Commémorer les 80 ans de la rafle de Tunis pour ne pas oublier les juifs

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Le 9 décembre 1942, alors que la Tunisie est occupée depuis un mois par les Allemands, 3 000 hommes juifs âgés de plus de 18 ans sont requis pour travailler, mais seuls 120 hommes se présentent. L’occupant procède alors à une rafle. Près de 5 000 juifs sont envoyés aux travaux forcés dans des camps où ils subissent des mauvais traitements.

« Pendant que le chef des SS vocifère, je fais mentalement le bilan de la situation. Nous sommes bien petits devant une force colossale qui se déchaîne. Je regarde à ma droite le groupe pitoyable des prisonniers mornes et silencieux. Je distingue la barbe de l’officiant, je vois un enfant qui frissonne de peur. » Le 9 décembre 1942, Paul Guez, responsable de la communauté juive de Tunis, se révèle bien impuissant. Alors que l’occupant allemand procède à une rafle dans la capitale tunisienne, il ne peut opposer de résistance. Près de 5 000 juifs sont envoyés aux travaux forcés dans plusieurs camps.

Cette date marque un tournant. Jusque-là, les juifs de Tunisie, environ 90 000 personnes, n’avaient pas subi de telles persécutions. Depuis l’établissement du régime de Vichy, ils étaient toutefois l’objet de mesures antisémites, selon le statut des juifs promulgué en métropole en octobre 1940. « Dans ce statut, il y a l’article 9 qui stipule qu’il est applicable dans les pays du protectorat », explique l’historien Claude Nataf, président de la Société d’histoire des juifs de Tunisie (SHJT). « Mais pour qu’un texte soit applicable en Tunisie, il faut qu’il ait le sceau du bey (le souverain tunisien, NDLR) », précise-t-il.

L’application du statut des juifs

À l’époque, Ahmed II Bey gouverne le pays. « Il s’agit d’un vieillard qui mourra deux ans plus tard. Il est plus préoccupé par sa fin et ce qu’il va léguer à ses enfants. Il ne veut pas rentrer en conflit avec le résident général de France, surtout pour une question qui concerne les juifs », précise Claude Nataf. Le statut est donc introduit le 30 novembre 1940 et exclut les juifs de la fonction publique et des professions touchant à la presse, à la radio, au théâtre et au cinéma. Il se révèle toutefois « plus modéré » qu’en métropole, selon l’historien, puisque les ascendants et descendants de morts pour la France et les veuves de guerre bénéficient, par exemple, de dérogations. Un deuxième statut qui renforce les exclusions professionnelles est promulgué en juin 1941.

Lorsque le bey meurt en juin 1942, son cousin Moncef lui succède. Ce dernier exprime publiquement sa condamnation de l’antisémitisme officiel en déclarant : « Les juifs, comme les musulmans, sont mes enfants », mais, comme son prédécesseur, il signe des décrets édictant des mesures raciales, notamment « pour éliminer l’influence juive dans l’économie tunisienne ».

L’occupation allemande

Mais la situation s’aggrave, surtout avec l’occupation allemande en novembre 1942, au lendemain du débarquement anglo-américain en Algérie et au Maroc. Le colonel SS Walter Rauff, inventeur des chambres à gaz mobiles utilisées en Europe de l’Est, mène alors l’action antijuive. « Au début, il a dans l’idée de lancer un pogrom pour liquider les juifs avec l’aide de la population musulmane car il n’a pas suffisamment d’hommes, mais les chefs de la communauté musulmane en sont informés et éteignent l’incendie », décrit Claude Nataf.

L’officier nazi décide alors d’agir par lui-même. Le 8 décembre 1942, il convoque des responsables de la communauté juive et exige la réquisition de 3 000 travailleurs munis de pelles et de pioches pour le lendemain. Seulement une centaine d’hommes répondent à cet appel. « Rauff lance alors une rafle qui se déroule devant la grande synagogue, que les SS profanent. Ils arrêtent tous les passants. Une deuxième rafle a lieu aux abords de l’école de l’Alliance israélite universelle, tandis qu’une centaine de personnalités juives sont aussi enfermées à la prison militaire de Tunis pour servir d’otages et être fusillées en cas de désobéissance », raconte l’historien.

Dans les semaines qui suivent, 5 000 juifs sont ainsi envoyés aux travaux forcés dans 32 camps éparpillés dans le pays. Ils subissent alors des mauvais traitements, comme l’a raconté Charles Zeitoun, envoyé dans le camp d’El-Aouina, près de Tunis : « Les Allemands qui nous encadraient étaient violents et nous donnaient des coups de fouet et de bâton pour accélérer la cadence du travail. Le travail était dur car la plupart des juifs n’avaient pas fait de sport et surtout n’avaient pas l’habitude du travail manuel. » Une quarantaine d’entre eux succombent dans les camps.

Les juifs de Tunisie subissent aussi la déportation, mais un seul convoi quitte le pays en avril 1943 avec une quarantaine de personnes. « Ils ne pouvaient pas convoyer les déportés jusqu’à Auschwitz en train. Il fallait utiliser soit la voie maritime, mais c’était impossible, soit la voie aérienne. Comme l’a dit l’historien Serge Klarsfeld, les juifs de Tunisie ont donc été les seuls juifs du monde à être déportés par avion », souligne Claude Nataf.

Un long silence

Au bout de six mois, l’occupation allemande prend fin avec l’arrivée des Alliés, en mai 1943. Celle-ci met un frein à l’application de la « solution finale » en Tunisie. La communauté commence alors à faire le récit de ce qu’elle a subi, mais très vite ces faits sont passés sous silence, comme a pu le constater le président de la Société d’histoire des juifs de Tunisie, lui-même fils d’un ancien travailleur forcé : « Quand ils ont découvert en 1945 ce qui s’était passé en Europe, ils ont considéré qu’ils avaient moins souffert et ils se sont tus. »

De nos jours, la communauté juive tunisienne ne compte plus qu’un millier de personnes. Chaque année, la SHJT met en lumière la rafle de Tunis en organisant des conférences et des cérémonies. Pour le 80e anniversaire, un rassemblement est organisé le 11 décembre au Mémorial de la Shoah en mémoire des victimes. « La Société d’histoire s’est donnée pour vocation de faire connaître ce qui s’est passé. Nos pères ont eu la pudeur de ne pas parler, ce sont les enfants et les petits-enfants qui ont repris le flambeau », insiste Claude Nataf.