Dans sa première chronique pour La Croix, la romancière et essayiste Eliette Abecassis fait le portrait ému de la ville de Tel-Aviv, contrastée et riche de la diversité de ses habitants – des musulmans, des juifs, des chrétiens, venus du monde entier.
Du balcon de l’hôtel, je vois la ville blanche. En plein cœur de l’été, la lumière est intense. En journée, l’activité ne cesse pas, c’est une cité industrieuse : dans les bureaux, dans la technologie, le commerce, les services. On dit qu’à Jérusalem on prie, à Haïfa on travaille, à Tel-Aviv on fait la fête ; mais ce n’est plus vrai. On y travaille beaucoup, même si de nuit, les gens sortent partout, tout le temps, dans des bars, des pubs, des restaurants qui ne cessent d’ouvrir, des fêtes en plein air, dans des squats ou des hangars, sur des trottoirs, dans des cours, sur des toits, et partout on danse dans cette ville folle.
Des nouveaux endroits naissent comme des champignons, la gastronomie de Tel-Aviv explose et s’exporte ; les chefs sont mondialement connus, qui ont créé des saveurs mélangées, entre Orient et Occident, simples et raffinés, avec des légumes savoureux. Les chanteurs, les groupes, les musiques aussi se mélangent dans les rythmes et les mélodies suaves d’un jazz-rock ethnique, reflet du pays.
Quand j’étais jeune à Tel-Aviv, on dormait sur la plage et on mangeait des concombres et des tomates. Comment en est-on arrivé à ce degré de sophistication, je ne sais pas. Ce pays sans cesse attaqué et remis en cause, célèbre et pourtant si mal connu, trace sa route au-delà de tous les préjugés. Une société vibrante protégée par une sécurité drastique et un dôme de fer qui empêche pas mal de bombes et d’attentats, et l’on comprend hélas depuis peu en France ce que c’est de vivre sous la menace de l’islamisme fasciste.
Une société en lutte contre cette plaie, mais qui se nourrit et s’exalte de ses contrastes et ses contradictions stupéfiantes, entre les super orthodoxes qui côtoient dans les mêmes quartiers, sur les mêmes trottoirs, dans les mêmes magasins des hommes, des femmes en maillot de bain ou en tenue de sport, des gays fiers de vivre dans cette ville LGBT, des jeunes filles « instagrammables » allant à la plage alors que d’autres enveloppés de leurs longs manteaux noirs en plein soleil se rendent à la synagogue ou à la maison d’études. Des vies, des idées, des valeurs qui sont à l’opposé les unes des autres. Des musulmans, des juifs, des chrétiens. Des gens de tous les pays du monde, depuis la Russie jusqu’à l’Amérique du Sud, en passant par l’Afrique, vivent ensemble dans les mêmes rues, les mêmes quartiers, les mêmes immeubles.
À Tel-Aviv, on entend le chant du muezzin. Mais pas simplement celui qui chante depuis la mosquée. Dans le quartier de Jaffa, on écoute tous les jours les longues mélopées diffusées par des haut-parleurs. Pendant que les musulmans vont prier, les artistes, les jeunes de la Tech, les commerçants qui ferment leur boutique à 17 h 30 se dirigent vers la plage le torse nu, un surf sous le bras, entre les palmiers, avec cet air de Californie. Cet air singulier à Tel-Aviv : cette nonchalance empressée, cette élégance non apprêtée, cette allure déjantée, cette beauté un peu sale, déglinguée, entre les rues du nord au tracé carré, presque germanique et, de l’autre côté de la ville, le quartier de Jaffa empreint d’Orient et d’Arabie.
Au carrefour de toutes les influences : européenne par les Croisades, anglaise par l’héritage colonial, russe pour les premiers immigrants et les derniers, fraîchement arrivés, qui parlent l’hébreu en roulant les « r » d’un air impénétrable, asiatique pour le yoga dont le premier chef de l’État et fondateur du sionisme, Ben Gourion, était féru, ainsi que pour ceux que l’on croise à toute heure de la journée et de la nuit avec un tapis sous le bras. Le Moyen-Orient pour les souks, les boutiques improbables qui vendent tout, les étals de houmous qui débordent sur les trottoirs de ces rues pas finies, de ces immeubles jaunis et ces murs décrépits, ce n’importe quoi qui fait son charme. L’Afrique par son climat et sa population falasha son rythme imprécis, cette façon de marcher dans la rue écrasée de soleil, les pieds nus. Une sorte de ville-monde qui contient le monde et qui l’inspire, autant par sa cuisine que par la technologie ; Tel-Aviv est au centre de tout.
Si ce n’était pour les extrémistes armés par l’Iran, ici la paix pourrait arriver, comme avec tant de pays arabes, du Maroc aux Émirats arabes unis. Non pas celle des gens qui cohabitent mais ceux qui vivent ensemble, peu ou prou, fiers de leurs différences, différences qui sont nécessaires pour rendre une vie palpitante, et une ville vivante. Si Tel-Aviv bat son plein aujourd’hui, c’est grâce à cet improbable melting-pot, qui est l’opposé du « wokisme » mais le cœur du vivre-ensemble : non pas tous les mêmes, mais tous extrêmes. Extrêmement différents. Les chapeaux noirs à côté des chapeaux de paille. Les chaussures aux lacets bien fermés près des tongs. Les synagogues près des souks. Les petits immeubles des années 1930 à côté des ziggourats dignes de Babel : Tel-Aviv est une capitale architecturale Bauhaus au patrimoine préservé. De bric et de broc elle est née. D’une énergie folle elle grandit. Un désir, créer une vie sur cette terre et pourquoi pas ensemble, si différents. Cette ville blanche est née d’un rêve, et comme le disait Herzl, si on le veut, ce n’est plus un rêve.
Eliette Abecassis
Tel-Aviv : une leçon pour le monde qui
vient…, mais il faut y croire . Il faut y rêver et y travailler. Il faut choisir la vie.