L’attentat qui a coûté la vie à Samuel Paty, en 2020, n’a pas vraiment surpris ce professeur de lettres, enseignant en banlieue parisienne. Dans un livre choc, il témoigne, anonymement, de l’avancée du salafisme dans l’école de la République.
Disons-le tout de suite, Laurent Valogne – son pseudonyme – aime son métier. Ce professeur de lettres, agrégé depuis 1990, a commencé sa carrière en banlieue parisienne, d’abord en ZEP, puis dans des établissements réputés difficiles bien que non classés en zone d’éducation prioritaire. Âgé de 55 ans, il enseigne aujourd’hui dans un lycée qui « ne connaît pas la violence quotidienne ».
Et, contrairement à certains collègues, lui n’a pas perdu le sens de sa vocation. Il se dit « heureux » dans sa classe, déterminé à sensibiliser ses élèves aux « Pensées » de Pascal ou à « La Princesse de Clèves ». « Si ça peut les changer d’Hanouna… » souffle-t-il, en référence à l’animateur de C8, dont le talk-show est très populaire, surtout chez les jeunes.
Pourtant, c’est sous couvert d’anonymat qu’il dénonce la percée du salafisme à l’école, une idéologie totalitaire qui, depuis une dizaine d’années, vient perturber ses cours et ceux de ses confrères. Le face-à-face avec sa classe tourne parfois à l’aigre, la connaissance scientifique se heurtant aux croyances et au scepticisme des élèves, volontiers contestataires. Dans un livre édifiant à paraître le 1er septembre, « Ces petits renoncements qui tuent » (Plon), coécrit avec la journaliste Carine Azzopardi, il appelle au sursaut de la République et de ses institutions qui, trop longtemps, ont préféré taire le problème, sinon le nier.
« L’électrochoc, ça a été Samuel Paty », confie-t-il, en hommage à ce professeur d’histoire du lycée de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), assassiné par un djihadiste en octobre 2020. Le « crime » de ce confrère ? Avoir seulement fait son travail, avec rigueur, avec respect aussi, en donnant un cours sur la liberté d’expression et la laïcité. Depuis, le ministère de l’Éducation nationale s’est engagé à former tous ses personnels sur ce sujet inflammable.
Le 16 octobre 2020, Samuel Paty est tué par un djihadiste qui lui reproche d’avoir montré, en classe, des caricatures de Mahomet. Comment réagissez-vous ?
LAURENT VALOGNE. Je l’apprends le soir des vacances de la Toussaint, alors que je suis chez moi, à Paris. Je vois s’afficher, sur mon téléphone portable, une notification du journal « Le Monde » annonçant que ce professeur a été décapité. Je cherche à recouper l’information auprès d’autres médias et ce que je lis me sidère. Vers 22 heures, je trouve la vidéo du père d’une élève qui le dénonce. Je suis en état de choc, mais pas surpris. Je savais que cela arriverait un jour. Le fanatisme qui a mené à ce lâche assassinat, je l’ai vu grandir et prendre ses aises, à bas bruit, dans l’école de la République. Samuel Paty, ça aurait pu être moi.
Pourquoi ?
J’enseigne aussi l’art de la caricature et, depuis une dizaine d’années, c’est devenu un sujet explosif. J’en ai pris conscience après l’incendie des locaux de « Charlie Hebdo », en 2011. Dès le début du cours qui a suivi cet événement, alors que nous commencions l’étude d’un texte de Philippe Val sur les représentations du prophète Mahomet dans la religion chiite, l’une de mes élèves s’est bouché les oreilles. Elle ne voulait pas entendre les arguments de Val, elle se sentait insultée. Personnellement. J’étais décontenancé. Deux autres élèves se sont indignées à leur tour. J’ai eu beau leur dire que le texte était factuel, qu’on était là pour discuter, pas pour polémiquer, rien n’y a fait. Je suis allé au bout, mais dans la douleur.
Comment expliquez-vous cette contestation ?
Ces élèves, de plus en plus nombreux, estiment qu’on n’a pas le droit de caricaturer le prophète (Mahomet). Ils y voient un manque de respect, une insulte envers leur religion, envers eux-mêmes. Je leur réponds que le délit de blasphème n’existe plus en France depuis 1881 et que l’on peut se moquer d’une croyance, d’un système de représentation, sans viser le croyant. Mais je me heurte souvent à un mur. Ils ont l’impression d’être les victimes de l’Histoire, les Juifs étant perçus comme les gagnants. Ils se sentent persécutés, stigmatisés. Combien de fois ai-je entendu : « On se moque tout le temps du prophète et on nous dit que c’est la liberté d’expression, mais, quand Dieudonné s’en prend aux Juifs, il est censuré. » Ils sont persuadés qu’il y a deux poids deux mesures. Je leur réponds que les propos de Dieudonné sont antisémites, qu’ils tombent sous le coup de la loi. Qu’il a fait venir sur scène Robert Faurisson, un militant négationniste. Là, il ne s’agit plus d’humour, mais d’une révision de l’Histoire. Et pour qu’ils comprennent que l’islam n’est pas la seule religion caricaturée, je leur montre des dessins du roi Louis-Philippe en forme de poire ou des illustrations scatologiques du pape. Mais ça reste très compliqué.
D’où vient ce malaise, selon vous ?
En banlieue parisienne, la plupart des lycées sont des établissements de relégation. Le premier problème est celui de la mixité territoriale : il n’y a pas de brassage. Dans mes classes de Première, par exemple, tous les élèves sont d’origine immigrée. Ils se sentent oubliés, abandonnés par la République et, en réaction, ils se jettent dans le salafisme. Ils sont en quête de sens et ils le trouvent dans cette religion englobante, qui a réponse à tout, ou presque. Les Frères musulmans font du prosélytisme, certaines municipalités s’avèrent complaisantes. Et la conversion à l’islam est facile, rapide. Résultat ? Depuis une dizaine d’années, l’école, qui est le reflet de la société, est devenue perméable à cette fièvre religieuse. L’abaya – un voile couvrant l’ensemble du corps, à l’exception du visage, des mains et des pieds – y a fait son apparition. Les jeunes filles sont de plus en plus nombreuses à s’en vêtir et même, parfois, à enfiler cagoules et gants, à la saoudienne, à la sortie de l’établissement. Ces tenues n’existaient pas il y a quinze ans.
Au quotidien, comment se traduit cette percée islamiste ?
Ce sont de petits signes qui, additionnés les uns aux autres, révèlent un climat préoccupant. Comme cette altercation entre deux élèves à laquelle j’ai assisté, l’une reprochant à l’autre d’avoir apporté des fraises Tagada en cours. Les bonbons n’étaient pas halal, car ils contenaient de la gélatine de porc… Ou cette mère, qui a refusé que sa fille retire ses gants en classe de chimie. Ce sont aussi ces adolescents qui, après avoir lu un texte du penseur Condorcet, ont lancé, bravaches : « L’éducation, ce n’est pas pour les filles ! » C’est cet élève qui, après avoir visionné un reportage sur les mariages forcés en Inde, explique que « les femmes sont sur Terre pour obéir aux hommes », et la classe ne bronche pas. Ou bien encore ces deux jeunes filles qui se présentent, recouvertes d’un voile intégral, pour une sortie scolaire au musée. Quand je leur demande de le retirer, aucun signe religieux ostentatoire n’étant autorisé, je me retrouve accusé de « racisme contre l’islam ».
Vous décrivez aussi la défiance des élèves vis-à-vis de l’apprentissage…
Oui, c’est un phénomène récent, qui s’explique par la poussée religieuse autant que par la concurrence des réseaux sociaux. Certains élèves croient plus facilement ce qu’ils voient passer sur Facebook ou TikTok que ce qui est écrit dans un manuel scolaire, ou dans un article de presse, quelles que soient la notoriété et la légitimité du média. En classe, ils opposent leur vérité au savoir scientifique. Certains sujets se révèlent inflammables, notamment en sciences. Quand vous donnez un cours sur la reproduction sexuée ou l’astronomie, vous vous retrouvez en butte avec leur foi. Un jour, j’ai distribué à ma classe un texte d’Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? » Le philosophe y rappelle que la Terre tourne autour du soleil, et non l’inverse. La semaine suivante, une élève est revenue brandir le Coran en citant un passage dans lequel il est écrit que la Terre, au centre de tout, est en concurrence avec le soleil. Je lui ai rétorqué que la foi n’exclut pas la raison, mais elle est repartie, vexée et en colère. Parfois, le découragement me guette.
Vous vous autocensurez souvent ?
Disons que je fais attention à ne pas provoquer. Une fois, j’ai envisagé l’étude de « L’Amant », de Marguerite Duras, mais une longue scène érotique m’en a dissuadé. Certains textes de Voltaire, anticlérical et même antireligieux, se révèlent également trop sensibles. Les élèves ne comprennent pas qu’on puisse être athée ou agnostique. Ils ne cessent de me demander si je crois en Dieu ! Je manie donc les caricatures avec des pincettes. Je connais des collègues qui préfèrent mettre la tête dans le sable : ils font l’impasse pour, disent-ils, ne pas « jeter d’huile sur le feu ». D’autres, au contraire, veulent absolument montrer les dessins de Mahomet par provocation. Je ne suis pas sur cette ligne. Le but n’est pas de choquer les élèves, mais de leur enseigner les valeurs de la République. Les caricatures ne sont qu’un outil pédagogique, notre rôle consiste à nous adapter à notre public. L’école n’est pas une machine de guerre contre l’islam. Et l’on n’est pas là pour faire un cours politique ni idéologique.
Y a-t-il d’autres sujets tabous ?
La Shoah, c’est le tabou absolu. L’une de mes collègues, aujourd’hui professeure d’Histoire en classe préparatoire, ne l’enseignait même plus en Terminale. Trop sensible. Trop polémique. Les élèves parlent de « Shoah business », de « pornographie mémorielle », des expressions empruntées à Dieudonné. Et l’on se heurte une nouvelle fois à la concurrence victimaire. Je me souviens d’un jeune qui, un jour, a brandi l’excellent livre de Serge Bilé, « Noirs dans les camps nazis » : il s’indignait que l’on ne parle que des Juifs, et jamais des Noirs tués par les nazis. Il avait raison, en partie. Il y a bien eu des victimes parmi eux, mais en Histoire, il y a parfois des angles morts. Et cela ne minimise en rien le génocide juif orchestré par Hitler.
Vous insistez aussi sur la solitude du professeur dans sa salle de classe, peu soutenu par une hiérarchie frileuse…
Oui, il y a une forme de peur qui s’est installée. On m’a parfois tancé, en salle des profs, m’accusant de faire du zèle. Rares sont les collègues et chefs d’établissement à maîtriser les concepts de laïcité et de liberté d’expression, ce qui les rend mal à l’aise. Mais, depuis l’assassinat de Samuel Paty, le ministère de l’Éducation nationale a mis en place un module de formation, auquel j’ai eu la chance de participer cette année. Il devrait permettre à tous les personnels d’acquérir le bagage pédagogique nécessaire pour répondre aux élèves. Si l’on veut que les choses s’améliorent, il faut aussi que ces sujets cessent d’être instrumentalisés par les politiques. La laïcité est à la fois confisquée par l’extrême droite, qui organise des « apéros saucisson » dans les quartiers musulmans, et par une certaine gauche, complaisante avec l’islamisme.
Avez-vous déjà envisagé de démissionner ?
Plusieurs collègues l’ont fait, mais moi, non, je n’y ai jamais pensé. Même s’il est plus difficile d’enseigner aujourd’hui qu’il y a trente ans, j’aime toujours cela. Et les élèves, dans leur majorité, me le rendent bien. Je ne fais pas de garderie en cours, je leur transmets un savoir. Certains, des années plus tard, m’écrivent pour me remercier. Ma salle de classe reste un espace apaisé, malgré quelques coups d’éclat. On ne s’y invective pas comme sur les réseaux sociaux ou dans l’émission de Cyril Hanouna. L’école n’est plus un sanctuaire, certes, mais elle reste un lieu d’échange où l’hystérisation n’a pas sa place.
« Ces petits renoncements qui tuent », de Carine Azzopardi et Laurent Valogne (le témoin), Plon, 224 p., 18 euros. À paraître le 1er septembre.
Par Gaëtane Morin