Comment la folie végane s’est emparée de Tel Aviv

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En moins de dix ans, la cité cosmopolite et trendy est devenue la ville la plus végane au monde, aux côtés de Londres et de Berlin. Et dire que tout est parti d’une vidéo devenue virale, postée en 2012…

Des noces véganes : c’est ce que Adi Rosenshine, charmante trentenaire israélienne, se prépare à organiser en cette belle journée de printemps à Tel Aviv. Confortablement installée sur une banquette du « Bana », un restaurant végétalien branché à deux pas du boulevard Rothschild, elle raconte sa conversion précoce au régime sans viande en savourant une salade Caesar accompagnée de (faux) parmesan et d’un bol de tofu fumé. La jeune chargée de communication s’étonne – et se réjouit – de l’incroyable engouement d’Israël pour les produits à base de plantes, à l’exclusion de la viande, du poisson, des œufs et du lait.

Tel Aviv, cité cosmopolite, excentrique, trendy, est ainsi devenue la ville la plus végane au monde, aux côtés de Londres et de Berlin, avec plus de 400 restaurants « vegan friendly » pour quelque 450.000 habitants. En moins de dix ans, la start-up nation s’est muée en « vegan nation ». Et ce n’est pas qu’un phénomène de mode.

« La cacherout ultime »

« On assiste à une vague de fond », affirme Ronny Reinberg, fondateur d’Alfred’s Food-Tech, fabricant spécialisé dans les alternatives aux protéines animales – pastrami, nuggets de poulet ou saumon fumé végétaux. La nourriture moyenne-orientale à base de féculents, la nécessité pour certains de manger casher et le multiculturalisme dû à l’alyah de juifs venus du monde entier ont favorisé le mouvement. Et puis la ville qui ne dort jamais est peuplée de jeunes en lutte contre le changement climatique et la souffrance animale.

En ce début d’après-midi, à deux pas de Neve Tzedek, quartier prisé de Tel Aviv, un groupe de Franco-Israéliens déjeune à la terrasse du « Barzilay », se régalant de boulettes végétales et de shakshuka. Seul le plus jeune d’entre eux est végane, mais ses amis, juifs pratiquants, apprécient de pouvoir manger tous les plats du menu les yeux fermés, sans avoir à se demander si la viande est casher ou non. « Le végane, c’est la cacherout ultime », s’exclame l’un d’entre eux.

Comme la religion repose sur des interdits alimentaires, « l’éviction de certains produits nous semble naturelle », observe un adepte du régime. Même satisfaction chez les ultra-religieux : « Beaucoup d’entre eux achètent nos glaces véganes à base de lait de coco, aussi crémeuses que les Häagen-Dazs, afin de les déguster même après un plat carné [mélanger la viande et le lait dans un même repas est proscrit, NDLR] », constate Eli Jakubowicz, fondateur avec sa femme des glaces Ilo.

« Le discours le plus important de votre vie »

Les habitudes alimentaires du Moyen-Orient ont également facilité le passage au véganisme : la base de la nourriture israélienne est le houmous (purée de pois chiches), le téhina (crème de sésame) et le falafel, sandwich roboratif mélangeant les boulettes de pois chiches et les crudités. Prendre des repas sans viande est donc courant. Les campagnes du ministère de la Santé contre l’obésité ont également poussé les Israéliens à alléger leurs menus et à se tourner vers les légumes et les salades. Pourtant, toutes ses raisons, même cumulées, ne sauraient expliquer l’adhésion soudaine et fulgurante au végétalisme. Il aura fallu un puissant déclencheur pour que les Israéliens se transforment en mangeurs de graines et de tofu. Une prise de conscience venue des Etats-Unis.

En 2012, Gary Yourofsky, un activiste américain, militant contre la souffrance animale, envoie une vidéo virale, sous-titrée en hébreu, modestement intitulée « Le discours le plus important de votre vie ». Ce plaidoyer incitant le public à ne plus jamais manger de viande a été vu par 1 million d’internautes (sur une population de 8 millions) et a touché la jeunesse en plein coeur. Une génération entière est devenue végane du jour au lendemain.

Un Israélien sur vingt converti

Omri Paz est de ceux-là. Grande figure de la cause en Israël, il a créé Vegan Friendly immédiatement après avoir vu le film. Cet organisme à but non lucratif distribue des labels aux restaurants, aux entreprises et aux gammes alimentaires sans viande ni lait. Dix mille ont déjà été accordés. Le jeune homme organise également des Vegan Fest qui attirent chaque année de 10.000 à 15.000 personnes. En moins de dix ans, la proportion des adeptes du véganisme a été multipliée par cinq en Israël, passant de 1 à 5 % de la population. « La puissance des réseaux sociaux dans un si petit pays explique l’ampleur du phénomène, analyse Omri Paz, surtout auprès des 15-25 ans, les plus sensibles à ces valeurs. »

Où ailleurs qu’à Tel Aviv la tendance végane pouvait-elle « prendre comme le feu », selon l’expression d’Ori Shavit, blogueuse culinaire et porte-parole officieuse de la mouvance ? Dans la ville blanche, les restaurants véganes ont fleuri un peu partout, du boulevard Rothschild, repaire des startupers, à Neve Tzedek en passant par Florentine, quartier devenu furieusement tendance. L’engouement est tel que de ne pas proposer d’options véganes au menu, c’est se condamner à être has been.

Une cuisine créative et goûteuse

Le « Nanuchka » l’avait bien compris : cet établissement géorgien, longtemps spécialisé dans la viande, est passé du jour au lendemain au tout-végétal. Un pari risqué mais réussi : il avait fini par devenir l’endroit le plus « hype » de Tel Aviv avant de fermer au moment du Covid. Toujours en avance sur son temps, avec beaucoup de jeunes actifs avides de nouveauté et de mode, de sportifs soucieux de leur santé, la capitale économique d’Israël s’est transformée en paradis de la verdure à table.

La chance pour les végétaliens gourmets ? Que tous les grands chefs israéliens se soient emparés du phénomène avec enthousiasme. « Ils ont réussi à imaginer une cuisine très créative et talentueuse », affirme Adi Rosenshine. Dans ce concours de saveur, les femmes ont la part belle : beaucoup d’entre elles sont aux fourneaux des restaurants spécialisés. Chef du restaurant gastronomique « Opa », situé dans Florentine, Shirel Berger, d’origine américaine, fait des merveilles avec ses champignons shiitaké, ses purées de noisette et ses chips de tapioca.

De délicieux fromages sans lait

Cette course au goût est essentielle. « Pour que la conversion soit pérenne, il faut avoir du plaisir à manger », explique Ofir Giovanni, ancien chef prodige, qui se consacre désormais exclusivement au végane. A la tête de Mama Q, il concocte des fromages délicieux plus vrais que nature – mozzarella, cream cheese, « chèvre » – qu’il fait tester dans les restaurants comme le « Barzilay ». Et ces produits sont si bons qu’ils l’emportent toujours lors des tests à l’aveugle, devant les fromages de vache. Shlomi Bonfeel, nouveau propriétaire du « Bana », ex-naturopathe, mise, lui, sur les légumes frais et goûteux pour fidéliser la clientèle. « Nous les faisons venir quotidiennement de la ferme. Nous fabriquons également nos fromages à base d’amande ou de noix de cajou », explique-t-il. « De quoi me faire oublier La Vache qui rit ! », s’amuse une jeune serveuse d’origine française fraîchement convertie.

Un cercle vertueux : comme ce type de nourriture a gagné ses lettres de noblesse gustatives, les établissements spécialisés se multiplient et les clients affluent. « Etre végane est devenu facile », se félicite Adi Rosenshine. De quoi permettre aux nouveaux enrôlés de persévérer dans leur nouveau mode de vie. Et encourager les non-initiés à venir tester les recettes végétales, en commençant le plus souvent par des hamburgers végétaux cuisinés avec des champignons : « Plus de 50 % de mes clients ne sont pas végétaliens », affirme le propriétaire du « Bana ».

Un marché qui ouvre les appétits

A la terrasse d’« Anastasia », premier restaurant végane installé à Tel Aviv, Ronny Reinberg, patron d’Alfred’s Food-Tech, a ses habitudes. Aujourd’hui, il commande un plateau de fromages végétaux, une salade au soba et des légumes verts. « Bon nombre d’Israéliens ne sont pas prêts à renoncer à la viande. Mais ils alternent de plus en plus repas végétaliens et repas carnés », affirme-t-il. « Les flexitariens représentent 30 % de la population en Israël. C’est un marché à gros potentiel », ajoute celui qui s’enorgueillit d’avoir converti son père natif de Buenos Aires, capitale où se déguste la meilleure viande rouge du monde !

Cette folie désormais largement partagée ne pouvait échapper aux géants de l’agroalimentaire. Aucun groupe, en Israël, n’est resté à l’écart du phénomène. « Nous avons décidé de mettre les produits végétaux au cœur de notre offre en lançant plusieurs gammes véganes, notamment pour les rayons yaourts et desserts lactés », affirme le porte-parole du groupe Strauss, le Nestlé israélien.

L’effervescence est telle que les start-up, désormais nombreuses sur ce créneau, réussissent toutes à lever des fonds (entre 1 et 200 millions de dollars). Tel Aviv va-t-elle poursuivre sur sa lancée ? « Il n’y a aucune limite », assure Omri Paz, sûr de lui. Chez « Anastasia », les clients continuent à se presser malgré une heure bien tardive pour déjeuner. Adi Rosenshine veut croire en un avenir écrit en vert : lors de son mariage, célébré cet été, elle jure avoir convaincu la plupart de ses amis de la rejoindre dans son univers, en leur offrant un buffet délicieux… et bien sûr végane.

Corinne Scemama