«Sans bar-mitsvah, je ne suis rien!» : bienvenue dans l’univers du clown juif des «Simpson»

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Le personnage le plus singulier de la série d’animation américaine est un clown millionnaire et autodestructeur. Krusty, ce double négatif d’Homer, est hanté par un judaïsme tourmenté.

Demandez aux fans des « Simpson » de nommer, parmi les personnages illustres de la série, le plus sinistre de tous : il y a de grandes chances pour qu’ils répondent M. Burns, le patron d’Homer Simpson. Pourtant, il en est un autre qui, selon nous, devrait décrocher la palme. Son nom est Krusty, il est clown, et il est la tristesse incarnée. D’une certaine manière, il incarne le double négatif d’Homer.

Quoi ? Vous n’aviez jamais noté la similitude physique entre Krusty et Homer ? Elle est pourtant frappante pour une raison simple : le créateur des « Simpson », Matt Groening, avait en effet trouvé amusante l’idée que Bart trouve son père nul alors qu’il se consumait d’admiration pour un clown télévisé qui lui ressemble en tout point.

Krusty, sosie d’Homer, donc. Mais il est aussi dépressif, solitaire et autodestructeur que papa Simpson, malgré la cohorte de ses défauts (idiot, glouton, flemmard, inconstant…), est un gars joyeux et bon citoyen de la bonne ville de Springfield. Si Homer fait rire, c’est souvent à ses dépens alors que Krusty a une vis comica extraordinaire – il plaît même à Lisa Simpson, l’intello de la famille.

Homer est un Monsieur Tout-le-monde (d’ailleurs, « Simpson » est le patronyme courant par excellence outre-Atlantique), quand, de Krusty, on ne voit qu’un être marginal, blessé, presque effrayant.

Alcool, coke, jeu, prostituées

Mais ce « presque » est important. Car la finesse de Matt Groening est de n’avoir pas cherché à utiliser la figure du clown terrifiant, omniprésente dans la culture américaine – voir John Wayne Gacy Jr. (1942-1994), l’authentique serial killer clown ou Grippe-Sou, le monstre de « Ça » (1986) de Stephen King. Si Groening a dit s’être inspiré d’un véritable clown télévisé de son enfance, un certain Rusty Nails (1928-2015), son Krusty va plutôt piocher dans « la Grimace » (1963), le fascinant roman de Heinrich Böll mettant en scène un clown alcoolique, amer et clochardisé. Ou dans le clown sombre, cigarette au bec de « Soir bleu » (1914), l’un des plus beaux tableaux d’Edward Hopper.

De fait, Krusty n’est pas seulement le double d’Homer : il est, à lui seul, une dualité. Son nom déjà. En anglais, l’adjectif « crusty » a deux sens, signifiant à la fois « croustillant », mais aussi « bourru », « hargneux ». Une multitude d’épisodes le montre passant d’un état extrême à l’autre : hilare quand la lumière est sur lui, acariâtre dès que le rideau vient de tomber. Krusty n’est qu’un masque qui dissimule un abîme de misère humaine : alcool, coke, jeu, prostituées, dépression, fricotage avec la pègre… Comme si, derrière le maquillage, ce personnage ne savait pas qui il était vraiment.

C’est précisément l’axe central de la polarité Homer/Krusty : l’identité. Homer est inscrit dans une généalogie bien établie, celle d’un Wasp ordinaire, fils d’Abraham Simpson (prénom de fondateur de civilisation s’il en est), alors que Krusty est une créature désaxée, en rupture. Il a perdu très jeune sa mère Rachel (saison 4, épisode 19), a été rejeté par son père, Hyman (saison 3, épisode 6), n’a ni femme – bien qu’il ait été marié pas moins de quinze fois – ni enfants – sauf illégitimes.

Une blessure originelle

Pourquoi tant de solitude ? Parce qu’il est sans racines. Ou plutôt : parce qu’il a été amputé de ses racines. Son vrai patronyme est en effet Herschel Krustofsky. Il a grandi dans le Lower East Side, le quartier juif de Springfield, élevé par son père, le très strict rabbin Hyman. Fils, petit-fils et arrière-petit-fils de loubavitch, le petit Herschel aurait tout pour se sentir très enraciné. Mais voilà, il y a une blessure originelle : son père n’a jamais soutenu sa vocation comique. « Un clown n’est pas un membre respecté de la communauté, tonne-t-il (saison 3, épisode 6). La vie, c’est pas de la rigolade, la vie, c’est sérieux ! » Et comme le petit s’obstinait, Hyman l’a chassé du logis.

Orphelin, Krusty a donc résolu de se construire tout seul. Il a d’abord été mime dans le Mississippi (saison 1, épisode 12), avant de décrocher sa propre émission au début des années 1960, au départ un talk show pour adultes (saison 4, épisode 15) qui a fini par plaire aux enfants après vingt années de galère. Krusty a mangé de la vache enragée, comme on dit. Il a aussi mangé du porc – et cela n’est pas un indifférent.

« I don’t do the Jewish stuff ! » (« Je fais pas dans les trucs juifs ! »), hurle-t-il à la face de l’un de ses partenaires d’antenne (saison 4, épisode 19) qui lui sert un plat ashkénaze. Et, idée géniale des scénaristes, alors que sur le plateau télévisé, notre clown s’échine à faire la promotion d’une gamme de rôtis de porc estampillée « Krusty », il s’effondre, terrassé par une crise cardiaque (saison 1, épisode 12). La tête s’obstine à renier les racines mais le cœur, lui, sait.

Crise existentielle

De fait, après avoir renoué, grâce à Bart et Lisa, le contact avec papa Hyman (saison 3, épisode 6), Krusty se sent à nouveau pleinement juif. Mais horreur : un jour qu’il se promène sur le « Jewish Walk of Fame » de Springfield – un trottoir où s’alignent les noms de tous les people juifs de la ville – il découvre que son nom ne s’y trouve pas (saison 15, épisode 6). Après vérification, on lui répond qu’il n’est pas considéré comme juif, puisqu’il n’a pas accompli sa bar-mitsvah ! Son rabbin de père, trouvant qu’il manquait de sérieux, ne l’a jamais programmée… « J’avais peur que tu te moques de moi pendant le sermon. »

Cela déclenche une crise existentielle chez le fiston : « Sans bar-mitsvah, je ne suis rien ! », pleure-t-il. Le voilà qui entreprend donc de faire sa communion pour renouer avec une identité blessée. Après une bar-mitsvah-spectacle ridicule de clinquant (avec Mister T en guest star !), Krusty comprend que la foi n’a rien à voir avec les effets scéniques et élit une petite synagogue anonyme. Réconcilié avec son père, avec lui-même, il a la joie, enfin, d’entamer une carrière dans un humour qu’on peut, cette fois, vraiment qualifier d’humour juif.

Par Arnaud Gonzague