Albert Kamou était l’un des cinq derniers juifs de Syrie. Mais depuis mercredi, l’homme aux yeux bleus n’est plus. Albert Kamou est mort là où il est né. À Damas.
Il était l’un des cinq derniers. Le gardien du temple. Celui qui entretenait les cimetières et déblayait devant la porte de la synagogue. Qui faisait le pont avec le monde extérieur, les organisations internationales ou les journalistes curieux d’en apprendre plus sur cette communauté juive syrienne dont l’histoire se transmet de bouche à oreille. Mais depuis mercredi, l’homme aux yeux bleus n’est plus. Albert Kamou est mort là où il est né. À Damas. La ville l’a vu grandir. Il ne l’a jamais quittée, alors même que la quasi-totalité de ses coreligionnaires avaient pris la route de l’exil, il y a de cela des décennies, à mesure que le climat sécuritaire devient intenable pour les juifs de Syrie. De lui, on sait peu de choses. En sa qualité de chef de la communauté, depuis 2006, il aurait pu choisir de se mettre en avant. Mais comme la majorité des juifs vivant encore dans un pays arabe ou musulman, il se fait discret. Évite de s’exprimer publiquement et fuit les caméras. En 2019, il fait une exception. Pour la version arabophone de la chaîne britannique BBC, il sort de sa réserve. Pendant quelques minutes, il ouvre les portes de la communauté au regard extérieur. Déambule dans les ruelles du « quartier juif » de Damas. Hisse sa kippa. Visite l’ancienne synagogue Elyahu au côté de sa sœur, Rachel, elle aussi restée au pays. Et partage un bref aperçu des vestiges d’une communauté pluriséculaire qui comptait jadis plus de 30 000 âmes, principalement à Damas, Alep et Kamichli.
À travers la région, les juifs de Syrie ont été parmi les plus ciblés par les violences qui ont émergé à partir de 1948, au lendemain de la création de l’État hébreu. « Il existe, au sein du mouvement nationaliste arabe des années 40, une composante antijuive d’origine religieuse qui gagne en influence avec la Nakba. Mais la Syrie est le seul pays où l’on peut parler de violences généralisées au sens plein du terme », explique l’essayiste Dominique Vidal, auteur, avec Alain Gresh, de l’ouvrage Proche-Orient : une guerre de cent ans (éditions sociales, 1982). L’histoire des juifs de Syrie durant cette période trouble n’a jamais été véritablement documentée, consignée ou transmise. Mais les quelques récits oraux disponibles témoignent d’une irruption de violence à la fois soudaine et massive.
« Le pouvoir a commencé à nous associer à la cause palestinienne. Ils nous ont dit que nous étions la cinquième colonne, ont restreint nos libertés. Alors forcément, pour un jeune de 15-20 ans, il est devenu difficile d’accepter de rester enfermé de la sorte », reconnaît Albert Kamou. Dès les années 50, les familles juives damascènes plient bagage, laissant tout derrière elles. Une partie va en Israël. Une autre s’installe à Beyrouth, où le climat politique est clément et le danger quasi inexistant jusqu’à la fin des années 60. « Il nous était interdit de nous éloigner à plus de 5 kilomètres de Damas, il n’y avait plus de travail, pour beaucoup de gens, la situation était devenue trop gênante », poursuit le vieil homme face à la caméra.
À Beyrouth, la légende veut que les juifs de Syrie soient arrivés à la fin des années 40 sans bagages ni argent, avec seulement quelques bijoux en poche. Terrorisés à l’idée que leurs projets de départ soient mis au jour, ils disaient s’absenter quelques heures afin de faire des courses. Sans jamais revenir.
Communauté sans visage
Au cours des trois dernières décennies, les quelques milliers de juifs restants en Syrie se réduisent, départ après départ, décès après décès, jusqu’à atteindre une vingtaine en 2019. Impossible pourtant d’obtenir un chiffre exact. « Quelques individus par-ci, par-là, ça ne vaut plus la peine de faire un recensement, nous nous connaissons entre nous », répond sobrement Albert Kamou à la journaliste de BBC qui s’étonne de l’absence de statistiques. La scène se déroule en 2019. Depuis, la taille de la communauté a été divisée par quatre.
À Damas, la plupart des anciennes propriétés juives ont aujourd’hui été réaménagées en commerce, restaurant ou galerie d’art. Les derniers présents maintiennent en vie la mémoire des anciens. Mais c’est surtout grâce aux liens avec l’extérieur, notamment les juifs de Turquie, que la communauté parvient à rompre son isolement et à maintenir en vie quelques traditions. La pratique du « shechitah », un sacrifice rituel, est rendue possible grâce à l’envoi depuis le territoire voisin d’un « Shochet », une personne habilitée dans le judaïsme à mener la procédure. Mais depuis que la révolution syrienne de 2011 s’est muée en conflit armé, les déplacements sont devenus plus difficiles, voire impossibles, et les liens se sont brisés.
À travers le monde arabo-musulman, les nouvelles en provenance de la communauté juive arabe éveillent, au mieux, une curiosité passagère. À l’heure de mettre sous presse, le site syrien d’opposition Orient News, basé à Dubaï, était le seul média arabophone à avoir relevé la mort d’Albert Kamou. En Turquie, le rabbin Mendy Chitrik, à la tête de l’Alliance des rabbins des pays musulmans, s’est quant à lui ému de la disparition de celui « qui avait entre ses mains les vestiges de la communauté ». Célibataire sans enfant, il laisse derrière lui une communauté de quatre personnes. Deux hommes, deux femmes. Sans chef et sans visage.
Stéphanie Khouri