Alors que le raïs de 87 ans est affaibli par ses choix stratégiques, critiqué pour ses dérapages et contesté pour ses dérives autocratiques, sa succession apparaît incertaine. Il reste toutefois incontournable, notamment aux yeux des Israéliens.
Tawfiq Tirawi était un cadre de premier plan du Fatah. Ce proche de Yasser Arafat était l’un des conseillers de Mahmoud Abbas quand celui-ci est devenu président de l’Autorité palestinienne (AP) en 2005. Homme de confiance, il a aussi dirigé l’université Istiqlal, où se forment les militaires palestiniens, à Jéricho. Jusqu’à ce qu’un enregistrement fuite. On entend Tawfiq Tirawi critiquer Hussein al-Sheikh, nouvellement élu numéro 2 de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), et responsable de la coordination sécuritaire avec Israël – l’archétype de l’apparatchik corrompu vendu à l’occupant, pour de nombreux Palestiniens. Tirawi critiquait de plus en plus ouvertement les décisions de Mahmoud Abbas, surtout depuis que celui-ci semble imposer Hussein al-Sheikh comme successeur.
Alors, le haut responsable est tombé en disgrâce. Ça commence toujours de la même façon, d’abord par le retrait de la protection rapprochée : 4×4 et gardes du corps bodybuildés. Puis, celui des fonctions professionnelles. Il a perdu son poste de directeur de l’université Istiqlal le 11 août. Vient, en dernier rideau, l’éviction des fonctions politiques. «Cette façon d’écraser les gens, c’est nouveau, pour nous. Quand Yasser Arafat était assiégé à la Mouqataa, les Palestiniens pouvaient risquer leur vie pour le soutenir en manifestant contre l’armée israélienne, ce qui ne les empêchait pas de le critiquer ouvertement. Mais il restait le leader incontesté. Avec Mahmoud Abbas, les gens ont commencé à avoir peur», estime l’analyste politique Nour Odeh. Elle connaît d’autant mieux la situation qu’elle est proche d’un autre leader déchu, Nasser al-Kidwa, exclu du comité central du Fatah parce qu’il osa annoncer vouloir présenter sa propre liste lors des élections législatives prévues en 2021 – annulées par Abou Mazen, le nom de guerre de Mahmoud Abbas.
«Il ne laissera pas de bons souvenirs»
Tawfiq Tirawi n’est que le dernier d’une longue liste – et celui-ci a eu la vie sauve, contrairement à l’activiste Nizar Banat, opposant virulent à ce qu’est devenu le régime Abbas. L’homme avait critiqué le report des élections, avant d’être battu à mort par des membres des services de sécurité palestiniens, en juin de l’année dernière. Des manifestations d’une ampleur inédite envahissent alors les rues de Ramallah. Des milliers de personnes reprennent le slogan des révolutions arabes : «Le peuple veut la chute du régime.» La contestation a été méthodiquement réprimée. Mais le drame a peut-être achevé de détruire le peu de confiance qu’il restait entre le raïs et les Palestiniens. «Mahmoud Abbas ne laissera pas de bons souvenirs. C’est dommage, parce qu’il a réussi à faire certaines choses pendant sa présidence, notamment en renforçant la présence de la Palestine aux Nations unies. Il aurait pu aller plus loin, s’il avait eu une vision politique», poursuit Nour Odeh.
Tout avait si bien commencé, ou presque. Après la mort de Yasser Arafat, Abou Mazen est élu en 2005 président de l’Autorité palestinienne avec 62 % des voix. Il est aussi le chef du Fatah et de l’OLP. Légitime à l’intérieur, il l’est aussi à l’extérieur : ce partisan de la non-violence a la confiance des Américains, qui le connaissent en tant que l’un des négociateurs clés des accords d’Oslo. La paix semble à portée de main.
Las – face aux Israéliens, qui ne veulent personne d’autre mais ne lui cèdent rien, sa présidence, qui devait durer quatre ans, mais en comptera bientôt dix-huit, est marquée par une série de crises qui tournent systématiquement à son désavantage. La première est interne. En 2006, la victoire du Hamas, parti islamiste, aux élections législatives palestiniennes, déclenche un séisme politique, la colère d’Israël et l’hostilité des Etats-Unis, de l’UE et du Quartet diplomatique qu’ils forment avec la Russie et l’ONU. Une violente confrontation avec le Fatah aboutit à la division d’un territoire déjà morcelé. Au Hamas, la bande de Gaza. Pour Abou Mazen, la Cisjordanie. «En juin 2007, Abbas aurait pu retourner à Gaza et faire la paix avec le Hamas. Mais il s’est accommodé de cette division. En abandonnant ce territoire, il délaisse l’un des berceaux du nationalisme palestinien. Et à chaque fois qu’il y a une tentative de la communauté internationale pour lever le blocus, il s’y oppose», constate un diplomate occidental.
Presse aux ordres
L’homme, l’un des pères fondateurs du Fatah, lie son destin à celui du nationalisme palestinien. Le contester lui, c’est menacer l’unité nationale. Le Hamas représente pour Abbas une menace existentielle, peut-être plus grande encore, de façon absurde, qu’Israël – un ennemi de toute façon hors de portée, contrairement aux rivaux politiques du raïs. «C’est à partir de cette division qu’il a commencé à s’approprier le pouvoir. Il disait que le Fatah était en danger. A présent, il concentre tout entre ses mains», explique Hani al-Masri, directeur de Masarat, un think tank palestinien. Il gouverne par décrets présidentiels. Il vient d’achever de décapiter la hiérarchie judiciaire. La presse est aux ordres et la société civile peu à peu réduite au silence, sous la pression des forces israéliennes. Celles-ci ont cet été procédé à des raids sur des organisations palestiniennes de défense des droits humains en plein cœur de Ramallah, presque sous les fenêtres de la Mouqataa, sans être dérangées par les services de sécurité de l’AP. Cela aurait été impensable à l’époque de Yasser Arafat. Ce qui était l’une des sociétés les plus ouvertes du monde arabe se referme de plus en plus, attendant en silence une fin de règne qui n’arrive pas.
Dans sa quête désespérée pour se maintenir au pouvoir, qui confine à la paranoïa, Abou Mazen est devenu un autocrate pour les Palestiniens et un atout pour Israël. A l’Etat hébreu, Abou Mazen ne fait ni la guerre – il maintient avec lui une coordination sécuritaire étroite, indispensable pour se distinguer du Hamas et continuer à recevoir le soutien occidental –, ni la paix, en portant la lutte à l’extérieur, dans de vaines batailles diplomatiques. Son initiative, lancée en 2011, de faire reconnaître la Palestine comme le 194e Etat des Nations unies a lamentablement échoué.
Cet immobilisme est destructeur pour la cause palestinienne. Abbas s’apparente à un joueur d’échecs qui sacrifie ses pièces à défaut d’attaquer un adversaire qui ne cesse de s’étendre. La colonisation progresse de façon de plus en plus agressive. Jérusalem a été reconnue par les Etats-Unis comme capitale d’Israël. Des pays arabes de premier plan, dont les Emirats arabes unis et le Maroc, ont normalisé leurs relations avec l’Etat hébreu.
Pourtant, à 87 ans, Abbas reste incontournable, le seul à savoir s’orienter dans un labyrinthe qu’il a lui-même construit, entre les relations complexes avec Israël, la guerre avec le Hamas, la chasse aux rivaux, le tout en s’assurant le soutien de l’Occident… Ce qui n’empêche pas quelques écarts en public. Le dernier remonte au mois d’août, lors d’une visite en Allemagne, quand il avait alors déclaré estimer que l’Etat hébreu avait commis cinquante holocaustes en Palestine. Même s’il revient sur ses propos, il est éreinté par l’ensemble de la classe politique israélienne – qui ne demande pas son départ pour autant : il est trop précieux là où il est. Après l’esclandre, Benny Gantz, le ministre de la Défense, avait conclu : «Je ne travaille pas avec mère Teresa. Je travaille avec celui que j’ai en face. C’est la nature des choses.»
Farouche contestation
Au sein du Fatah, il est incontesté. Pour Jibril Rajoub, 68 ans, secrétaire général du comité central du parti, «c’est le chef de l’Autorité palestinienne. Point à la ligne. Je suis un patriote. Evoquer sa succession est une sorte d’humiliation. Abou Mazen est légitime. Il fut l’un des premiers à fonder la résistance palestinienne. Nous avons cette division. Mais l’essentiel, c’est que nous sommes sous occupation israélienne. Nous faisons face à cet ennemi fasciste qui ne veut même pas nous voir sourire».
Selon Hani al-Masri, le directeur de Masarat, «Abbas s’isole de plus en plus. Il n’a plus que deux ou trois conseillers autour de lui, qui se renforcent à mesure que lui s’affaiblit.» En plus de Hussein al-Sheikh, font partie de ce cercle étroit Majed Faraj, chef des services de renseignements, et Intissar Abou Amara, directrice du bureau du président de l’Autorité, qui filtre l’accès au raïs. «Il a besoin de deux ou trois ans pour verrouiller sa succession. S’il meurt maintenant, ses rivaux vont se battre, puis finir par se répartir les pouvoirs. A moins qu’une nouvelle élite émerge ou que des barons locaux, choisis par les Israéliens, s’imposent dans les centres urbains», reprend Al-Masri. Car l’AP ne règne guère plus qu’à Ramallah ou dans certaines zones rurales. Dans toute la Cisjordanie monte une farouche contestation.
Dans les plus grandes villes, Naplouse, Jénine, Hébron, dans les camps de réfugiés, des groupes armés s’unissent dans des cellules transpartisanes, refusent la présence de policiers palestiniens, et harcèlent les forces armées israéliennes. Le Hamas s’implante partout où il peut – syndicat des étudiants de Bir Zeit, l’association des médecins de Palestine… En défiant l’Etat hébreu avec ses roquettes, le mouvement issu des Frères musulmans propose une forme de résistance concrète, sinon efficace, à Israël, au lieu d’une coordination aux allures de compromission comme le fait l’AP. Jusqu’à incarner une nouvelle forme de nationalisme palestinien – l’exact contraire du but recherché par Abbas.
Samuel Forey