Illana Weizman : “Il n’y a pas à gauche une prise en compte suffisante de l’antisémitisme”

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PRODLIBE
Militante féministe et antiraciste, Illana Weizman pose la question du déni de l’antisémitisme au sein de la gauche dans son livre Des Blancs comme les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme (Stock, 2022). Un témoignage sensible et incarné, qui traduit une colère montante chez les Juifs de gauche.

“J’ai connu l’antisémitisme toute ma vie, mon plus lointain souvenir remontant à la maternelle, et cela ne fait pourtant que quelques années que ce vécu émerge véritablement”, écrivez-vous au début de votre ouvrage. Pouvez-vous revenir sur l’origine de votre prise de conscience d’un problème lié à votre statut de femme juive ? Qu’est-ce qui vous a poussé à réfléchir à la non-place de la lutte contre l’antisémitisme au sein des luttes antiracistes ?

Illana Weizman : C’est vraiment l’entrée en féminisme qui m’a fait prendre conscience de mon identité juive. En devant activiste féministe, en prenant la parole sur les réseaux sociaux et ailleurs, j’ai mesuré peu à peu que des traces d’antisémitisme remontaient à la surface : des choses que j’avais longtemps occultées moi-même, dans une sorte de déni. Lorsque mon éditrice m’a contactée, voyant que je m’intéressais à l’antiracisme, j’ai réfléchi à ce que je vivais en silence. La proposition éditoriale tombait donc au bon moment : j’étais prête à mettre au clair cette question qui m’animait secrètement depuis des années. J’ai eu envie de mettre dans le débat public ce sujet, alors même que ces voix restent encore minoritaires. Cela ne fait que quelques années que les Juifs de gauche prennent la parole sur l’antisémitisme en France, qui pour l’instant restaient dans les mains des penseurs de droite, pour le dire vite. J’ai été très marquée par des lectures, comme celle de Cloé Korman, autrice de Tu ressembles à une juive (Éditions du Seuil, 2020), mais aussi par des groupes intersectionnels juifs, des groupes marxistes juifs… Ce terrain de réflexion est encore en friche ; je me suis donc dit que c’était le moment d’écrire, depuis ma propre situation.

Mais cette réflexion sur l’antisémitisme est-elle vraiment nouvelle chez vous ? N’était-ce pas un récit partagé dans votre cercle familial depuis votre enfance ?

C’était un peu mis de côté, on n’en parlait pas beaucoup. C’était le résultat d’un déni ambiant, on pouvait se dire que ce n’était pas aussi grave que cela, moins grave que le racisme anti-noir ou l’islamophobie. On pouvait se dire que les manifestations de l’antisémitisme étaient banales : parfois une agression physique, parfois un propos au détour d’une conversation. De par mon activisme sur les réseaux sociaux, j’ai réalisé en fait que mon vécu était courant ; plein de témoignages confirmaient ce que je ressentais dans ma propre vie. Toutes les personnes juives me rapportaient des événements antisémites répétés. La Shoah a été un événement tellement paroxystique de l’antisémitisme que cela a un peu effacé ou banalisé son actualité quotidienne. Comme par exemple lorsque j’étais au collège et que j’entendais « Fais pas ta juive », ou des réflexions durant mes études, du genre « Toi, tu n’auras pas de souci à trouver un stage, avec tes réseaux ». Des petites réflexions banales qui, en soi, ne sont pas très graves, mais qui, comme en parlait très bien l’écrivain Albert Memmi, créent un bouleversement interne. Car ces petits signes s’additionnent à d’autres occurrences. C’est pour cela que je parle de système : il existe un continuum de violences verbales et parfois physiques. Alors qu’on a longtemps cru après la Shoah que l’antisémitisme était résiduel, on mesure aujourd’hui la résurgence de l’antisémitisme ; il trouve de nouveaux interstices, de nouvelles réactivations. Ce qui était important pour moi, c’est ce que ce livre soit incarné, que je parle à la première personne. Pour comprendre le processus de racialisation, comment on devient Juif par le regard hostile, par l’expérience de l’hostilité, voire de haine, tout au long de la vie.

Quel crédit accordez-vous à l’expression de “nouvel antisémitisme”, portée aujourd’hui par certains auteurs, souvent à droite, déclarant qu’il serait désormais d’origine arabo-musulmane ?

C’est une formulation problématique. La politologue Nonna Mayer explique bien que le terme de « nouvel antisémitisme » est biaisé car il laisse penser que le nouveau viendrait supplanter l’ancien. En fait, ce qu’on constate dans le nouvel antisémitisme, c’est un recyclage, un renouvellement du profil de ses adeptes, notamment dans certaines familles musulmanes. Mais ce qui me semble très important, c’est de prendre la question de manière globale, sur tous les fronts. Je m’élève contre certaines voix – comme celles d’Élisabeth Lévy, de Pierre-André Taguieff et d’autres– qui affirment que le nouvel antisémitisme est monopolistique et que l’antisémitisme d’extrême droite se réduit à quelques blagues grivoises en fin de repas. Non, c’est faux. Le vieil antisémitisme, matriciel, originel, venu de la chrétienté et de l’extrême droite, est toujours omniprésent. Il est simplement plus insidieux ; on ne peut plus dire ouvertement « sale youpin », « les Juifs, faut les gazer ». Mais des signaux faibles persistent. Si l’extrême droite arrive au pouvoir, on peut être certain que les Juifs seront visés, autant que les musulmans ou d’autres populations minorisées. Je récuse donc le terme « nouvel antisémitisme » en ce qu’il occulte l’ancien. De la même façon qu’il faut dénoncer le terrorisme islamiste, profondément antisémite, même si je ne fais pas l’amalgame entre islam et islamisme. Quand Youssouf Fofana, chef proclamé du « gang des barbares », enlève et torture Ilan Halimi, c’est fait sur la base d’un trope antisémite très ancien : les Juifs ont de l’argent ! Les mêmes mythologies sont recyclées dans d’autres couches de la population. L’antisémitisme est transversal. Il faut donc prendre le problème dans sa complexité et ne pas s’en servir comme instrument politique, comme si ce n’était que le fait des musulmans et d’autres. Il y a aussi un antisémitisme blanc, bourgeois, il ne faut pas l’oublier. Or, l’extrême droite récupère l’antisémitisme dit des banlieues en se positionnant comme le défenseur des Juifs. C’est terrible, et symptomatique de la confusion autour de la notion de nouvel antisémitisme.

Le meurtre d’Ilan Halimi en 2006 fut-il selon vous un événement clé dans la prise de conscience d’une réactivation de l’antisémitisme ?

C’est un moment traumatique pour la communauté juive ; j’en garde un souvenir très fort. Comme les meurtres de Mohammed Merah en 2012 ou l’attentat de l’Hyper Cacher en janvier 2015. Après les attentats antisémites, les Juifs se sentent souvent très seuls, y compris dans les marches. Les Juifs ont le sentiment que cette violence n’est pas prise à sa juste mesure. Il n’y a pas de mouvement collectif national autour de cette question. C’est un sentiment très commun parmi les populations juives de se sentir assez seules, après de tels événements. À chaque fois, on doute du mobile antisémite. Quand Jean-Luc Mélenchon dit de Merah qu’il ne représente rien, que c’est juste un imbécile, il occulte la dimension antisémite de l’acte, la dépolitise et nous prive ainsi de leviers d’action pour lutter contre cet antisémite virulent.

Votre livre interroge surtout le déni de la gauche radicale sur cette question. Comment interprétez-vous ce déni ?

J’ai beau appartenir au camp idéologique de la gauche, je ne peux pas me satisfaire de cet angle mort. Il n’y a pas dans mon camp une prise en compte suffisante du problème. Il y a trop souvent un déni du problème qui est plus violent encore que son absence de prise en compte. Car quand on expose les faits, on s’entend dire qu’on joue aux victimes, qu’on en rajoute. C’est ce contre quoi je lutte. Il existe quand même des clichés très ancrés au sein de la gauche radicale. Des études statistiques sortent tous les ans ; la dernière radiographie de l’antisémitisme, datant de mai 2022, met en lumière un pourcentage quasiment égal entre les sympathisants du RN et ceux de la France insoumise sur les clichés éculés : les Juifs auraient trop de pouvoir dans les médias, dans la finance… À gauche, il y a cette cristallisation de l’antisémitisme autour du Juif capitaliste qui tient les ficelles de la finance. Ce très vieux cliché vibre tout juste au niveau de la conscience des gens qui le portent en eux. Je me dis qu’avec de la pédagogie et davantage d’informations, certains seront capables de regarder leurs propres biais et de les défaire. C’est vrai que je ne les ménage pas. Mais je suis dans la volonté de discussion, sauf exception. Je parle avec des groupes de gauche, avec les Insoumis par exemple ; je pense que si on les met face au problème de cet angle mort, ils seront capables de les entendre pour une bonne partie d’entre eux.

Les préjugés antisémites sont-ils si communs dans la gauche radicale ?

Oui. Je parle de la « fragilité goy », en décalant le concept de « fragilité blanche » de Robin DiAngelo qui s’intéresse au racisme anti-noir aux États-Unis et démontre qu’être raciste n’est pas l’apanage de ceux qui le verbalisent, que les progressistes blancs sont ceux qui causent le plus de dégâts au quotidien aux individus noirs, car ils refusent de reconnaître leur participation au système raciste. À gauche, ceux qui se disent progressistes ne peuvent pas admettre les angle morts de leur antisémitisme, au nom même de leur croyance progressiste. Il n’y a pas de remise en question. Or, ceux qui ne sont pas capables de regarder certains biais chez eux permettent de faire perpétuer ce système ; ce sont eux que je vise. Le déni est le gros problème.

Les combats contre le racisme et contre l’antisémitisme ont longtemps été associés dans l’histoire politique. Pourquoi, selon vous, cette cause commune semble-t-elle fissurée aujourd’hui ?

L’antisémitisme est un racisme mais il le déborde un peu, c’est un racisme particulier. On ne sait pas trop comment le définir, on ne sait pas où placer la minorité juive ; cela nous porte préjudice car on ne sait pas très bien quoi faire de sa différence. La question israélienne, notamment après la seconde intifada, est surtout venue brouiller la lutte contre l’antisémitisme en France, alors qu’elle devrait à mon sens être déconnectée de la question d’Israël. Car l’antisémitisme précède la naissance d’Israël et le sionisme ; c’est un processus européen. À mon avis, on ne devrait pas parler d’Israël lorsqu’on aborde la question de l’antisémitisme. De la même façon, les personnes qui brandissent l’antisémitisme dès qu’il y a une critique du gouvernement israélien, se trompent : on peut tout à fait critiquer des décisions gouvernementales, la colonisation, l’expansion dans les territoires occupés, par exemple, sans être antisémite. Il est vrai qu’il y a une frontière poreuse entre l’antisionisme et l’antisémitisme, il faut regarder au cas par cas. Par ailleurs, des personnages médiatiques comme Dieudonné ont fait du mal au sein de la cause antiraciste ; en montant en épingle la compétition entre les Juifs et les Noirs : « On parle beaucoup de la Shoah, mais on ne parle pas de l’esclavage ; regardez les Juifs qui tirent la couverture de la souffrance sur eux. » Il est important de rappeler les similitudes entre les vécus, les passés communs. Le système raciste vise toutes les minorités, il a une essence commune, même s’il se manifeste différemment selon les minorités. C’est vrai qu’aujourd’hui, on entend plus dans l’espace public de discours islamophobes que de discours antisémites, mais comme le faisait remarquer Serge Klarsfeld, le discours-narratif antimusulman actuel ressemble étrangement au discours anti-juif d’avant la Seconde Guerre mondiale. Je me dis qu’il est dommage de ne pas se servir des outils que certains ont forgé dans leurs souffrances respectives pour défaire d’autre types de racisme.

L’impact de la question israélo-palestinienne est-il décisif dans cette résurgence ?

Oui, cela un impact à cause de cette assimilation des Juifs à Israël. Qu’ils y vivent, qu’ils soient en diaspora, qu’ils soient sionistes ou pas, cette assimilation conditionne la question de la lutte contre l’antisémitisme en diaspora à la question israélienne, alors que cela devrait être déconnecté. Un ex-militant juif du NPA m’a confié qu’avant de prendre la parole dans une assemblée générale, il devait se désolidariser d’Israël et dire qu’il n’était pas sioniste ; or, cela n’a rien à voir. C’est cela l’antisémitisme : une essentialisation ; on assimile les Juifs à Israël. Les Juifs seraient devenus des « super Blancs », comme le dit le philosophe hongrois Balázs Berkovits, des oppresseurs en puissance, par assimilation avec Israël. N’importe quel Juif dans le monde deviendrait un colon suppôt du sionisme. On ne peut pas faire fi de le question israélienne car elle imprègne le débat, mais il faut vraiment déconnecter les deux sphères. De la même façon, quand Manuel Valls veut faire passer sa loi associant l’antisémitisme et l’antisionisme, c’est problématique ; on peut être antisioniste sans être antisémite, on peut être antisioniste en étant antisémite ; quand on invective Finkielkraut dans la rue en lui disant « Retourne à Tel Aviv, sale sioniste », on le traite de sale Juif. C’est vrai que l’antisionisme est devenu un cache-sexe de l’antisémitisme, mais dans le même temps, la critique du gouvernement israélien est légitime.

Êtes-vous confiante dans la possibilité de nouer des discussions et des luttes autour de cette question ?

Les dissensions sont toujours très à l’œuvre. Je le vois sans cesse sur mes réseaux sociaux ; dès que je parle d’antisémitisme, j’ai des dizaines de personnes qui twittent « On en a marre d’entendre parler des Juifs, deux poids deux mesures… ». Un esprit de compétition des mémoires délétère reste actif. Mais ce que j’observe aussi sur le terrain, me rassure : pour parler avec beaucoup d’activistes, notamment des femmes musulmanes et noires, dans des courants intersectionnels, je vois beaucoup d’écoute, d’empathie, de volonté de comprendre comment se manifeste ce rejet. J’ai une une longue discussion avec la rédactrice en chef du Bondy Blog, très à l’écoute et intéressée par mon discours. Je sens que quelque chose se passe, qu’on est à un moment où l’on peut réparer le mal qu’ont fait certaines personnes, comme Houria Bouteldja, Dieudonné et d’autres ; plus la minorité juive prendra la parole sur son vécu, plus elle sera entendue.

Propos recueillis par Jean-Marie Durand

Source philomag

1 Comment

  1. il est certain que l’antisémitisme précède la naissance d’Israël, et le sionisme, mais l’affirmation ici faite selon laquelle la lutte contre l’antisémitisme devrait être… déconnectée de la question d’Israël est une puérilité. Car enfin si « un juif », aux yeux d’une personne mal informée, c’est quelqu’un qui défend une Occupation qui en Cisjordanie dure depuis maintenant plus de cinquante ans (là où en réalité de nombreux juifs la condamnent et sans réserves) alors il ne faut pas s’étonner si c’est parfois jusqu’au mot juif qui suscite des réactions hostiles et ce, même chez des gens peu suspects de sympathies islamistes…

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