Provoquées par la mort, le 16 septembre 2022, de Masha Amini, 22 ans, trois jours après son arrestation par la police des mœurs à Téhéran pour tenue « inappropriée », les manifestations et les violences sont depuis quatre semaines quotidiennes en Iran.
Elle avait des yeux sombres, enveloppés de longs cils, surmontés de sourcils abondants et dessinés comme une icône, profonds et tristes, mélancoliques et ténébreux, empreints d’un charme suranné, à l’expression gracieuse, peut-être soumise, peut-être pas ; elle baissait le regard par pudeur, elle n’avait pas l’habitude d’affronter ceux des autres, ni de les chercher, elle voulait travailler, faire des courses, sortir et danser, bavarder avec ses amies, prendre un thé. Elle voulait juste déjeuner en paix, comme dans la chanson.
Elle avait une bouche charnue rehaussée par un rouge à lèvres rouge sang, une peau couleur de parchemin, couleur de sable, de miel et d’or. Elle avait un nez fin, discret, suave, des pommettes hautes rehaussées par l’éclat du blush, elle portait un sourire sibyllin comme une Joconde, un peu nostalgique non pas du passé mais de ce qu’elle n’a pas vécu. Une lueur espiègle, sans défiance et sans défier, juste un air de dire sans oser le faire, et faire ce qu’il faut pour donner le change – mais elle n’en pense pas moins et un jour, oui, un jour elle dira ce qu’elle a sur le cœur, et ce jour-là, le monde entier le saura.
Elle portait une tunique noire sur son corps de jeune femme qu’elle cachait depuis qu’elle avait 10 ans, même si c’était jeune, mais par égard, par pudeur, par honte, par peur, par terreur, parce qu’il ne fallait pas le montrer, elle dissimulait ses formes sous une masse informe, un tissu couvrant l’ensemble épaules, torse, jambes, tout ce qui ne se montre pas, qui est inavouable, qui ne doit pas attirer le regard des hommes, parce qu’un corps est une menace, une affirmation de soi, parce qu’un corps désire et se désire, parce qu’un corps habillé est un corps politique. Elle n’était pas politique, elle n’était pas angélique, elle n’était pas dans l’action, peut-être dans la réflexion, celle qui pose les questions sans trouver de réponse, elle était un point d’interrogation posé sur le monde. Elle était mutine, de son pays orpheline, elle était posée là, on ne sait pas trop pourquoi, ni pourquoi là-bas, elle ne savait rien, elle était trop jeune sans doute, inexpérimentée, mais courageuse quand même. Elle était heureuse malgré tout, cela se voit à son sourire qui en dit long sur l’aboutissement de sa réflexion, et peut-être une décision : celle de ne pas se laisser vaincre par la peur. Un jour elle aurait l’audace de dire et de faire ce qu’elle veut, de revendiquer son choix, dût-elle essuyer les regards méprisants, haineux et malveillants, dût-elle faire face aux cris et aux hurlements, dût-elle prendre des coups. Mais fallait-il qu’elle les prenne ? Pourquoi elle et pas une autre ? Parce que les autres sont anonymes, et elle s’est fait reconnaître dans un monde où tout est fermé, muselé, dans un monde coupé du monde, où ne filtrent que quelques images, une femme qui noue son chignon, une fille qui chante, et soudain qui fait le tour du monde grâce aux réseaux.
Elle avait des longs cheveux noirs, épais comme une laine sombre, noir de jais, noirs comme ses yeux, noirs comme son voile, des cheveux si noirs qu’ils pouvaient être luisants, et reflétaient l’éclat du soleil, des cheveux miroitants dans lesquels il était possible de se perdre, et sans doute de s’y pendre par amour, dans cette chevelure si abondante, si épaisse, si sombre et si soyeuse, si libre qu’elle aussi peut inspirer la peur, si longue qu’elle peut séduire n’importe qui, qu’elle pouvait envoûter et faire se pâmer les cœurs les plus récalcitrants et prendre le pouvoir sur eux, les enchaîner, peut-être, les engloutir, faire un nœud autour de leur gorge et les étouffer. Ou simplement, très simplement, comme toute jeune fille, simplement les séduire tant ces cheveux étaient beaux, et vivants et sombres, et noirs comme la mort.
Eliette Abécassis