Être juif et écrire à Vichy pour sauver sa peau : une histoire méconnue

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En 1941, le père de Dora Bruder, dont Patrick Modiano a fait une héroïne dans le monde entier, avait écrit au Commissariat général aux questions juives. Comme lui, ils furent des milliers à solliciter Vichy pour obtenir une mesure de clémence pour un parent, un proche, ou pour soi-même.

Il y a 80 ans exactement, Dora Bruder arrivait à Auschwitz-Birkenau. Le convoi numéro 34 avait quitté la gare de Drancy-Le Bourget deux jours plus tôt, le 18 septembre. Le nom de la jeune fille, née le 25 février 1926, se fixera pour toujours en 1997, sur la couverture d’un livre de Patrick Modiano publié cette année-là. Mais durant plus de 48 heures de voyage, il n’avait été qu’un parmi d’autres. Mille au départ, mille à l’arrivée le 20 septembre, précise le site de Yad Vashem qui documente chaque convoi, et détaille les moyens de transport, les étapes du trajet, la liste des noms. La dernière colonne de ce tableau indique : “Sort” – et pour 926 d’entre ceux partis le 18 septembre 1942, on y lit “assassinés”.

Ernest Bruder avait lui aussi quitté le camp de Drancy en bus, pour monter à bord d’un wagon à bestiaux, une fois arrivé au Bourget. Le père de Dora était arrivé à Drancy en mars 1942. Dans le XVIIIe arrondissement de Paris, le commissariat de leur quartier de la porte de Clignancourt était mal renseigné : le 16 juillet 1942, lorsqu’avait démarré ce qui restera comme “la Rafle du Vel d’Hiv”, les policiers qui s’étaient présentés au numéro 41 du boulevard Ornano n’avaient trouvé que Cécile Bruder derrière la porte de la chambre avec cuisine que la famille louait depuis peu dans cet hôtel du nord de la capitale. Ernest était en fait déjà à Drancy.

Dora, elle, n’avait pas de “dossier juif”, c’est-à-dire cette fiche « Contrôle » établie par le Commissariat général aux questions juives. A l’automne 1940, lorsque son père s’était présenté pour se faire recenser au commissariat, il n’avait rempli le formulaire que pour sa femme Cécile et pour lui-même. Pas pour leur fille. L’ordonnance qui édictait que les juifs devaient se faire recenser datait du 2 octobre, elle avait paru dans les journaux dans la foulée. Pour les Bruder, c’était tombé un 4 octobre parce que les juifs devaient se présenter seulement le jour qui correspondait à l’initiale de leur nom. Inconnue sur le dossier familial, Dora Bruder n’avait pas de matricule. Placée en pension à l’autre bout de Paris, dans le XIIe arrondissement, à deux pas de la maternité de l’hôpital Rothschild où elle était née comme tant d’enfants de familles juives modestes, voire carrément pauvres, Dora aurait-elle pu disparaître derrière les murs du couvent Saint-Cœur-de-Marie jusqu’à la fin de la guerre – évaporée des fichiers, inconnue à cette adresse du 41, boulevard Ornano ? Depuis le livre de Patrick Modiano, l’empreinte de ces coordonnées s’est figée dans la géographie parisienne : le boulevard Ornano est désormais un lieu symbolique de la persécution à l’échelle incomparable qui s’ébranla, ces 16 et 17 juillet 1942, dans la capitale.

Avis de recherche

Mais Dora Bruder ne s’était pas évaporée. Si elle était là, le 18 septembre, parmi les bus qui allaient mener un millier de juifs du camp de Drancy jusqu’aux wagons à bestiaux et bientôt en Pologne, c’est bien qu’elle avait laissé des traces. A un moment où les juifs étrangers – parmi lesquels son père, natif de Vienne, et sa mère, originaire de Budapest – étaient de plus en plus persécutés, et bientôt les premiers à être déportés, Dora avait fugué. Le 14 décembre 1941, six mois après ce qu’on appellera “la rafle du Billet vert”, qui avait vu 3700 hommes arrêtés dans la capitale et sa banlieue, l’adolescente n’était pas rentrée au pensionnat de la rue Picpus. Ernest et Cécile Bruder avaient fait paraître un avis de recherche : “On recherche une jeune fille de 15 ans, 1m55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron.” C’est à partir de cette trace, découverte en 1988 dans un vieux numéro de Paris-Soir du 31 décembre 1941, que l’histoire de Dora Bruder commencera à accompagner Patrick Modiano. Un roman, Voyage de noces, en 1990, avait d’abord précédé le livre de 1997. Puis Ingrid, l’héroïne de fiction, avait finalement laissé la place à Dora en personne, ses filaments, et l’histoire de ses parents. Désormais célèbres dans le monde entier, à présent que l’auteur français a été couronné d’un prix Nobel de littérature, et son livre traduit en 33 langues.

Arrêtée durant sa fugue, Dora avait d’abord été placée à la caserne des Tourelles, camp miniature en plein Paris où venait d’ouvrir une section pour les communistes, outre celle des juifs et apatrides – aujourd’hui le siège de la DGSE, au ras du périphérique. Puis elle avait été envoyée à Drancy. Contrairement à une demi-douzaine de jeunes filles de son âge qui avaient transité avec elle des Tourelles jusqu’à Drancy, elle ne fera pas partie des évacuées vers Pithiviers. En raison de la surpopulation du camp de Drancy, les autorités du camp avaient en effet entrepris de réguler Drancy : désormais ouvert aux femmes, la densité du camp en disait déjà long sur l’accélération de la persécution. Le premier convoi quittera Drancy le 27 mars 1942 – il y en aura 73 en tout.

À son arrivée, Dora avait retrouvé Ernest. Ses démarches auprès du Commissariat général aux questions juives avaient échoué, et c’est ensemble qu’en septembre 1942, père et fille seront envoyés à Auschwitz-Birkenau. Combien, parmi les 64 000 juifs déportés depuis Drancy en moins de trois ans, avaient écrit, comme lui, pour implorer la sollicitude de l’Etat français ? Les archives de cette administration centrale à l’aplomb de l’organisation du génocide par les institutions de Vichy et des fonctionnaires français, comptent des milliers de lettres de ce genre. L’historien Laurent Joly, qui a consacré sa thèse au commissariat aux questions juives en 2004, les avait découvertes à cette occasion. Vingt ans plus tard, ces courriers méconnus sont enfin audibles : ils sont le cœur des Suppliques, le film que l’historien co-signe avec le réalisateur Jérôme Prieur, disponible en replay sur France télévisions jusqu’au mois de novembre 2022. On les écoute aussi désormais, mises en ondes par Jérôme Prieur, sur le site de France Culture.

Parmi ces suppliques, on retrouve une lettre d’Ernest Bruder : si dans la littérature grise de l’administration française, le père de l’héroïne de Modiano était le numéro 49091 de son “dossier juif”, Ernest Bruder existe aussi dans ses archives sous sa propre plume. Le 14 août 1941, le Commissariat général aux questions juives avait ainsi reçu un courrier de sa main. Alors que son dossier en faisait un apatride, enregistré sous la nationalité « ex-autrichienne », dans cette lettre c’est en tant qu’Autrichien qu’il s’était présenté. Plus précisément, en tant qu’ “Autrichien mutilé français”. C’est à ce titre qu’il avait écrit, lui qui avait servi dans la Légion étrangère française avant la naissance de Dora, et en était sorti, les poumons gazés et tuberculeux. En 1939, c’est parce qu’il était encore considéré Autrichien, bien que fraîchement naturalisé, qu’il s’était trouvé interné dans le “camp de rassemblement des étrangers” de Libourne. Un peu moins de 18 000 hommes et quelques centaines de femmes partageront ce sort parce qu’apparentés à l’ennemi. Bruder, classé du côté des “non-suspects”,  avait été libéré le 16 octobre 1939.

Deux ans plus tard, lorsqu’il écrivait au Commissariat général aux questions juives, ce n’est plus d’être considéré comme Autrichien, donc affilié au Troisième Reich, qui l’exposait au pire. Mais plutôt d’être juif. Entre-temps, la persécution était devenue un système, et au creux de l’été, Ernest Bruder adressait ces mots à Xavier Vallat, “ministre des Affaires juives” : “Monsieur le ministre, je soussigné Bruder Ernest et Autrichien mutilé français réformé à 100% ai l’honneur de solliciter de votre Excellence une dispense d’internement dans un camp de concentration juif.” Le 22 novembre 1941, trois semaines avant la fugue de Dora, la France enverra sa réponse au 41, boulevard Ornano : c’était non.

C’est notamment grâce aux recherches menées sur Dora Bruder et sa famille par Serge Klarsfeld, après leur rencontre en 1995, que Patrick Modiano accédera à ces empreintes. Narrateur aussi présent qu’évanescent de son livre, l’écrivain ne cite à aucun moment l’auteur du Mémorial de la déportation des juifs de France, qui avait paru en 1978 et changé à jamais la trace mémorielle de la Shoah, désormais tangible, visible, accessible. Mais le 2 novembre 1994, trois ans avant de publier Dora Bruder, l’écrivain avait confié, dans Libération, combien cette lecture l’avait fait « douter de la littérature” : « Puisque le principal moteur de la littérature est la mémoire, il me semblait que le seul livre qu’il fallait écrire, c’était ce mémorial. » Modiano, pour finir, écrira Dora Bruder, et en le consacrant, en 2014, l’académie Nobel saluera précisément celui qui “a dévoilé le monde de l’Occupation”.

En 1997, lorsque paraît Dora Bruder chez Gallimard, on trouve en pied de l’article que Libération y consacre, la référence d’un essai de Thierry Laurent, professeur de civilisation française, qui voit dans le dix-neuvième livre de Modiano “une auto-fiction”. À l’époque, le mot a encore peu circulé, et le quotidien précise : “C’est-à-dire une œuvre littéraire par laquelle un écrivain s’invente une personnalité et une existence tout en conservant son identité. »

Médailles et requêtes

Tous les auteurs de ces lettres ont reçu une réponse du Commissariat général aux questions juives. On ignore le nom du fonctionnaire qui a ouvert la supplique d’Ernest Bruder, dans les travées de cette administration sortie de terre en mars 1941 à la demande des autorités occupantes. À sa tête, se succéderont Xavier Vallat, de mars 1941 à mai 1942, puis Louis Darquier de Pellepoix. Professionnels de la politique, ils sont tous deux connus pour leur antisémitisme. Dans l’organigramme du Commissariat général, Laurent Joly a encore retrouvé nombre de militants d’extrême-droite, affectés aux postes d’encadrement. Mais cette administration, qui a eu notamment en charge ce qu’on a appelé “l’aryanisation économique” du pays, c’est-à-dire la spoliation des juifs en France, comptera aussi un millier d’employés chargés de superviser les administrateurs provisoires des biens juifs. Durant trois ans, 1375 hommes et 1125 femmes y postuleront, parmi lesquels beaucoup de précaires de la fonction publique, et aussi des candidats alléchés par des salaires plus élevés que dans d’autres administrations, du moins au début. À l’étude des lettres de motivation et des réseaux de recommandation, Laurent Joly montrait dans un article de 2016 pour la Revue d’histoire moderne et contemporaine qu’on était loin d’un recrutement partisan.

Né en 1945, d’un Juif perdu de vue et d’une Flamande qui s’étaient connus sous l’Occupation, l’écrivain croyait aux coïncidences. Lui qui avait fugué aussi, et bien connu encore le quartier de Picpus où Dora avait été pensionnaire, s’était reconnu dans son histoire. Pourtant c’est à des milliers d’autres silhouettes qu’il nous donnait soudain accès, par la densité documentaire, et l’étrangeté d’un livre à part, y compris parmi les siens. Ces silhouettes-là sont notamment celles de tous ceux qui, comme Ernest Bruder, ont écrit juste avant de mourir. Jusqu’à présent, aucune publication scientifique ne s’en était formellement emparée, mais Laurent Joly, en même temps que ce film co-écrit avec Jérôme Prieur, a repris l’enquête, replongeant dans ces milliers de lettres qui parfois étaient accompagnés d’une médaille militaire, et souvent de photos. C’est vers une parole sans équivalent que ce matériau nous fraye un chemin, en même temps qu’il révèle la bureaucratie intensive dont les juifs firent l’objet sous Vichy. Dans le film, plusieurs courriers sélectionnés sont rédigés par des enfants, qui implorent le maréchal Pétain et assurent qu’ils se montreront dignes de la France, et de sa bienveillance. D’autres sont signés d’une épouse qui voudrait sauver un mari, juif et irréprochable. Plus rarement, quelques-uns s’insurgent ou protestent, disent même pour une poignée d’entre eux l’indignité qu’il y a à trier les gens sur leur origine. Certains avaient même négligé qu’ils étaient juifs, et c’est l’administration qui était venue le leur rappeler.

Ce sont certaines de ces nouvelles recrues qui auront alors réceptionné, ouvert, classé, et souvent ébauché une réponse aux suppliques adressées par les proches des victimes des rafles – qui parfois joignaient un timbre pour que l’administration donne suite. Les mois passant, intégrer la bureaucratie antisémite ne faisait pas rêver en masse : en février 1942, un rapport interne produit pour Vichy s’intitule “Le malaise des fonctionnaires de l’Etat”. On y lit qu’en dépit de conditions plus favorables qui font de l’ombre à d’autres bureaux, le contrôle des juifs a mauvaise presse : le Commissariat général peine à recruter et le rôle de ses agents est réputé “impopulaire”. C’est aussi leur ombre qu’on perçoit à travers ces suppliques et autant de lettres décachetées, dont les auteurs mourront peu de temps après, pour bon nombre d’entre eux.

Deux ans après l’édition originale, la version poche de Dora Bruder arrivait en librairie en 1999, enrichie d’informations glanées entre temps. Personne ne s’était toutefois manifesté, parmi les anciens employés du Commissariat général aux questions juives, à la lecture de ces mots de Modiano, à la page 43 : “En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit.” C’est désormais dans les travaux historiens que se poursuivra la mise au jour de cette histoire que l’écrivain, collectionneur de vieux annuaires, s’était appropriée. Mais la portée de Dora Bruder n’a pas fini de rebondir, entre acclimatation littéraire et savoir historique : en 1995, c’est la lecture de ce livre que Modiano venait de lui adresser qui a rouvert la mémoire de Françoise Verny. Grande figure de l’édition en France, elle avait retrouvé dans la brièveté de Dora Bruder le souvenir fulgurant de Nicole Alexandre, son amie du collège.

De la mémoire ensevelie d’une disparition brutale qu’elle avait complètement oubliée, l’éditrice tirera Serons-nous vivantes le 2 janvier 1950 ? (chez Grasset, en 2005). Une brève évocation de cette amie, juive et déportée, dont l’autrice redécouvrait soudain qu’elle avait conservé une trace : la carte postale que Nicole, arrêtée en 1943, lui avait adressée depuis le camp de Drancy. C’est sur cette carte, rédigée depuis l’ennui et au seuil de l’inconnu, que l’adolescente avait inscrit en guise de post scriptum : “Serons-nous vivantes le 2 janvier 1950 ?”  Des centaines de courriers seront ainsi exfiltrés de Drancy, souvent avec le concours des visiteurs de la Croix rouge, puis parfois jetés des convois-même, en chemin vers les camps. Ce qu’on y lit n’a pas la même texture que les mots suppliants adressés par d’autres – et peut-être parfois les mêmes – au Commissariat général aux questions juives, quelques mois plus tôt, dans l’espoir de retourner le sort : dans ces lettres écrites in extremis, on découvre à la fois des demandes terre à terre – de vêtements, de nourriture – et un certain sens de l’urgence alors que le départ se précise, et que parfois le dessillement affleure.

« Adieu, au revoir peut-être »

C’est par exemple Alphonse Joël qui écrit à sa fiancée une lettre parsemée de fleurs à la craie grasse (« Il y a 7 fleurs, parce que cela fait 7 ans que nous nous sommes unis. Je voudrais aussi que ces fleurs te donnent un peu plus de courage, plus de résignation, car je suis effrayé de ton moral aussi bas. Je te croyais plus forte devant l’adversité, et plus philosophe, donc plus résignée. Car qu’est-ce que tout cela à côté de la mort ou de la maladie ? Oh je me rends bien compte combien est pénible pour toi la séparation, donc la solitude. »). C’est encore cette inconnue qui jette ces mots du train, le 6 août 1942 : « Ma petite Dora, nous t’écrivons en ce moment dans un wagon car, depuis ce matin, nous sommes en route vers une destination inconnue… » Ou ceux-là, qui signent simplement « Adieu, au revoir peut-être. » On les découvre dans une exposition dans les locaux du Mémorial de la Shoah, à Drancy (jusqu’au 22 décembre 2022), rassemblées et éclairées pour la première fois par l’historien Tal Brutman et la responsable des archives du Mémorial de la Shoah, Karen Taïeb, qui invite toutes les familles ayant conservé des traces du départ en convoi à les faire connaître.