmes qu’avec les hommes.
Et votre première expérience de l’antisémitisme date de quand ?
Le jour de mes dix ans, comme je sortais du lycée où j’étais allé suivre un cours de vacances pour cancres en arithmétique, j’aperçus un camelot qui vendait un détacheur universel. Je fus pris d’amour pour ce camelot parce qu’il n’avait pas l’accent marseillais. Il avait l’accent parisien et pour moi qui arrivais depuis peu du ghetto de Corfou, c’était le langage des anges. Je me réjouissais déjà de me faire bien voir de ce camelot quand il s’arrêta de vanter sa marchandise pour me dire : « Toi, tu es un petit youpin, hein ? Je les reconnais tous, j’ai l’œil américain. Alors ton père est de la finance internationale ? » Effrayé, j’ai essayé de faire un pauvre sourire dont j’ai honte maintenant. Un sourire qui voulait dire : « Je sais que vous plaisantez, que c’est pour rire, qu’on est bons amis. » Mais mon bourreau fut impitoyable et je suis parti, solitaire petit honni, et j’ai erré presque toute la nuit dans les rues de Marseille. Quand je suis rentré chez moi, j’ai trouvé mes parents affolés. Je leur ai tout raconté et je n’oublierai jamais cette scène où mon père et ma mère étaient assis chacun sur son lit. J’étais à côté de ma mère et tous les trois nous pleurions. C’était un tableau digne de réjouir un antisémite, qui en aurait savouré le comique. Après, pendant des mois, je n’ai pas voulu sortir de ma chambre. Je me disais : « Ma chambre sera ma petite France à moi. » J’avais déjà lu des livres français, Balzac et même un affreux écrivain qui s’appelait Bazin.
Solal, quand il est invité chez la consulesse de Céphalonie, se rebiffe contre son père rabbin qui lui interdit d’aller à la réception parce que Dreyfus a été condamné. Solal a eu envie d’envoyer au diable « tous ces juifs de synagogue ». Avez-vous eu, vous aussi, une tentation d’assimilation de ce genre ?
Je ne l’ai jamais eue. Et dans cette lamentable marche nocturne, marche du petit expulsé et honni, j’ai senti soudain que j’étais un personnage important et que, plus tard, je leur dirais leur méchanceté et que je me vengerais en les rendant bons par de la magie. Je me souviens même que, passant ce soir-là devant un monsieur âgé, l’enfant devenu fou de malheur murmura, feignant de se réciter une poésie et à l’intention du vieux monsieur, murmura : je te sauverai du mal.
Vous vous preniez déjà pour un prophète ?
Je croyais tout simplement être devenu le roi d’Israël. Oui, je pensais résumer le malheur d’Israël puisqu’on m’avait chassé et, comme je m’estimais assez, je pensais qu’ils me haïssaient parce que je représentais Israël. Dans mes sommeils, aujourd’hui encore, il m’arrive parfois de rêver cette folie.
Enfant, vous étiez religieux. Quand avez-vous perdu la foi ?
Plus tard, je ne sais quand. Peut-être même le jour de mes dix ans. Mais alors, chose étrange, celui qui vous dit qu’il a perdu la foi a gardé un cœur religieux, enthousiaste du Dieu admirable créé par Israël, par ses patriarches, par ses juges, par ses prophètes. Israël n’est pas l’élu de Dieu. C’est Dieu qui est l’élu et la création admirable d’Israël. Mais la plus grande création d’Israël, c’est que, par sa Sainte Loi et ses Dix Commandements, il a déclaré la guerre à la nature et à ses animales lois de meurtre, lois d’impureté et d’injustice. C’est pourquoi j’appelle Israël le peuple d’antinature… Mais assez ! Il faut que je me force à m’arrêter. Si je ne me forçais pas, je vous parlerais infiniment de la sainte loi juive d’antinature et du peuple d’antinature qui la créa. Mais ceci encore tout de même. Pensez à notre Dieu saint et juste, riche en bonté mais riche en colère contre le mal, et pensez aux dieux grecs, au libidineux Zeus ou à Mercure, dieu des voleurs !
J’ai perdu la foi, oui. Qu’y puis-je si nous aimons la vérité ! Qu’y puis-je si Einstein et Freud ont dit des vérités ? Qu’y puis-je si nous sommes des sortes de devins qui décèlent des mythes menteurs, fondations d’une société dont le juif se sent tristement un peu ou beaucoup en dehors ? Un exemple : quand je vois un homme et une femme danser, je ne vois pas dans ce rapprochement de deux girons un jeu innocent et chaste, mais un coït en mineur. Sur certaines croyances qui soutiennent votre société ou justifient vos jugements, nous jetons un regard désenchanté. Et, quand j’ai dit dans « Belle du Seigneur » les raisons misérables de la naissance d’un amour, c’est mon regard juif qui les a décelées. Oui, le malheur présent ou toujours menaçant nous a rendus perspicaces et désenchantés. Et nous ne nous empêchons pas de constater qu’une veuve qui parle avec tant d’amour de son cher disparu continue à porter des bas de soie et à se farder. Quand l’affreuse Anna Karénine rencontre le prince Wronsky, elle oublie aussitôt son mari et son fils, et Tolstoï, pour nous peindre l’amour miraculeux qui soudain la foudroie, nous raconte qu’un incendie divin illumina son visage. Eh bien, moi, juif, je dis que si, lorsque Wronsky tomba de cheval, il s’était cassé les quatre incisives, eh bien, il n’y aurait pas eu d’incendie divin lorsqu’il se serait présenté édenté devant cette charmante Anna. Quatre petits bouts d’os manquants, pas d’amour merveilleux, pas d’incendie divin. L’amour d’Anna pèse quatre dents, quatre grammes. O monstrueuse Anna !
Pourquoi monstrueuse ? Qu’est-ce qu’elle vous a fait ?
Parce que cette monstrueuse s’est laissé séduire par quatre incisives non manquantes.
Revenons à votre premier amour. Amélie de Costa était votre maîtresse ?
Bien sûr.
Vous étiez émancipé à quinze ans. Votre éducation avait été libérale ?
Mon père n’était pas pratiquant. Et ma mère ne voulait que mon bonheur. Elle avait sans doute compris, le jour du Granier, pourquoi je lui avais demandé vingt francs.
Vous avez connu des juifs pratiquants ?
Non. Mais je sais qu’ils ont peur de la sensualité. A tel point que les femmes pieuses se coupent les cheveux, mettent une perruque parce que les cheveux sont une nudité et le commencement de la beauté féminine. A Corfou, ma grand-mère cachait ses cheveux sous une résille de perles noires, et je me souviens de l’horreur de mon grand-père pour les statues nues. Cette peur de la beauté est parfois effrayante.
Vous avez très vite été libéré de ce judaïsme-là ?
Les femmes m’ont sauvé. Elles ont été mes amies et mes guides. A dix-neuf ans, j’ai aimé une comtesse hongroise, Adrienne de Fornszek, qui avait trente-huit ans. Elle a été en quelque sorte une seconde mère. Elle m’a appris un peu de hongrois et les bonnes manières. C’est sur son conseil maternel que j’ai appris à monter à cheval. C’était « païen », mais j’aimais.
Et Ariane, l’héroïne de « Belle du Seigneur », a-t-elle existé dans votre vie ?
Un peu. Elle s’appelait Diane. Très belle, fantasque, rêveuse, elle se racontait des histoires dans son bain. Je l’ai connue à Genève à vingt-trois ou vingt-quatre ans, et les deux premières rencontres ont été extraordinaires. Un jour, je suis allé avec des amis chez un sculpteur. Je ne me souviens que de son prénom, Max. Là, il y avait Diane et son amie très chère. Diane a témoigné un désintérêt total pour moi, presque de l’antipathie. Je suis retourné quelques jours plus tard chez ce sculpteur et la dizaine d’amis ont décidé d’aller faire un dîner improvisé chez Diane, qui avait une très belle maison aux environs de Genève. Chacun devait apporter sa part de provisions. Moi je m’étais chargé du champagne. Lorsque nous fûmes arrivés chez elle, Diane continua à me témoigner de l’antipathie, ne m’adressa pas une seule fois la parole.
A minuit, presque tous étaient partis sauf moi et un certain Klaus à qui je dis : « Partons, il est tard. » Il se leva, moi aussi. Quand il eut ouvert la porte pour sortir, je le poussai dehors et je fermai la porte à clef. Et voilà je suis seul avec celle qui ne m’a témoigné que de l’antipathie, qui ne m’a jamais adressé la parole. Muets, nous sommes l’un devant l’autre et nous nous regardons. Soudain, elle s’incline profondément, à la russe, prend ma main et baise ma main, puis la reprend et la garde dans sa main, me conduit devant la fenêtre ouverte sur le jardin. Nous respirons la nuit diamantée d’étoiles, la main dans la main, nous écoutons les remuements ténus des feuilles dans les arbres, murmures de notre amour. Mains jointes, et un sang de velours dans nos veines, nous contemplons le ciel sublime et notre amour dans les palpitantes étoiles, bénissantes là-haut. « Toujours », dit-elle tout bas, intimidée d’être seule avec moi.
Alors, de notre bonheur complice, invisible dans son arbre, un rossignol entonna sa supplique éperdue, et elle serra ma main pour partager le petit anonyme qui s’évertuait, s’exténuait à clamer notre amour. Soudain, il se tut, et ce fut le silence nombreux de la nuit et de notre amour. Alors Diane se détacha doucement, alla vers le piano, noble vestale, car elle venait de sentir qu’elle devait jouer pour moi, sanctifier notre première heure par un choral de Bach. Assise devant les touches blanches et noires, elle attendit un instant, la tête baissée, respectueuse des sons qui allaient sortir. Comme elle avait le dos tourné, je saisis un miroir à manche d’argent posé sur le guéridon et je considérai le visage d’un homme aimé et je lui souris. O dents parfaites de jeunesse ! Oui, tout cela, je l’ai écrit dans « Belle du Seigneur » pour que cette heure, une des plus belles de ma vie, demeure à jamais.
Dans « Belle du Seigneur », Solal se moque d’Ariane. « Un peu d’âme avant les joies du corps… », écrivez-vous à peu près.
Non, je ne me moque pas. Cette protestante chassait ce qu’elle croyait être un péché. Jouer du Bach, c’était ne pas être pécheresse.
Vous la trouvez hypocrite ?
Hypocrite ? Non, jamais. Elle était noble, ma bien-aimée. Quand je parle de Diane, je l’aime encore. J’ai sa photographie dans ma chambre et je la regarde tous les jours. C’est mon Ariane, celle que j’ai le plus aimée.
Amélie de Costa. La comtesse hongroise. Diane. Vous n’aimiez que les belles chrétiennes ? Etait-ce pour vous venger, comme vous le laissez entendre dans vos livres ?
Je ne crois pas. Si j’ai aimé ces chrétiennes, c’est parce qu’elles étaient belles et nobles. Il faut bien vous reconnaître certaines merveilleuses qualités, vous, chanceuses héritières de générations heureuses qui n’ont pas eu peur, qui n’ont pas dû vite changer de pays, et cela vous donne un charme de sérénité, tandis que certaines juives sont déformées par le malheur, trop timides ou au contraire parlant trop fort, recevant trop le préfet, et elles sont plus excusables que les chrétiennes qui reçoivent le préfet, parce qu’elles ont été en danger pendant des siècles. Diane était si belle, si esclave, et en même temps si rétive, un mélange extraordinaire. Et puis les femmes chrétiennes sont poétiques, et cela me ravissait. Elles me donnaient les joies de la musique, les joies des grands livres. Ou, qui sait, j’ai aimé les femmes chrétiennes parce qu’elles ne sont pas mes sœurs en Israël. Oui, une sorte de peur de l’inceste.
Dans tous vos livres, les femmes aiment les hommes pour leur beauté, leur force, leur importance sociale. N’êtes-vous pas un peu systématique ?
J’ai horreur de ces annonces dans les journaux où elles demandent des hommes d’un mètre quatre-vingts minimum, énergiques et de belle situation. Oui, le seul vrai reproche que je leur fasse, c’est qu’elles nous veulent énergiques. Elles m’ont obligé à jouer le jeu de la force. Je n’ai jamais pu leur pardonner. Certaines ont même aimé croire que j’étais cruel. Combien de fois ai-je entendu le « J’adore ton beau sourire cruel » ! Combien de fois les ai-je entendues dire « Mon cher méchant », et j’avais honte car il y avait déjà en moi un vieux juif qui a horreur de la force. C’est la grandeur de la Loi juive d’avoir refusé la force. Dès que le soleil se lève, regardez les petits animaux qui cherchent à sucer le sang. C’est un assassinat continuel. Moïse est le premier à s’être élevé contre cette loi de la nature et moi j’ai gardé cette hantise de la force.
J’ai l’impression qu’en réalité vous étiez passé maître dans le rôle du cher méchant.
J’étais obligé, sinon je la perdais. Je me sacrifiais aux intérêts suprêmes de notre amour. L’amour a besoin de danger, d’angoisse, de ce qu’on pourrait appeler les toboggans et les montagnes russes de la passion. Oui, feindre la méchanceté pour sauvegarder les susdits intérêts suprêmes. Amélie de Costa ne m’a pris au sérieux et ne m’a vraiment aimé qu’à partir de la première scène de feinte méchanceté. L’enfer délicieux, elles adorent ça. A condition que la méchanceté, voulue et artificielle, soit suivie de tendre réconciliation et de charnels ébats fortement savourés. Bref, à condition de ne jamais s’ennuyer. J’avoue que, parfois, je n’allais pas au rendez-vous convenu avec Diane. C’était un véritable sacrifice parce je l’aimais tellement, je l’admirais tellement, mais je le faisais pour faire durer notre amour. Je le répète, je me sacrifiais, je sacrifiais mon ardent besoin d’elle aux intérêts supérieurs de notre amour. Comme je souffrais, seul dans mon appartement, d’être privé de son amoureuse présence ! J’étais un peu comme Solal. Il n’est pas méchant, il aime le petit mari d’Ariane, mais il ne peut pas s’empêcher de l’humilier puisque c’est le jeu, puisqu’il le faut pour conquérir Ariane.
Je n’ai pas toujours été très bien quand j’étais jeune. Une fois, j’ai été méchant avec la comtesse de Fornszek et je m’en repens encore. Elle habitait un hôtel près du lac de Genève et, pour fêter l’anniversaire du premier soir de notre amour, elle avait commandé au patron de l’hôtel, un ancien cuisinier de l’empereur- Nicolas II, un dîner extraordinaire, une cinquantaine de hors-d’œuvre différents pour commencer. De rage, je ne touchai à rien. Quand je pense à l’humiliation du cuisinier, j’ai honte et je me repens. Et pourquoi avais-je ainsi cruellement boudé ? Parce que je venais d’apprendre une ancienne liaison de la comtesse. J’ai été si diaboliquement méchant qu’elle est entrée dans le lac. Heureusement, le cuisinier, qui était aussi un nageur émérite, est allé la repêcher. Un jour, elle a même télégraphié à mes parents que j’étais devenu fou et mon père est arrivé deux jours plus tard pour voir mon état… Mais, dans l’amour-passion, les deux amants deviennent parfois deux ennemis, et Ariane trouvait parfois une jouissance, une vengeance à m’insulter : « Soliman Ben Yaourt… » Tant qu’on n’a pas connu cette relation d’hostilité, on ne peut pas dire qu’on a connu la passion.
Vous étiez beau comme Solal ?
Personne n’est beau comme Solal.
Et plutôt infidèle ?
Il faut arrêter un amour avant que ne survienne l’avitaminose. Un jour, avec Diane, nous sommes allés à Chexbres, à l’« Hôtel du Signal », pour être enfin loin de tout. Il s’est mis à pleuvoir et alors je me suis rendu compte du danger. Nous étions seuls. Il n’y avait pas d’amis qu’on avait envie de voir partir. Je suis reparti de Chexbres le jour même, parce que j’ai compris qu’il ne faut jamais être en prison d’amour, loin des vitamines du social.
Vous parlez beaucoup des débuts de l’amour…
Il n’y a rien de plus glorieux. Ce sont des heures divines. Le lendemain de notre premier jour d’amour, lorsque je suis retourné chez Diane, elle était si intimidée, si amoureuse, qu’elle me dit en me versant du thé : « Laine ou coton », au lieu de « lait ou citron ». Et puis le lendemain, interrompant une conversation très agréable, elle me quitta brusquement et je l’entendis peu après se moucher au premier étage. Elle voulait être parfaite.
Et vous aussi ?
Bien sûr. Ce qui me reste surtout, c’est comme je m’aimais dans l’étroit miroir du taxi qui m’emmenait chez elle. Les joies les plus grandes n’étaient pas quand on se voyait mais quand on allait se voir. Dans le taxi, la joie d’être jeune, la joie d’aller la voir, c’était le moment où j’étais le plus heureux. Le seul moment où je la possédais tout à fait. Je savais que j’allais la voir. A l’intérieur de la fête, c’est fait, c’est donné, tandis qu’avant la fête c’est le bonheur : savoir, être sûr, qu’il y aura une fête. La joie de Diane préparant ma venue, voilant les lampes pour faire plus doux, faisant des répétitions devant la glace, essayant une robe, et puis une autre, et de rage soudaine, la trouvant moins réussie, la jetant dans la baignoire qu’elle avait oublié de vider.
Après les délices des débuts, vous partiez, vous la quittiez ?
Pas tout à fait.
Je ne vous comprends pas.
Je restais avec l’ancienne parce que j’avais de la tendresse pour elle. Mais je voyais l’autre.
Alors, elles ne partaient jamais ?
Amélie de Costa est partie pour de bon, appelée au Grand Théâtre de Buenos Aires. Diane aussi est partie pour Paris, et elle m’aimait comme au premier jour. Je ne peux pas vous dire le motif de cette séparation, qui n’était voulue ni par l’un ni par l’autre. Et, pourtant, je n’ai pas été vraiment triste… C’est affreux, c’est affreux. Ah ! revivre et être plus sage !
Solal est à la fois amoureux et spectateur moqueur de son amour. Pourquoi ?
Parce qu’il n’a jamais cessé de se sentir acteur. Il voyait le comique de ces deux amants se préparant pour la merveilleuse rencontre, se préparant à cinq kilomètres l’un de l’autre, deux comédiens se baignant pour être parfaits, pour plaire à l’autre. Ces séances de parfaite lessive de chacun des deux corps pour le trapèze volant de tout à l’heure, murmura-t-il un jour. Et, pourtant, il y a un moment dont il ne se moque jamais. C’est lors de l’étreinte, lorsque les yeux de la femme sont religieux, sont de sainte extasiée.
Comment s’est terminée votre liaison avec Diane ?
Cela a duré trois ans et puis j’ai rencontré Yvonne, une juive, qui était moins belle mais qui était si aimante… Pendant un certain temps, j’ai vu les deux : Yvonne à qui je dictais Solal, et Diane qui était la beauté, l’invention, le génie féminin. Et puis, un soir, Diane est venue chez moi. Dès qu’elle a frappé, je l’ai reconnue et j’ai dit à Yvonne de s’enfermer à clef dans la cuisine. Diane est entrée habillée en or. Elle venait de danser et la première chose qu’elle m’ait dite : « Le maharadjah de Kapurtala me demande ma main. Veux-tu encore de moi ? » Je lui ai répondu non. Elle s’est alors écriée : « Elle est là ! », et elle est allée ouvrir toutes les portes. Devant celle de la cuisine : « Madame, ouvrez, je voudrais vous parler. Amicalement. » Et puis : « Lâche, lâche, vous avez peur ! », et elle est tombée par terre, elle a gémi, et ses jambes étaient si belles…
Après, c’était fini. J’avais trop de respect, trop de reconnaissance pour Yvonne. Il y avait moins de ces grandiosités, mais c’était plus solide. Elle tapait pour moi jusqu’à deux heures du matin puis elle rentrait chez elle à l’autre bout de la ville, à bicyclette. Quand elle est morte, peu de temps après, je me suis fait une piqûre de morphine tous les soirs après mon travail pendant des mois.
C’est cet amour simple, honnête, vrai, que j’ai retrouvé avec Bella, dans lequel la sensualité joue un rôle, bien sûr, mais pas la folie. Diane… Elle m’en a fait des histoires ! Enfin, elles ont donné un livre qui restera après moi. Bella a toutes les vertus d’un homme, toutes les beautés d’une femme. C’est un chic type. C’est un soldat de l’amour. J’ai quatre-vingt-quatre ans, mais je suis son enfant. Elle est ma mère, ma grand-mère.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire que je veux qu’elle m’approuve en tout. Elle est la conclusion merveilleuse de toutes mes amours. J’ai épousé Bella il y a plus de trente ans. Chaque jour est le premier jour de notre amour. Je veux que, si je ne dors pas, elle vienne me tenir compagnie. Je veux qu’elle ne quitte pas l’appartement. Elle a une amie intime qu’elle voit le jeudi. Eh bien, ça m’agace.
Vous êtes un peu despote ?
Non, je respecte trop Bella et je suis en réalité content qu’elle aille voir son amie tous les jeudis.
Que pensez-vous des femmes écrivains ?
Je n’ai jamais lu un roman de génie écrit par une femme. Qui pouvez-vous me citer comme grand talent ? Colette ? Ce n’est pas grand-chose… Et à part elle ?
« La Princesse de Clèves », c’est merveilleux.
Vraiment merveilleux ? Je ne l’ai pas lu, mais c’est sûrement court, sans trop plein, sans toutes ces choses du dehors. Chaque phrase doit être un monde à elle seule et il faut une suite de mondes. Cette espèce de raisonnement des phrases, vous le trouvez dans « la Princesse de Clèves » ? Les femmes ont la grâce, elles peuvent écrire gracieusement, mais soulever un monde comme « Belle du Seigneur » ? Je ne crois pas. Ah, peut-être ces trois Anglaises que je n’ai jamais lues, vous savez, les trois sœurs… Des gens que j’estime beaucoup m’ont dit que c’était extraordinaire, alors je les crois…
Les juifs jusqu’au XIXe siècle n’avaient pas donné beaucoup de génies non plus. Ils n’allaient ni dans les écoles ni dans les universités. Et puis, soudain, au XXe siècle, il y a eu Kafka, Freud, Marx, Proust, etc. Ne croyez-vous pas que les femmes ont subi un peu le même sort ?
Je reconnais que les malheureuses n’ont pas pu donner tout ce qu’elles auraient pu. Parce que les tâches secondaires leur ont été confiées par les mâles. Elles ont dû préparer l’agneau tué par l’homme. Mais une femme de génie, jusqu’à présent, non, je n’en connais pas.
En tout cas, il y a une femme que vous n’arrangez pas dans « Belle du Seigneur », c’est cette bigote de Mme Deume. Est-ce qu’elle pourrait être juive ?
Non, elle est trop bête. Je me suis bien amusé avec elle. Quand elle caresse son lingot d’or en disant : « Comme il est gros, comme il est dur, comme il est long », je me venge de toutes les idioties sur l’avarice des juifs. Tandis que les juifs de mes romans : Saltiel, Salomon, Margeclous et tous les autres, sont adorables et vrais. Je les aime. Ils ne ressemblent pas aux juifs de Proust. Cette méprisable manière dont il se moque de Bloch, des sœurs de Bloch, de l’oncle de Bloch. C’est pour affirmer qu’il n’en est pas. Oui, il a le nez busqué, il a les cheveux noirs, oui, sa mère est juive, mais il admire tellement le teint rosé des aristocrates français, et ils sont si blonds, et l’esprit de la duchesse de Guermantes est si délicieux, et la comtesse de Noailles est un grand poète. Et pourquoi cette admiration servile ? Pour être accepté.
Vous avez toujours été fier d’être juif ?
A Massada, mes ancêtres ont préféré s’entretuer plutôt que de se rendre à Rome et d’adorer Jupiter. A Verdun en 1320, à Worms en 1348, à Burgos en 1391, à Trente en 1478, ils ont refusé le baptême sur le bûcher. Je suis fier de mon peuple. Mes ancêtres datent de quatre mille ans. Que Monsieur de Saint Loup vienne me dire de quand datent les siens. D’Henri IV, c’est-à-dire d’hier… L’histoire des juifs fait partie de moi et il m’arrive, quand je vois des juifs barbus, vêtus de noir, qui marchent d’une manière qui est loin d’être celle d’un athlète, de les suivre pendant des heures, de les regarder déjeuner au restaurant juif. Parce que je les aime. Ils sont de vrais juifs. Mais est-ce que mon grand-père portait un monocle ? Est-ce que mon grand-père a gagné tout l’argent que j’ai gagné à la SDN ? Est-ce que mon grand-père a aimé les femmes chrétiennes ? J’ai le culot de dire que je suis le seul vrai juif et je ne respecte aucun rite !
Comment expliquez-vous l’antisémitisme ?
Le souvenir haineux entretenu par l’Eglise catholique pour les « perfides juifs ». Mais la vraie explication, c’est que nous sommes des étrangers faibles. Deux raisons pour être haïs. C’est une loi dans chaque pays de détester un différent : sale Anglais, sale Italien, etc. Mais ces sales Anglais, on ne les déteste pas trop parce qu’ils sont des étrangers forts, et leur force, c’est de pouvoir rentrer dans leur pays. Le juif est doublement faible jusqu’en 1948. Il ne pouvait pas aller dans son pays. Dans le cœur d’un homme, il y a une étrange haine du faible. Le juif a excité la haine pendant deux mille ans. Haine pour le différent qui n’a pas de refuge et qui ne peut pas se défendre car il est minorité, ce qui le rend encore plus haïssable. Mais il y a plus, cet étranger faible est en même temps un réussisseur. Et puis c’est tellement bon d’avoir un ennemi qu’on peut faire souffrir pour des motifs prétendument nobles.
En quoi l’antisémitisme a-t-il pu vous modifier ?
Tout homme a besoin d’être aimé. Mais les juifs encore plus, parce qu’ils ont des siècles de débit. Ils ont hâte d’être aimés, d’être compris. Et cette hâte, ce besoin d’amour agacent. Enfin, dernière malchance, nous sommes tendres d’une manière gênante. Combien de fois m’est-il arrivé de poser un baiser sur la main d’un bébé inconnu tout en pensant que, devenu adulte, il sera peut-être un antisémite de plus ?
Je m’aperçois d’ailleurs que, tout incroyant que je sois, je suis imprégné depuis mon enfance de messianisme juif. Chassé par le camelot, je me prenais pour le messie et, dans Solal, presque sans le vouloir, j’ai mis au début du roman une sorcière qui s’exclame en voyant Solal : « Il a le signe ! » Et, quand Solal meurt dans « Belle du Seigneur », il pleure d’abandonner ses enfants qu’il n’a pas sauvés. Il aurait pu être le messie. Je m’aperçois que cette idée de messie, plus ou moins consciemment, a toujours été présente en moi. Même le poème que j’ai écrit pour ma fille Myriam quand elle avait cinq ans est « messianique ». Je m’en suis aperçu en le relisant dernièrement. Ecoutez :
« J’ai connu un beau pays
Il est d’or est d’églantine
Tout le monde s’y sourit
Ah quelle aventure fine
Les tigres y sont poltrons
Les agneaux ont fière mine
A tous les vieux vagabonds
Myriam donne des tartines. »
Parlez-moi d’Israël.
A plusieurs reprises, j’aurais pu aller en Israël. Le Premier ministre Moshé Sharett m’avait proposé d’entrer dans les services diplomatiques. J’ai hésité, et ensuite j’ai renoncé parce que je savais que je n’aurais plus eu le temps d’écrire. Mais j’ai tout de même servi mes coreligionnaires. En ma qualité de conseiller juridique du Comité intergouvernemental pour les Réfugiés, je suis l’auteur de l’accord international du 15 octobre 1946, qui a été signé par une vingtaine de gouvernements et qui a été très bénéfique pour les juifs apatrides.
Etes-vous allé en Israël ?
Je suis trop vieux maintenant.
Quelqu’un a dit un jour que, « dans un Etat où tout le monde est juif, il n’y a plus de juifs ».
Les juifs de mes romans sont des juifs de la Diaspora et Mangeclous se demande si les Israéliens ne vont pas devenir blonds et bêtes. Mais c’est très bien qu’Israël existe. Les juifs de la Diapora sont très intelligents, c’est vrai. Parce qu’ils ont toujours vécu en état de guerre, ils ont le regard perspicace, l’esprit éveillé. Mais il vaut mieux être un peu moins intelligent mais libre. Nos ennemis ont tellement dit de nous que nous marchons le dos courbé que nous avons toujours le regard inquiet, que nous sommes peureux, Nous avons prouvé qu’il suffit de nous laisser être juifs intégralement et que nous sommes aussi courageux que les autres, Pensez à Entebbe.
Mais vous détestez la force.
C’est vrai. Parce que c’est le pouvoir de nuire, parce que c’est une activité de nature. Mais les Israéliens sont devenus forts par obligation et j’ai été heureux de lire plusieurs fois que les courageux soldats juifs ont horreur de la guerre qu’ils font si bien.
Avez-vous vu « Holocauste » ?
Oui, et je n’ai pas aimé. Parce qu’on en a fait l’histoire d’une famille. Parce qu’il y a des passages de mauvais goût. Parce que l’horreur n’a pas été entièrement rendue.
Allez-vous à la synagogue ?
Oui, quand ma santé le permet. Lorsque les rouleaux de la Loi entourés de velours brodé d’or passent parmi les fidèles, je me sens absolument juif. Chaque fidèle doit toucher cette Loi, et je le fais très sérieusement, et je m’incline, et je baise le velours qui recouvre notre sainte Loi… Et là, moi qui parle du comique à propos des plus beaux jours de la vie que sont les premiers temps d’un amour, je ne me moque absolument pas. J’aime la Loi, notre superbe invention, grâce à laquelle le miracle est arrivé : refuser la nature pour devenir des hommes.
Article initialement publié dans « le Nouvel Observateur » du 4 juin 1979