Figure de CNews se revendiquant de gauche, le jeune penseur proche de BHL se fait remarquer avec un roman sur le métavers.
Dans le grand Kamoulox qu’est devenue notre époque, une information a attiré notre attention : grâce à un roman sur le métavers (les Liens artificiels), un philosophe de 24 ans, proche de BHL et chroniqueur à CNews, s’est retrouvé sur les listes du Goncourt, du Goncourt des lycéens, du Renaudot et de l’Interallié. Cela ne vaut peut-être pas la rumeur selon laquelle Christophe Castaner voudrait devenir chef du gouvernement de Monaco, mais on se situe quand même à un bon niveau de what the fuck. Comment parlera-t-on de Nathan Devers – le jeune homme en question, qui a déjà publié trois essais – dans dix ans ? Après notre rencontre dans un café parisien (il boit un verre de rouge, fume des Marlboro Gold et porte un col roulé), nous n’avons pas de réponse définitive à apporter. Sera-t-il un néo-Houellebecq ? Un penseur obscur ? Ou l’héritier millennial de Raphaël Enthoven et d’Alain Finkielkraut ? «Je me pose la question aussi, interroge son éditeur chez Albin Michel, Nicolas de Cointet. Je ne pense pas qu’il abandonne la pédagogie ou qu’il devienne la caricature de lui-même. Car il est humble. C’est fondamentalement quelqu’un de l’écrit, mais il est éloquent.» Tentons de cerner l’individu par ses paradoxes.
Nathan Devers est doué et soutenu
Avouons : c’est à cause d’un préjugé qu’on a voulu en savoir plus sur lui. Un gamin ainsi adoubé par le monde littéraire, nous disions-nous, était forcément l’œuvre de mystification d’un petit et puissant réseau parisien. Pourquoi cette présomption ? L’intéressé, beau garçon encensé par Frédéric Beigbeder, est depuis quatre ans (!) l’éditeur de la Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy. Cela revient à faire partie d’une écurie intellectuelle. «J’ai écrit à BHL après avoir vu sa pièce Hôtel Europe [en 2014, ndlr], raconte Nathan Devers. J’avais adoré le texte, une réflexion sur cette civilisation sans fondement.» BHL a prêté attention au normalien, qui a dû s’y reprendre à plusieurs fois pour se faire remarquer, à partir de 2017. «Nathan est d’une exigence extrême et d’une grande bonté», dit le grandiloquent essayiste, qui voit dans son roman «un livre important». Il va jusqu’à le comparer à George Orwell, celui de 1984 et la Ferme des animaux.
On n’ira pas aussi loin. Le bouquin a ses longueurs, ses facilités. Mais il est souvent brillant, profond, impressionnant, surtout pour un si jeune auteur. Il relate la destinée d’un type paumé devenant le héros d’un monde virtuel créé par un simili-Zuckerberg français. Thèse directrice : le désir de métavers est le dernier avatar de l’aspiration métaphysique de l’être humain, de la volonté d’oubli de son corps. Soit un énième Paradis. «Cela peut arriver qu’un bon texte soit lu et reconnu», ironise Nicolas de Cointet, qui a reçu le manuscrit par le biais d’une connaissance commune alors que les anciennes maisons (Grasset, Flammarion) de l’auteur n’avaient bizarrement pas embrayé.
Nathan Devers est heideggerien et juif
Le roman est dédié à la compagne de l’écrivain (sa copine de lycée, mannequin, étudiante en droit), ainsi qu’à Gainsbourg et Heidegger. Devers, qui admire Sartre («un personnage sublime»), Proust, Céline et Aragon («un romancier génialissime», on est d’accord), fait partie de cette étrange communauté des adorateurs du phénoménologue. A Normale Sup, il animait un club de lecture dédié au philosophe allemand. Il apprécie chez lui «la remise en question de la place de l’homme dans la nature» et «la pensée des révolutions techniques». Agrégé de philo, Nathan Devers enseigne aux L1 de l’université de Bordeaux. Il travaille aussi à une thèse sur l’énactivisme, un courant philosophique américain ultrapointu qui s’intéresse aux sciences cognitives.
Peut-on idolâtrer un nazi convaincu tout en étant juif ? «Cela ne disqualifie pas Heidegger. C’est ce qu’il faut questionner.» Fils du neurologue Lionel Naccache et d’une ex-cadre dans le marketing, Nathan Devers (son nom est un pseudo) n’aurait pas souhaité d’autres parents. Les siens sont «des gens bien, attachés à ce que les rapports humains, amicaux, familiaux aient du sens. Ils ont la maladie du sens et le culte de la parole». Avec son petit frère, il a grandi dans le quartier privilégié d’Auteuil à Paris. «Nous ne sommes pas une famille d’argent. Mais les revenus étaient confortables.» Le jeune homme a eu une «enfance très religieuse, bercée dans la pensée juive».
Il est allé beaucoup plus loin que ses géniteurs dans la pratique, portant la kippa, priant tous les matins à la synagogue, passant son temps dans les écrits sacrés et leurs interprétations. «Je voulais être rabbin», d’un genre ressemblant à l’œcuménique Gilles Bernheim. Il aime cette «religion merveilleuse» pour son rapport obsessionnel au texte, sa langue poétique et sa relation adulte à un Dieu dont n’est attendu aucun miracle. Un jour, au lycée, il a brutalement cessé de croire. «Je ne sais pas si je sais pourquoi.» C’est arrivé après une lecture de l’Ecclésiaste. Comme une révélation spinoziste. «La religion existe parce qu’on a envie qu’elle existe, souffle-t-il. C’est formidable de se réveiller le matin en pensant que le monde a un sens autour de soi.»
Nathan Devers est «de gauche» et à CNews
Depuis qu’il a été reçu un jour au café du commerce de Pascal Praud pour un précédent livre, il est un habitué de la chaîne d’info favorite de l’extrême droite. Mais que fait-il dans ce bousin ? «Je parle et j’écoute», rétorque-t-il, amusé. «J’aime bien l’exercice de commenter l’actualité. Ça connecte au réel.» Grâce à cette activité, dit-il, il a creusé des sujets auxquels il ne se serait jamais intéressé sans cela. Comme tous ceux qui participent à cette mascarade télévisuelle, il vante les vertus de la dispute et du désaccord. Et de citer le zemmourien Jean Messiha, personne «intellectuellement estimable», selon lui. Notre visage doit alors dire l’horreur : notre vis-à-vis se reprend aussitôt, embarrassé, expliquant que c’est le fait de débattre avec Messiha qui peut être «intellectuellement estimable». La conversation prend à cet instant un tour laborieux.
Il se présente en «intellectuel de gauche». D’une «gauche sociale, libertaire, civique». Il se revendique de Foucault, Deleuze, Ruwen Ogien. Apprécie la Nupes sans la chérir. Il ne vote pas aux présidentielles, préférant les idées aux personnes. Il n’a aucune opposition morale à la GPA, se dit féministe mais n’a «pas été transcendé» par le Despentes, veut «super-taxer» les super-profits. Il est pour la légalisation du cannabis mais n’a jamais consommé ni cocaïne ni MDMA – il doit être l’un des rares écrivains de Paris dans ce cas. Et l’islam alors ? On a attendu la fin de la discussion, de peur qu’un masque tombe. «Je ne pense pas que la communauté musulmane soit une menace. J’ai été religieux. Quand on l’a été, on a de la distance.» Reparlons-en dans dix ans.
Jérôme Lefilliâtre