Michel Ohayon et Wilhelm Hubner, le duo derrière la chute de Camaïeu

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L’homme d’affaires Michel Ohayon avait racheté il y a deux ans l’enseigne et mis à sa tête Wilhelm Hubner. Si Camaïeu, placé en liquidation judiciaire, était en difficulté depuis des années et a pâti des confinements, leur gestion interpelle.

5 juillet 2021. Voilà plus d’un mois que Camaïeu, rachetée un an plus tôt par l’homme d’affaires Michel Ohayon, est victime d’une cyberattaque. Le site web est bloqué. Impossible d’utiliser les téléphones, les imprimantes, de connaître l’état des stocks en magasin. L’inquiétude monte. Pourtant, Michel Ohayon, qui dirige la Financière immobilière bordelaise (FIB), et Wilhelm Hubner, qui préside Hermione People & Brands (HBP), la branche distribution de la FIB et à ce titre pilote de Camaïeu, décident de maintenir la Journée du fun et de la créativité au siège à Roubaix (Nord). Jeux, stands, crêpes, barbecue géant, session de danse avec une partie de l’équipe de Danse avec les Stars, ambiance boîte de nuit et DJ… C’est la fête.

Wilhelm Hubner déambule, déguisé en Batman. Clou de la journée, pour fêter les 60 ans de Michel Ohayon, une séance photo est organisée. Les collaborateurs se regroupent pour former un 60 vu du ciel, immortalisé par un drone. « Il y avait un tel décalage entre notre situation dramatique et cette fiesta. C’était affligeant », rembobine une salariée du siège qui sera licenciée à la fin du mois d’octobre, comme les 2 600 collaborateurs du groupe, après la décision fin septembre du tribunal de commerce de Lille de placer Camaïeu en liquidation judiciaire.

La gestion par le couple Ohayon-Hubner de Camaïeu, qui fut un temps le fleuron de la mode féminine en France, aura duré deux ans. Deux années au cours desquelles ils n’auraient pas écouté les cadres venus leur dire, tableaux à l’appui, qu’un mur se dressait devant eux. « On m’a reproché de filer le bourdon aux troupes », grimace l’un d’eux.

En juin 2022 encore, Wilhelm Hubner aurait promis aux salariés que l’entreprise n’était pas en cessation de paiement. Mais selon plusieurs sources en interne, elle l’aurait en fait été dès 2021. Et alors que les juges du tribunal de commerce devaient trancher sur le sort de Camaïeu le mercredi 28 septembre 2022, le même Hubner aura attendu le… dimanche soir précédent pour solliciter un prêt massif de Bercy de 48 millions d’euros. En guise de réponse, un camouflet. « Le plan d’affaires tient sur une page. Je ne suis pas capable (dans ces conditions) d’engager les deniers publics », taclera le ministre délégué à l’Industrie, Roland Lescure.

Une montagne de dettes en deux ans

Ohayon l’actionnaire, Hubner l’opérationnel. Parti de rien, débarqué du Maroc à Mérignac (Gironde) à l’âge de 2 ans, Michel Ohayon, 61 ans aujourd’hui, a fait fortune dans l’immobilier. « C’est un homme de coups et les coups dans la pierre peuvent rapporter gros », décrypte un expert. En 1999, il acquiert le Grand Hôtel de Bordeaux. Il en fera un palace, classé meilleur hôtel de France en 2019. II bâtit un empire dans l’immobilier, l’hôtellerie de luxe, la vigne. Mais cela ne lui suffit pas et il décide d’investir dans la distribution, souvent en rachetant pour des sommes symboliques des entreprises en grande difficulté. En 2018, il acquiert la Grande Récré puis il reprend la gestion de 22 Galeries Lafayette de province. Suivront Camaïeu, Gap France en franchise et Go Sport, toutes trois au plus mal.

Déjà, sa stratégie laisse pantois des connaisseurs du secteur. « Comment gagner de l’argent en agrégeant des sociétés qui en perdent ? » ironise l’un d’eux. Cet homme secret, 104e fortune de France selon Challenges, est dépeint comme brillant, charmeur, cultivé. Ambitieux surtout. « Il ne s’en cache pas, il vise le CAC 40 », brosse un membre du comité de direction de Camaïeu.

Wilhelm Hubner, lui, est entré chez Auchan en 1987 comme manager de rayon, puis en a gravi tous les échelons jusqu’au poste de patron d’Auchan Retail en 2014, avant d’être écarté par le groupe Mulliez. Chez Camaïeu, il s’est notamment entouré de gens venus d’Auchan. Ce casting interpelle : peut-on bien piloter une entreprise de mode avec des hommes issus de la grande distribution ? « Poser la question, c’est y répondre », sourit un analyste, qui rappelle que « les process, les outils, la culture, tout diffère ».

Dans sa lettre d’adieu aux 2 600 salariés, Wilhelm Hubner évoque pêle-mêle les confinements, la cyberattaque, la décision de la Cour de cassation obligeant les magasins à payer les loyers de la période Covid, ou encore la hausse du coût de l’énergie, pour expliquer l’« effondrement du chiffre d’affaires » et l’« aggravation du niveau des dettes ». Ces dettes dépassaient les 250 millions d’euros en juin 2022, alors qu’elles avaient été ramenées à zéro deux ans plus tôt. Tout cela a joué.

Mais de Zara à Primark en passant par H&M, d’autres enseignes du secteur textile, elles aussi en difficulté depuis une décennie, ont su rebondir. La descente aux enfers de Camaïeu, elle, a commencé il y a 14 ans. « Entre 2008 et 2018, trois fonds d’investissement entrés chez nous ont fait remonter 800 millions d’euros de cash. Ils se sont nourris sur la bête », fustige un cadre de l’enseigne.

Des collections pas à la hauteur

En 2020, c’est donc une entreprise déjà exsangue que Michel Ohayon rachète pour une bouchée de pain à la barre du tribunal de commerce. Mais dès le début, ça coince. Les banques refusent de le suivre. Seul Themis banque, un établissement spécialisé dans le redressement judiciaire, a accepté d’accompagner l’enseigne. « Faute d’agences bancaires, ce sont des camions de la Brinks qui passaient chercher l’argent liquide en boutique », grince un cadre. Le reparamétrage de l’outil comptable, pour piloter l’entreprise, traîne en longueur. La direction multiplie les projets, une vingtaine, dont le coûteux réaménagement du siège, qu’elle finira par abandonner.

Mais le reproche récurrent est ailleurs : « À aucun moment, l’actionnaire n’a investi l’argent nécessaire pour faire tourner la boîte », regrettent plusieurs hauts responsables de la société. Des salariés du siège racontent, émus, ces fournisseurs non payés qui s’emportent au téléphone. Seule la moitié des loyers est versée aux bailleurs. Surtout, les collections ne sont pas au rendez-vous. « Alors qu’il nous faut 8 000 pièces pour faire tourner une boutique, il n’y en a jamais eu plus de 4 000 en même temps », décompte un salarié. Trop peu de pièces en magasin, cela signifie un trop petit chiffre d’affaires pour rentrer de nouvelles commandes. Bref, le cercle vertueux de la reprise ne peut s’enclencher.

Aujourd’hui, les cadres de Camaïeu égrènent une liste de questions qui les taraudent. Pourquoi les salaires, payés par la FIB jusqu’à fin 2020, ont-ils été versés par une autre structure ensuite ? Parce qu’il n’y avait déjà plus d’argent dans les caisses ? Pourquoi, en pleine cyberattaque, des informaticiens de Camaïeu sont-ils partis s’occuper du système informatique de Gap France, tout juste repris ? Comment, surtout, cette montagne de dettes a-t-elle pu s’accumuler, alors que le chiffre d’affaires a avoisiné 500 millions d’euros sur deux ans ? « Nous allons intenter des actions en justice, pour récupérer des documents et y voir plus clair », promet Thierry Siwik, de la CGT.

Sollicités à plusieurs reprises, ni Michel Ohayon ni Wilhelm Hubner ne souhaitent « prendre la parole. Comprenez, c’est un peu difficile ce qu’ils ont vécu », conclut une porte-parole de leur agence de communication.

Par Odile Plichon