Qui aurait pu l’imaginer? La boutargue dont les juifs tunes se régalent depuis toujours, est arrivée sur les tables de grands chefs, qui l’ont connue grâce aux afficionados tunisiens.
« J’ai plus de plaisir à manger de la boutargue que du caviar. » Meilleur ouvrier de France, ancien chef étoilé de palaces parisiens tels le Plaza Athénée ou le George V, Eric Briffard en connaît un rayon sur les œufs d’esturgeon, mais il a craqué pour ceux de mulet. Comme beaucoup de cuisiniers et de gourmands récemment, celui qui dirige désormais les arts culinaires de l’institut Le Cordon bleu se régale de la puissance marine des poches d’œufs (ou rogues) orangées de ce poisson fuselé qui, une fois salées et séchées, avant d’être mises sous vide ou protégées par une gangue de cire, prennent le nom de boutargue ou de poutargue, suivant qu’on en adopte l’orthographe d’origine tunisienne ou provençale.
« J’aime la déguster en petites tranches, coupée comme un saucisson. On a l’impression d’avoir en bouche une pâte de fruit iodée », se délecte Eric Briffard, qui associe aussi volontiers ce « caramel de la mer » aux saveurs d’oursin et de rouget, à des plats de riz, de pâtes, d’œufs ou de crudités. « Comme la truffe, la boutargue va sublimer tout ce qu’elle touche. »
A la fois produit humble et luxueux, populaire et festif, ce casse-croûte de pêcheur devenu le « caviar du Sud » est un plaisir antique revenu au goût du jour. On retrouve des traces de ces œufs séchés dans l’Egypte des pharaons. Grecs et Phéniciens en ont essaimé la pratique dans tout le bassin méditerranéen.
Mais cette ancêtre de 4000 ans s’est refait une beauté. « Dans les années 1990, neuf personnes sur dix ignoraient ce qu’était la boutargue », se souvient Gérard Memmi qui, à Ivry-sur-Seine, dirige une des plus anciennes entreprises françaises de production et de distribution de boutargue. « Aujourd’hui, la proportion s’est inversée, assure ce gouailleur sexagénaire d’origine juive tunisienne. Ces cinq dernières années, notre chiffre d’affaires a été multiplié par trois. »
Une matière première importée
Longtemps connue des seuls initiés, la p/boutargue s’invite dans Top Chef, agite les réseaux sociaux, inspire les chefs les plus créatifs ou les voyageurs voulant retrouver les saveurs de leur séjour en Sardaigne. Dans les boutiques Petrossian, célèbres pour leurs caviars, on trouve désormais de la poutargue « aux épices caspiennes », « fumée aux baies de timut » et même « à la truffe noire ».
Mais avant de devenir une friandise à la mode, ces œufs couleur abricot sont d’abord un produit à forte identité culturelle.
En France, Martigues (Bouche-du-Rhône) est depuis plusieurs siècles le fief historique de la poutargue. Entre Marseille et la Camargue, la « Venise provençale » et son canal de Caronte sont en effet la porte d’entrée de l’étang de Berre pour les bancs de mulets venant au printemps frayer dans ses eaux saumâtres.
Une fois les femelles grosses de leurs œufs, les mulets ou muges, en provençal, repartent de l’étang de Berre, de la mi-juillet à la mi-septembre, pour pondre en mer. C’était pendant longtemps le moment choisi par les pêcheurs locaux pour tendre leurs calens (prononcer « câlin »), ces filets de 95 mètres de long étirés de part et d’autre du canal de Caronte. Une fois les muges pêchées, on incisait délicatement le ventre gonflé des poissons femelles pour recueillir la double poche d’œufs devant rester parfaitement intacte avant d’être lavée, salée, pressée et séchée. Au final, 100 kilos de poissons (mâles compris) donnent entre deux et trois kilos de poutargue.
Cette pêche traditionnelle a quasiment disparu aujourd’hui. La faute à la raréfaction piscicole et à des bancs de mulets fuyant un étang pollué par l’industrie et l’excès d’eau douce trop chaude rejetée par la centrale EDF de Saint-Chamas.
« Au début du XXe siècle, il existait une quinzaine de calens, il n’y en a plus qu’un seul aujourd’hui », constate Frédéric Paez. Cela n’a pas empêché ce jeune quadra d’origine toulonnaise et son épouse bretonne, Lucie, de reprendre en 2011 la conserverie artisanale La Saveur des Calanques, à Port-de-Bouc, pour perpétuer, entre autres, l’ancestral savoir-faire de la poutargue de muge.
Initié par la famille de pêcheurs qui tenait jusque-là l’entreprise, ce couple qui travaillait auparavant à Saint-Etienne, dans le monde de l’édition, déveine, sale et affine des poches ambrées que les Martégaux achètent traditionnellement (143 euros le kilo) sans manteau de cire. Noël est une période de pointe pour les consommateurs locaux, qui dégustent de préférence la poutargue en simples lamelles accompagnées d’un peu de pain, de beurre ou d’huile d’olive.
Une tradition juive tunisienne
Si, en Corse, demeure une petite production locale, Frédéric Paez reconnaît que La Saveur des Calanques ne peut fonctionner désormais qu’avec des œufs congelés importés des principales zones de pêche que sont aujourd’hui la Mauritanie, le Golfe du Mexique et l’Australie.
Une filière utilisée depuis plusieurs décennies par l’entreprise Memmi, et d’autres figures historiques, comme Koskas, de la boutargue made in France. Ou plutôt « made in Tunisie-sur-Seine ». Car avant l’engouement récent pour le « caviar de Méditerranée », la communauté juive tunisienne parisienne était, avec les Martégaux, la principale consommatrice de boutargue dans l’Hexagone.
La boutargue aurait débarqué en Tunisie avec les juifs venus de Constantinople, avant de s’imposer dans le patrimoine culinaire du pays. Une tradition prospérant grâce aux poissons pêchés notamment à l’embouchure du lac de Bizerte. « Dans ma jeunesse, on achetait soit la boutargue déjà séchée, soit les œufs de mulet frais pour la faire soi-même », se souvient Gérard Memmi, né à Tunis en 1957, avant que sa famille s’exile en France en 1967.
Indispensable ingrédient de la kemia, ces amuse-gueules – carottes au cumin, salades cuites et crues, bricks de pommes de terre – de l’apéro arrosés de boukha (eau de vie de figue) glacé, délice servi aussi lors des fêtes religieuses, la boutargue s’inscrit dans la mémoire collective de la communauté telle une madeleine iodée. Encore fallait-il pouvoir en trouver dans l’Hexagone.
« Ancien négociant céréalier, mon père a eu du mal à trouver un travail en France, se souvient Gérard Memmi. Il s’est lancé dans la boutargue, dans les années 1980, en réalisant qu’il pouvait acheter des œufs de mulet congelés à des importateurs. » Rue de l’Arbalète (Paris 5e) puis à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), l’entreprise familiale, reprise par Gérard Memmi en 1994, a fait son chemin. D’abord en ciblant les exilés tunisiens, puis en profitant du boom « poutarguier » des années 2010.
« J’avais découvert ce produit en Tunisie, il y a une trentaine d’années, mais c’est vraiment Memmi qui me l’a fait aimer », insiste Eric Briffard, en vantant l’équilibre de la texture et des saveurs d’une boutargue dont il adore aussi parer des asperges, une purée « bien lisse » de panais, une salade de brocolis ou de fenouil fraîchement découpé à la mandoline, mêlé à des segments d’orange, des olives noires et un trait d’huile d’olive.
Les 1 001 façons de la préparer
Cheffe brésilienne du restaurant Nosso (Paris 13e), Alessandra Montagne passe chercher ses provisions (« une boutargue sous cire, bien épaisse, pour la couper en tranches, une autre sous vide, plus sèche, pour la râper ») dans l’atelier d’Ivry-sur-Seine. « J’aime ce mélange de suavité et de légère amertume », explique-t-elle.
Parmi ses dernières créations : du maïs frais grillé au barbecue puis sauté au beurre, recouvert d’une mousse de maïs croulant sous les lamelles d’œufs de mulet. Mais aussi un lieu jaune vapeur, accompagné d’une crème de boutargue et d’un coleslaw de céleri et carottes lacto-fermentées, lié avec une mayonnaise à la boutargue.
Egalement auteur (avec Laurent Quessette et Josseline Rigot) d’un livre de référence, Boutargue – Histoires, traditions, recettes (Flammarion, 2019), l’expert Memmi rappelle que l’Asie est l’autre terre promise de ce que les Japonais appellent karasumi, et les Taïwanais (les plus gros consommateurs mondiaux) wuyuzi.
A Murcie, en Andalousie, on la déguste avec des amandes frites et un verre de xérès ; à Istanbul, les Turcs aiment l’accompagner de lamelles d’ail ; en Grèce, on la sale et on la sèche moins qu’ailleurs (à preuve la délicieusement tendre poutargue de Trikalinos, distribuée par Kaviari).
Mais l’Italie demeure le principal consommateur et producteur européen. En Sicile et surtout en Sardaigne, son fief de prédilection (on peut trouver à l’épicerie Rap, Paris 18e, une très rare poutargue de mulet péché dans la lagune sarde de Cabras). Les Sardes émincent la bottarga de muge sur du pain badigeonné d’huile d’olive ou des crostini aillés. Ils la râpent surtout sur des pâtes longues et fines ou sur les petites billes de leur fregola sarde.
A la tête du restaurant étoilé Le George (Paris 8e), le chef lombard Simone Zanoni aime la boutargue « à condition que celle-ci n’écrase pas tout sous son iode ». Il se fournit chez Koskas & Fils, dont la première des trois boutiques, Le Roi de la boutargue, a ouvert, porte de la Villette, en 1991.
Simone Zanoni l’utilise comme « exhausteur de goût » sur un carpaccio de poulpe ou de sériole, en décore, en été, une salade de concombre à la menthe et au vinaigre de kalamansi. Il twiste aussi un classique sarde, les spaghetti alla bottarga. Son secret : cuire les pâtes cinq minutes à l’eau salée, puis cinq minutes avec de l’ail et du piment confits dans l’huile d’olive mélangés à deux louches d’eau de cuisson, avant de lier cette « pasta risottata », hors du feu, avec de la boutargue râpée fondant dans la sauce à la manière du parmesan.