Provocation subversive ou preuve de l’attirance de l’artiste pour le nazisme, un texte datant de 1935, publié dans la presse, a choqué et lancé un débat en Espagne.
On a longtemps tout pardonné à Salvador Dali, au nom de son génie ou de sa prétendue douce folie. De la sympathie du célèbre peintre catalan envers la dictature de Francisco Franco, pour lequel il affirmait bien haut son admiration, à sa fascination affichée pour Adolf Hitler, à qui il a dédié trois toiles, et sur laquelle les experts se divisent encore pour savoir si elle reflétait une attirance réelle pour l’idéologie nazie ou tenait plus de ses curieux fantasmes sexuels et de son obsession pour les figures paternelles autoritaires. Cependant, la lettre qu’il a envoyée au chef de file du mouvement surréaliste, André Breton, en 1935, consultable en ligne sur le site des archives d’André Breton depuis 2004, pour la première fois reproduite par le quotidien El Pais du 1er septembre, a cette fois bien du mal à passer. Même si l’auteur de la toile du Grand Masturbateur, mort en 1989, a toujours rimé avec provocateur.
Dans ce courrier, envoyé en pleine montée du nazisme, Dali, en utilisant sa méthode de « paranoïa critique », n’entreprend rien de moins que de créer une religion, fondée sur le sadomasochisme et le racisme. « Cette religion sera physique dans le moral, psychologique dans le cérémoniel, biologique dans les mythes et le social, fanatique dans le rationnel marxiste matérialiste, dialectique dans l’irrationnel, délirante et hitlérienne dans l’affectivité, scientifique dans les dogmes », résume-t-il lui-même dans cette lettre, numérisée en 2003, avant la vente et la dispersion des archives d’André Breton, mais qui n’a été indexée de manière claire que récemment sur le site. Faut-il prendre au sérieux cette lettre nauséabonde ? C’est là que se situe la controverse.
« Je crois de plus en plus que nous, surréalistes, en fin de compte, allons devenir des curés. Il y a longtemps que cette idée me travaille, à tel point que je place parmi mes projets urgents celui d’inventer une religion », commence Dali dans un français phonétique. Pour l’historien de l’art Ricard Mas, interrogé sur Catalunya Radio à l’occasion de la polémique générée par la lettre, cette nouvelle religion tient d’un « simulacre », du particulier « sens de l’humour » de Dali, et renferme une « critique » au pape du surréalisme, André Breton, « qui contrôle le mouvement surréaliste comme s’il s’agissait d’une secte ». Et de rappeler que Dali avait été menacé, un an plus tôt, d’être expulsé du groupe pour des propos favorables à Hitler, n’ayant alors dû son sursis qu’à ses pitreries : il était arrivé à la réunion censée statuer sur son sort à genoux, les mains jointes, avec un thermomètre dans la bouche.
« Sacrifices humains » et « apothéose de l’injustice »
Le contenu, qui s’étale sur cinq pages, plein de ratures et d’ajouts, n’en est pas moins abject. Plaidant pour « l’anéantissement de l’inflation scandaleuse de l’altruisme chrétien », l’artiste précise qu’« on ne veut pas le bonheur de tous les hommes, mais le bonheur de certains au détriment de certains autres, car la souffrance de ceux-ci est la condition psychologique, biologique et physique première pour le bonheur des autres ». D’où sa volonté d’y introduire des « sacrifices humains, et l’apothéose de l’injustice au sens chrétien du mot ».
Plus loin, inspiré par sa lecture du marquis de Sade, il évoque la possibilité de choisir « le matériel des sacrifices humains parmi les hiérarchies expansives et imaginatives, car le luxe de l’angoisse, et pourtant de plaisir, que doit leur procurer la possibilité de la peine de mort est essentiel à tout épanouissement vital ». Avant de développer des arguments racistes, estimant que « la domination ou la soumission à l’esclavage de toutes les races de couleur (chose peut-être pas impossible si tous les Blancs s’unissaient fanatiquement) pourrait procurer d’immenses possibilités de plaisirs immédiats aux hommes blancs ».
La lettre a surpris les Espagnols, qui connaissaient les excentricités du peintre, mais le voient ici se complaire dans la description cruelle des pulsions les plus abominables, comme si Dali, si influencé par Freud, cherchait à dénuder la structure psychologique du fascisme et du totalitarisme, prévisualisant déjà les monstruosités dont sera responsable le nazisme. Délire provocateur pour les uns, elle est impardonnable pour les autres.
Le journaliste culturel et écrivain Josep Massot a regretté sur Twitter que « les habituels chiens de garde disent que le racisme de Dali était une blague marrante ». Et de citer le dadaïste Tristan Tzara, qui avait écrit : « Aussitôt sorti du domaine paranoïaque-humoristique, l’activité raciste de Dali me paraît être des plus tapageuses. »
« Une charge contre les surréalistes »
Montse Aguer, directrice de la Fondation Salvador Dali de Figueras, souligne la volonté « subversive » revendiquée par la lettre et sa fascination pour les figures paternelles autoritaires. Selon elle, il existe un risque de « décontextualiser » les propos, souvent « contradictoires », de Dali. « André Breton n’a jamais rendu publique cette lettre ou ce brouillon de lettre, qui figurait au milieu d’un exemplaire d’un lot de la revue Minotaure que nous avons acheté en 2003. S’il était si sûr qu’elle était grave, il l’aurait publiée ou aurait expulsé Dali plus tôt », estime-t-elle.
Salvador Dali n’a été définitivement expulsé du mouvement surréaliste qu’en 1939, après avoir peint L’Enigme d’Hitler, où un portrait du dictateur apparaît au milieu d’une assiette dans laquelle il n’y a que quelques haricots, sous un téléphone brisé à la forme phallique, au milieu d’un paysage de désolation, sorte de préfiguration des malheurs de la guerre. « J’ai peint L’Enigme d’Hitler qui, en dehors de toute intention politique, résumait les symbolismes de mon extase. Breton s’est senti outragé. Il n’a pas voulu admettre que le maître des nazis n’était pas pour moi autre chose qu’un objet de délire inconscient, une force d’autodestruction et de cataclysme prodigieux », a expliqué Dali dans ses Confessions inconfessables (1973).
« Je rêvais souvent d’Hitler comme s’il s’agissait d’une femme. Sa peau, que j’imaginais blanche, me séduisait. (…) Hitler incarnait pour moi l’image parfaite du grand masochiste qui déchaînait une guerre mondiale pour le seul plaisir de la perdre et de s’enterrer sous les ruines d’un empire, un acte gratuit par excellence qui aurait dû susciter l’admiration surréaliste. »
Provocateur encore, Dali termine sa lettre en la présentant comme sa contribution au mouvement révolutionnaire Contre-Attaque, créé à cette date par le penseur Georges Bataille et André Breton en réponse à la montée du fascisme. « Très cher Breton, voici quelques notes qui pourront peut-être nous servir pour le “laboratoire secret” de Contre-Attaque. Je ne doute pas qu’on peut tirer de cela au moins une atmosphère antichrétienne et biologique, climat conditionnel de toute nouvelle idéologie subversive de mon point de vue », écrit-il. « Pour moi, cette lettre est une charge contre les surréalistes : il se moque d’eux », affirme l’expert Nicolas Descharnes.
Dali n’a pas donné suite à « sa réflexion » sur cette religion. Mais, en Espagne, la publication de cette lettre, sérieuse ou pas, a gravement écorné l’image du peintre de Cadaqués.