Après quarante années de recherches consacrées à la Shoah, Annette Wieviorka a enquêté sur le destin de sa propre famille. Elle reçoit le prix Femina essai.
On ne compte plus les ouvrages d’Annette Wieviorka consacrés à la Shoah, aux camps d’Auschwitz, de Drancy. Pas une fois, elle n’y avait évoqué le destin des siens. « L’histoire de tous plutôt que celle des miens : l’évitement du “je” au profit du “nous” », écrit-elle à la fin de Tombeaux, primé ce lundi par le prix Femina 2022.
Dans les premières pages, on apprend que, en 1979, à son retour d’une Chine aux sirènes maoïstes, elle, dont les ancêtres avaient été tués par un autre totalitarisme, avait envisagé un livre sur son grand-père paternel, Wolf Wieviorka, écrivain yiddish mort à Auschwitz. La rédemption personnelle avait dérivé vers un ouvrage consacré aux Mémoriaux juifs de Pologne. La mise à distance déjà. Le passage par d’autres traces remises en ordre.
« Cette connaissance fine de la topographie des camps combinée aux centaines de témoignages de survivants que j’ai enregistrés ou lus, dont j’ai parfois écrit la préface, auraient dû combler le vide creusé par la disparition des miens et me permettre d’imaginer leur sort. Il n’en est rien. » Un temps pour les autres, un temps pour les siens.
Puzzle
Autobiographie de ma famille : ce sous-titre, aussi beau que troublant, suggère qu’il y aura peut-être du « je », l’autobiographie, mais au nom d’un « nous », encore, mais plus resserré cette fois. Comment mieux dire l’effacement d’une historienne qui prête sa plume et son expérience pour un kaddish familial ? Les décès d’une tante et d’un cousin morts sans descendance, sans passation, l’ont incitée à franchir le pas d’une quête qui se veut transmission.
« Nous n’avons rien trouvé », note-t-elle après la disparition de la tante Berthe. Elle trouvera plus tard – car quand on cherche, on trouve –, notamment cet avortement mystérieux en 1946 qui mena une partie de la famille Wieviorka devant la justice. Le confinement de mars 2020 aura servi de déclic. Le temps suspendu permit d’envisager le puzzle de ces pierres glanées au fil des ans et déposées enfin sur la page.
Les branches Perelman et Wieviorka provenaient de villes assez proches à l’est de Varsovie. « Mes grands-pères appartiennent au même groupe social : naissance en Pologne, émigration en France après la Grande Guerre, langue yiddish, sensibilité politique à gauche. Pourtant, ils semblent vivre dans des mondes différents, jusqu’aux traces qu’ils ont laissées. Wolf, toujours aussi désinvolte à l’égard de l’administration, marginal dans l’immigration, est pratiquement invisible dans les archives. Mais il a beaucoup écrit, et ses fils, Méni et Aby, étaient des conteurs. Les Perelman, eux, étaient des taiseux. »
«J’ai nagé. Je n’ai pas fait un geste pour sauver ma mère »
Wolf et sa femme, Guitele, ouvrent une cantine juive, au 11 de la rue d’Ulm, à Paris, où l’intelligentsia juive fauchée trouve refuge avant que Wolf, nouvelliste, ne lance des revues puis ne devienne journaliste. Si les Wieviorka vivent très pauvrement, Chaskiel Perelman, devenu le tailleur de Horace de Carbuccia, le patron du journal Gringoire, installe sa famille dans des quartiers plus huppés. Annette Wieviorka, qui ne veut pas s’en tenir à leur persécution, ordonne les sources afin de reconstituer la vie de chacun selon les générations.
Pour tenter aussi de savoir ce que signifiait être un juif étranger dans les années 1930. Après la rafle du Vél’ d’Hiv, les Perelman quittent Paris pour Nice. Alors qu’elle franchit en bateau la ligne de démarcation, la grand-mère Hawa Perelman, mitraillée par les Allemands, tombe dans la Saône et se noie devant sa fille, Rachel. « Quand j’ai osé questionner ma mère à la fin des années 1980, elle m’a dit : “J’ai nagé. Je n’ai pas fait un geste pour sauver ma mère.” » Rachel retrouve son père à Lyon, puis ils se cachent à Grenoble.
Dans les pas des siens
L’oncle Roger, pris dans la rafle de mai 1941, enfermé à Pithiviers, puis dans une ferme, s’évade ; Paris, Grenoble : il échappe une nouvelle fois à un groupement de travailleurs étrangers, rejoint Nice, où il est pris alors qu’Alois Brunner, à l’automne 1943, y rafle plus de 3 000 juifs. Première coïncidence : c’est dans cette ville-refuge que Wolf Wieviorka, son épouse, Guitele, et leur fille Anna sont arrêtés, puis emmenés à Drancy d’où ils seront déportés. Seul Roger, encore, survivra, pour devenir un grand pédiatre. Les parents d’Annette, Aby Wieviorka et Rachel Perelman, ne se rencontreront qu’en 1945, mais, autre coïncidence, des membres de ses deux familles étaient partis en 1943 dans le même convoi.
Aby et Meni, les fils de Wolf, ont quitté Nice depuis septembre 1942. Ils passent en Suisse par le col de Coux : l’enquêtrice décide alors de grimper le col, malgré « les difficultés qui excédaient de beaucoup [s]es capacités de Parisienne septuagénaire ». Mettre enfin ses quarante ans de recherches, sa passion, sa rigueur, dans les pas des siens : telle est l’entreprise d’Annette Wieviorka qui lui évite ainsi tout pathos. Sa démarche s’étend à des amis ou à des silhouettes proches de ses familles. Ainsi, cet Henri Kunslinger mort à Auschwitz qui fit passer Aby et Méni en Suisse et dont elle rassemble des indices avant d’écrire, pour une fois : « Je le pleure. » Comme si elle se reconnaissait dans cette figure du passeur.
Tombeaux. Autobiographie de ma famille, d’Annette Wieviorka (Seuil, 384 p., 21 €).