Partant de la formidable tétralogie « L’Espoir malgré tout » d’Emile Bravo, le Mémorial de la Shoah a imaginé une exposition qui évoque, plus largement, la place de la bande dessinée française et belge dans les années 1940.
Comment évoquer la Shoah avec Spirou ? Est-ce un sujet dont on peut parler aux enfants ? Est-il envisageable de montrer le groom ingénu à Auschwitz ? Autant de questions complexes au cœur de « l’Espoir malgré tout », le chef-d’œuvre d’Emile Bravo, primé au festival de la BD d’Angoulême en mars, quatre tomes qui retracent la vie quotidienne en Belgique sous l’Occupation. La saga a inspiré au Mémorial de la Shoah, à Paris, « Spirou dans la tourmente de la Shoah », une exposition pédagogique, passionnante, joliment mise en scène, qui explore les sources de la BD et les faits historiques qui y sont relatés. C’est la première exposition du centre d’archives à avoir été conçue pour un public familial (avec un parcours enfant ponctué de cartels dessinés par Bravo himself). Pour l’auteur, notamment connu pour être le mentor de Riad Sattouf, l’événement représente « une approbation » de son récit et « une consécration ».
Selon Didier Pasamonik, commissaire de l’exposition avec Caroline François, « l’Espoir malgré tout » est « l’œuvre la plus importante sur la Shoah depuis “Maus” de Spiegelman ». On n’ira pas le contredire : la version de Spirou façon Emile Bravo est fine, divertissante, extrêmement rigoureuse, parfois burlesque, mais surtout elle ne prend pas de haut ni n’épargne ses lecteurs, quel que soit leur âge. « C’est une bande dessinée d’apaisement », estime Pasamonik. « On décrit le processus génocidaire sans le montrer, comme dans le film “Shoah” de Lanzmann, avec une qualité de narration et une qualité littéraire très forte appuyée sur une documentation et une analyse sans faille. » Aucun détail n’a en effet échappé à Emile Bravo : par exemple que, jusqu’en 1943, pour dissimuler l’objectif du déplacement, les déportés belges ont été transportés dans des wagons de voyageurs. Que les Français n’ont pas ouvert leur frontière aux Belges qui fuyaient les nazis. Que les Juifs belges portaient une étoile estampillée « J. » et non « Juif » comme en France, par simple respect du bilinguisme : « J. » pour « Juif », mais aussi pour « Jood », en flamand.
Le Mémorial expose six originaux de Nussbaum – hélas pas les plus célèbres, perles de la Felix Nussbaum Haus à Osnabrück qui n’ont pu être déplacés – mais aussi ses papiers d’identité et ceux de sa femme également artiste Felka Platek, barrés d’un tampon en lettres capitales rouges : « JUIF – JOOD ».
Lors de ses recherches, Emile Bravo est tombé sur une étrange coïncidence. Felix Nussbaum, considéré comme « ressortissant des puissances ennemies », a été interné au camp de Saint-Cyprien, dans le sud de la France, à quelques kilomètres seulement du camp d’Argelès-sur-Mer, où le propre père d’Emile Bravo, réfugié espagnol, séjourna.
« Spirou », couverture de la résistance
L’histoire de Spirou, ce personnage qui appartient aux éditions Dupuis, est une histoire à tiroirs. Car « le Journal de Spirou » eut lui-même un rôle prépondérant dans la résistance, par l’entremise de l’écrivain, journaliste et scénariste de BD belge Jean-Georges Evrard, dit Jean Doisy. Dès sa création en 1938, Dupuis lui confie la rédaction en chef du magazine pour la jeunesse. Doisy fonde immédiatement en parallèle « le Club des Amis de Spirou », dont le « code d’honneur » résonne comme une éducation à la résistance : « demande-toi si tu as respecté ta signature et ta parole en ne révélant pas la clef du langage secret ».
La publication est stoppée nette en 1943, alors que la famille Dupuis refuse d’accueillir l’occupant au sein de son administration. Doisy, qui ne manque pas de ressources, crée alors un théâtre de marionnettes, pour continuer à faire vivre ses personnages, mais aussi animer son réseau de résistance. L’idée, magnifique, a été reprise par Emile Bravo dans sa BD, où Spirou et Fantasio parcourent le pays avec le théâtre du Farfadet (c’était son vrai nom), tout en faisant passer quelques messages.
Jean Doisy recruta, pour le Comité de défense des Juifs, Suzanne Moons, alias Madame Brigitte, qui contribua à sauver 600 enfants juifs, mais aussi le sociologue Victor Martin, « l’espion d’Auschwitz ». Celui-ci, parti clandestinement et sous une fausse identité pour la Pologne en 1943, put échanger avec des Juifs du ghetto « ouvert » de Sosnowiec et des Français enrôlés dans le STO près du camp de Monowitz (Auschwitz III) et découvrir l’épouvantable vérité. Son rapport (dont une copie peut être consultée sur place), transmis aux services secrets anglais, motiva encore davantage les actions de sauvetage des Juifs belges.
« L’Etoile pas si mystérieuse pour les Juifs… »
Outre mentionner « l’aryanisation » des éditeurs juifs français comme Paul Winkler, créateur du « Journal de Mickey » ou les frères Offenstadt, éditeurs des « Pieds Nickelés », l’exposition montre les « dérapages » de certains dessinateurs, dont Jijé, qui, une seule fois, se laissa aller à dessiner un producteur de cinéma caricatural. Et puis, il y a le cas particulier d’un certain… Hergé. On sait que le créateur de Tintin dessina pour « le Soir », alors réquisitionné par les nazis, et que cette exposition permit à son personnage de devenir l’icône qu’on connaît. Ici se trouvent quelques preuves de son « incivisme » (terme belge pour désigner les mouillés dans la collaboration) : un strip de « l’Etoile mystérieuse » en prépublication dans le journal, avec deux cases explicitement antisémites. Ces deux cases ne figurent pas dans l’album final − sûrement grâce au jugement avisé d’un salarié de Casterman. « L’Etoile pas si mystérieuse pour les Juifs… », relève en passant Didier Pasamonik. Autre curiosité vue sur place, un carnet destiné aux résistants pour identifier ceux qui se compromettaient. Hergé avait droit à sa page. Une vision qui a de quoi faire frissonner les tintinologues.
Un artefact fort intéressant est exposé : un strip de l’Etoile mystérieuse d’Hergé, pré-publié dans le Soir (réquisitionné par les nazis), avec deux cases explicitement antisémites. Elles n’apparaissent pas dans l’album final (que je vous ai mis en regard). pic.twitter.com/qgNoeQMXaJ
— Amandine Schmitt (@amandecherie) December 9, 2022
« Revoici le “Moustique” [autre revue éditée par Dupuis, N.D.L.R.]. Il n’a pas une ombre de croix gammée sur les ailes, et ça, c’est son plus beau titre de gloire », écrit Jean Doisy à la Libération. L’exposition est, entre autres, un hommage à son combat, que sa mort prématurée, en 1955, a empêché de raconter. Tant qu’il y aura des héros, l’espoir sera permis, malgré tout.