Le théâtre puis le cinéma l’ont détournée pendant quelques années de la chanson, sa vraie vocation. Agnès Jaoui y revient aujourd’hui…
« Dans mon salon… » Le tour de chant qu’entame Agnès Jaoui au théâtre de l’Atelier*, à partir du 3 octobre, porte bien son nom. « L’idée de cette série de concerts festifs à travers la France est en effet née à la maison, avec des amis. Elle découle d’une envie simple : celle de donner à entendre des airs que nous aimons dans un cadre aussi chaleureux que possible. Je trouve souvent trop guindées les rencontres autour de la musique classique. J’imagine que cela dissuade beaucoup de gens de venir au concert », explique la comédienne et réalisatrice.
Le soir où elle nous reçoit chez elle, à deux semaines de la première, elle confie se réjouir que « les spectateurs [puissent] boire dans la salle ». Ses amis, chanteurs et musiciens, qui l’ont rejointe pour une répétition dans son appartement parisien s’esclaffent. « Nous aussi, on aura le droit de lever un verre sur scène ? » interroge le ténor Loik Le Guillou. « On risque d’avoir soif si on les voit picoler », surenchérit son compère baryton, Roméo Fidanza ; tandis que l’autre ténor, Nicolas Marie, approuve. L’échange résume bien l’état d’esprit de ce groupe d’artistes… résolument détendu. Comme ce chat qui prend ses aises au milieu d’eux à chaque séance, sautant du piano au canapé, avant de se faufiler entre les verres.
Le chant a toujours occupé une place importante dans la vie d’Agnès Jaoui. Elle dit être née dans une famille « mélomane ». Elle s’interrompt et se reprend. « On écoutait chez moi beaucoup de musiques différentes. Mais on n’hésitait pas à chanter aussi. Je viens d’une famille chantante », reformule-t-elle, évoquant des tablées et des voyages en voiture, où « tout le monde fredonnait : du classique, de la pop, de l’opéra et du rock. » La musique et la chanson faisaient tout simplement partie du « décor » et « tant pis si ce n’était pas toujours très juste », sourit-elle. Son père, consultant, savait visiblement qu’il chantait parfois un peu faux. Cela ne l’empêchait pas de pousser la sérénade, alternant reprises de Brassens, de Mouloudji et de Brel, mais aussi des classiques du répertoire arabo-andalou qui avaient bercé sa jeunesse dans sa Tunisie natale. Son épouse, psy, disait à sa fille qu’elle avait une jolie voix. Il n’en fallait pas plus à Agnès Jaoui pour se rêver cantatrice.
Son bac en poche, elle étudie très sérieusement l’art lyrique au conservatoire du 7e arrondissement puis à celui d’Enghien. « À 20 ans, ma route a bifurqué quand les hasards de la vie m’ont conduite à l’école du théâtre des Amandiers. Je ne me sentais pas, à l’époque, de dire non à Patrice Chéreau. Et, de fait, je ne regrette pas un instant les années que j’ai passées sur les planches puis au cinéma », dit-elle. Le goût de la musique ne la quittera pourtant jamais. Il transparaît d’ailleurs dans plusieurs scénarios qu’elle coécrit, avec Jean-Pierre Bacri : à commencer par l’inoubliable On connaît la chanson, réalisé par Alain Resnais en 1997.
Passion secrète
Pour autant, la musique reste longtemps, pour elle, « une affaire privée ». Même si les bandes-son de ses films trahissent sa passion, Agnès Jaoui a longtemps préféré garder secrète sa pratique du chant. Celle-ci a même été d’abord clandestine. À 22 ans, en marge de sa carrière d’actrice, elle continue de prendre des cours d’art lyrique avec Bernadette Val mais n’en dit mot à personne. « Ce professeur m’aidait à poser ma voix. Elle a marqué ma vie en m’enseignant avec exigence une certaine approche de la musique », affirme Agnès Jaoui.
C’est Bernadette Val qui lui propose un jour de participer à un stage d’été dans les Pyrénées-Atlantiques, avec quelques-uns de ses élèves du conservatoire du 5e arrondissement de Paris. Une fois le stage fini, la comédienne garde le contact avec ses camarades. Elle fondera avec eux l’ensemble Canto Allegre en 2002. Certains de ses membres tiennent leur propre rôle dans le film Comme une image en 2004. Un long-métrage qui raconte l’éclosion d’une vocation de chanteuse chez une jeune fille qui n’ose pas l’assumer !
Dissimulée derrière un pseudo
De la fin des années 1990 au début des années 2000, Agnès Jaoui se produit sur scène anonymement. Sur les programmes, elle apparaît sous le faux nom d’Agnès Segna. « Personne ne s’était rendu compte que le patronyme que je m’étais inventé était mon prénom à l’envers. Un jour, au sortir d’un concert dans une église, une auditrice est venue me voir en me glissant benoîtement, “ça ne va pas vous faire plaisir, mais je trouve que vous ressemblez beaucoup à Agnès Jaoui” », rigole-t-elle. La comédienne va hésiter longtemps à rendre cette passion publique. « Je chantais dans des bars avec mes amis, mais c’était avant tout pour mon plaisir. Je ne me voyais pas sauter le pas et en faire quelque chose de professionnel. Jusqu’au jour où le producteur Olivier Gluzman a lancé l’idée d’une tournée et d’un disque. » Agnès Jaoui relève alors le défi. Avec la parution de son premier album en 2006 (Canta au label Tôt ou tard), l’actrice et metteuse en scène donne désormais des concerts sous son vrai nom. « Mais sans tapage », nuance-t-elle. « Tant qu’elle n’était pas sûre de ses qualités vocales, Agnès a préféré la jouer modeste », croit savoir un ami.
Un répertoire éclectique
La rencontre avec le guitariste et compositeur d’origine argentine Fernando Fiszbein, fondateur de l’orchestre Carabanchel, la pousse à explorer le registre sud-américain. Agnès et Fernando travaillent d’abord ensemble sur les bandes-son de ses films. Leur premier disque naîtra de leur complicité, mêlant sonorités latines, donc, mais aussi chants en hébreu, en espagnol et en arabe. Cet album sera pour Agnès Jaoui une révélation. Elle ne cessera plus d’écrire des chansons.
« Au départ, elle recevait le groupe Canto Allegre un jour et l’ensemble Carabanchel un autre jour. Avec les uns, elle chantait du classique, avec les autres plutôt de la bossa-nova, du zamba ou dansait le tango. Et puis, un jour, elle s’est emmêlé les pinceaux dans son agenda et on a tous débarqué chez elle le même soir. C’est ainsi qu’on s’est mis à jouer ensemble », se souvient Nicolas Marie, par ailleurs ténor à l’Opéra de Paris. L’union de ces deux formations explique l’éclectisme du programme proposé pour cette tournée.
Les répétitions qui se déroulent dans son salon, en cette mi-septembre, en donnent un aperçu. Tout commence par une bouleversante cantate de Bach : l’« Actus tragicus », qui évoque de manière lancinante le thème de la mort. « L’Homme doit mourir, au temps choisi par Dieu, et s’y préparer en pratiquant l’ordre et la sagesse », chante Agnès Jaoui en allemand. Suit un air plus joyeux du Britannique Henry Purcell, où, de manière primesautière, la comédienne invite ses amis musiciens à « sonner la trompette ». Fernando Fiszbein pointe que Purcell figure dans plusieurs bandes-son de ses longs-métrages. « C’est sur cette musique que les personnages du Goût des autres se rencontrent, non ? » émet-il. Agnès Jaoui acquiesce. « Le programme peut sembler aller dans beaucoup de directions mais, en réalité, il suit une vraie narration », glissera-t-elle plus tard.
Un programme alternant classique et pop
Les auditeurs se feront leur propre film en écoutant l’oratorio d’Haendel, où Agnès Jaoui endosse le rôle de la reine Esther, puis en l’entendant chanter l’« Agnus Dei » de La Petite Messe de Rossini. Épaulée par les mezzo-sopranos Alice Fagard et Julia Selge, la première jouant parfois de la flûte, le groupe de chanteurs entonnera aussi « Au bord de l’eau » de Gabriel Fauré et terminera par une version totalement revisitée du tube de Claude François : « Viens à la maison ». Une chanson qui figure aussi dans la BO de son dernier film (Place publique, 2018).
Certains trouveront surprenant que s’intercalent parfois des ballades latino-américaines : la lancinante mélodie de « Memoria Colectiva » de Lalo Zanelli, le célébrissime boléro de Carlos Eleta Almaran (« Historia de un amor ») et plusieurs compositions de Fernando Fiszbein lui-même, comme « Open Baires », en forme de poème chanté à mi-chemin entre le rap et le slam. Mais pour qui comprend l’espagnol, le choix de ces chansons apparaîtra comme une évidence.
« Le programme compte aussi un mambo très personnel, ainsi qu’une farandole et une ballade composée avec Agnès qui porte pour nom “Dans mon pays” », dit le quadragénaire. D’« El Diablo Suelto »du Vénézuélien Heraclio Fernandez (1850-1886) au « San Antonio Bebe » du Brésilien Hermeto Pascoal, ces mélodies aux rythmes entraînants tracent un chemin. Comme le résume pensivement Agnès Jaoui, en train de cuisiner pour ses amis, après la répétition : « On commence par parler de mort. Mais on finit avec un peu de joie de vivre. »