Les archives du «starchitecte» Moshe Safdie

Abonnez-vous à la newsletter

By Sa-rp-2021 - Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=100044961
La boucle se boucle. Tout a commencé à l’Université McGill dans les années 1950 pour Moshe Safdie, et c’est donc là que toutes les traces de son exceptionnel parcours professionnel se concentreront désormais.

Le « starchitecte » vient de faire don du restant de ses archives à son alma mater. Le lot déposé à la bibliothèque universitaire comprend maintenant plus de 100 000 pièces sur papier, les écrits de sa firme Safdie Architects, environ 300 maquettes liées à des projets planifiés ou réalisés dans le monde entier, d’innombrables croquis et quelque 250 carnets de dessins.

Deux autres établissements bataillaient pour abriter ces trésors : l’Université Harvard, où Moshe Safdie a enseigné, et le musée de Tel-Aviv associé à l’école d’architecture d’Israël, pays où il est né. Le Canadien, qui est également citoyen israélien et états-unien, a opté pour McGill parce que, dit-il, cette université a énormément compté pour lui.

« J’y ai reçu une éducation incroyable », dit l’architecte né en 1938 à Haïfa, d’où il a émigré, 15 ans plus tard, pour rejoindre Montréal. Il a été rencontré lundi sur le campus, au milieu d’une partie de ses documents déjà sur place.
« McGill a été très importante dans ma vie. Le Canada a aussi été généreux avec moi, plus que n’importe où en fait. J’ai reçu l’Ordre du Québec, l’Ordre du Canada. Ce pays m’a beaucoup donné et m’a reconnu quand j’étais tout jeune. »

Les archives poursuivent un don amorcé il y a deux décennies, qui rassemble déjà les 25 premières années de création, de 1964 à 1999 environ. Le matériel accumulé remplit deux très grandes salles du campus.

Les nouveaux documents et artefacts couvrant un autre quart de siècle de production arriveront à Montréal dans les prochains mois. Ils occuperont deux ou trois fois plus d’espace, plus de 5000 pieds carrés au total. Cette somme constituera le fonds le plus important de la centaine accumulée par la Collection d’architecture canadienne John Bland de McGill, créée en 1974. John Bland dirigeait l’École d’architecture de l’université quand M. Safdie s’y est inscrit.

Un souci d’accessibilité

Le modèle initial et l’original de son mémoire de fin d’études, déposé en 1961 et intitulé A Case for City Living, constituent un des points d’orgue du fonds. Ce projet étudiant, proposant la préfabrication et l’empilage de boîtes rectangulaires à habiter, a débouché sur Habitat 67, une des constructions phares de l’expo universelle Terre des Hommes, avec le dôme géodésique de Buckminster Fuller. Le complexe immobilier montréalais est maintenant désigné patrimoine national par le ministère de la Culture et des Communications du Québec. Il figure en bonne place dans tous les livres d’histoire de l’architecture du XXe siècle.

« L’architecture était traditionnellement au service de quelques privilégiés, dit son concepteur. Pour moi, cette idée ne tenait pas et demeure impossible. Si on construit un habitat, ça doit être pour tout le monde. »

M. Safdie a également fait don de son appartement personnel d’Habitat 67, un duplex comprenant quatre modules. Ce lieu, restauré en 2017, au 50e anniversaire de la construction, servira à la recherche universitaire, à des programmes d’artistes en résidence et à l’organisation de symposiums et d’expositions.

Safdie Architects, fondée en 1964 pour assumer la direction du projet Habitat 67, a depuis poursuivi dans cette veine d’une architecture responsable et humaniste en concevant d’autres immeubles d’habitation, des centres urbains, des maisons d’enseignement ou des musées. Rien qu’au pays, on lui doit le Musée des beaux-arts du Canada, le Musée de la civilisation et le pavillon Desmarais du Musée des beaux-arts de Montréal.

Œuvres à travers le monde

Une branche du cabinet a été installée à Jérusalem en 1970. Les projets ont mené à la réalisation du centre Yitzhak Rabin, de l’aéroport Ben Gurion, d’un campus universitaire et, bien sûr, du musée Yad Vashem, consacré à la Shoah, contrat remporté après un concours international. L’édifice de béton de forme triangulaire, partiellement enfoui dans une montagne près de Jérusalem, constitue un autre chef-d’œuvre.

« Ce fut un projet très chargé émotionnellement, dit M. Safdie, qui est né avant la Deuxième Guerre mondiale et qui a épousé à Montréal une rescapée de l’Holocauste. J’y ai travaillé pendant dix ans avec beaucoup de réunions, de comités, des consultations des survivants. »

Il ajoute que l’architecture est faite de hauts et de bas. « C’est une sorte de yoyo », résume-t-il. Après Habitat 67, il a proposé six autres complexes d’habitation pour Porto Rico, New York, Téhéran, Jérusalem, mais aucun n’a été réalisé. Il a travaillé pendant quatre ans pour imaginer le Ballet Opera House de Toronto, projet finalement abandonné. Les archives de McGill exposeront d’autres de ses propositions pour des concours perdus, dont celles pour la Cour suprême d’Israël, le centre Georges Pompidou de Paris et le Musée national des arts de Chine.

« Ma firme a peut-être remporté 50 % des concours où elle compétitionnait, ce qui n’est pas mauvais. Il faut accepter d’en perdre. […] En architecture, il faut être persistant parce qu’il y a beaucoup de résistance quand on essaie de changer les choses. »

Il travaille en ce moment sur un projet de musée numérique qui n’organisera que des expos en réalité virtuelle. « Le bâtiment fait de briques et de murs n’existera pas », dit-il en ne révélant pas le nom du promoteur de cette curiosité. La numérisation et la diffusion en ligne de ses propres documents ont commencé.

Le quartier général de Safdie Architects est installé à Boston. Ce choix a été fait après la nomination de Moshe Safdie au poste de directeur du programme d’urbanisme de l’Université Harvard, à la fin des années 1970. Les contrats affluaient, y compris du Canada. La firme comptait près d’une centaine d’employés aux États-Unis, et leur patron voulait s’éviter de faire la navette avec le Québec. Il existe aussi maintenant des antennes du cabinet à Toronto, à Shanghai et à Singapour. Mais c’est bien à Montréal que tout a commencé.

Biographie

Moshe Safdie est né en 1938 en Palestine mandataire, alors sous contrôle britannique, de parents sépharades. Il a vécu et travaillé sur un kibboutz socialiste, s’occupant des chèvres et des abeilles. Il a assisté à la fondation d’Israël. « Cette période a forgé mes valeurs et mes convictions », dit-il.

Sa famille a immigré à Montréal quand il était adolescent. « Montréal ne m’a pas laissé une bonne impression au départ, avoue-t-il. Je venais d’un pays ensoleillé, d’une ville blanc et vert. Ma famille est arrivée ici en mars, dans le froid et la neige fondante. C’était tout un choc. »

On parlait hébreu dans la famille. Sa mère, d’origine britannique, lui avait appris un peu l’anglais, langue qu’il a perfectionnée en cours d’accueil, mais pas le français, comme de coutume à l’époque. Et il le regrette encore. C’est au Westmount High School, après des tests d’orientation, puisque son intérêt pour les mathématiques et les arts se démarquait, qu’on lui a suggéré de devenir architecte.

« Mon père était très embêté. Dans la tradition juive sépharade, le plus vieux fils s’engage dans l’entreprise avec le père. Nous avons eu quelques discussions. J’ai travaillé pendant trois étés dans l’entreprise familiale. Mais dès le premier cours à McGill, je savais que j’avais choisi la bonne voie, même si je n’avais jamais visité un cabinet d’architectes. »

Le programme de l’Université McGill durait six années. À sa cinquième, en 1959, une bourse lui a permis d’étudier de visu pendant l’été la construction de logements au Canada en même temps que des étudiants des quatre autres écoles d’architecture du pays. C’est dans ce cadre que Moshe Safdie a rencontré le futur urbaniste Michel Barcelo (1938-2013), délégué de l’Université de Montréal, son « premier séparatiste ».

Il est résulté de ce travail de terrain un mémoire de fin d’études, déposé en 1961, qui décrit « un système de construction modulaire tridimensionnel ». Le professeur de McGill Sandy van Ginkel était un des évaluateurs de ce travail savant. Il a embauché son jeune diplômé, alors apprenti auprès de Louis Kahn à Philadelphie, pour concevoir le plan directeur d’aménagement du site de l’Expo 67. Moshe Safdie avait 24 ans.

En échange de son embauche, le jeune architecte a demandé des fonds pour soumettre son propre projet de construction au comité organisateur, qui se cherchait une réalisation emblématique. Le surdoué travaillait de nuit pour élaborer ses idées en utilisant des centaines de briques Lego. Le résultat a été présenté au cabinet à Ottawa, qui l’a aimé et l’a accepté à condition que le projet soit réduit de 42 millions à 15 millions de dollars, les fonds et le temps manquant.

Safdie Architects a été fondée en 1964 pour mener à bien cette proposition avant-gardiste permettant de réaliser rapidement des logements abordables, fenestrés, avec jardin. La gloire a été instantanée. Les coupures de presse sur cette réalisation déposées aux archives à McGill remplissent une quinzaine de boîtes.

Un seul cube de 600 pieds carrés d’Habitat 67 se vend maintenant un demi-million. En plus, Habitat 67 continue d’inspirer de nouvelles constructions partout dans le monde.

« Je regarde en arrière, et pour moi, c’est comme un conte de fées, dit l’ancien étudiant de McGill. Je ne comprends toujours pas. J’avais 24 ans quand je suis revenu de Philadelphie. Je parlais avec un accent. Je n’avais jamais rien construit. »

Le détail de cette incroyable percée et de la carrière qui a suivi sera raconté dans les mémoires intitulées Si les murs pouvaient seulement parler, que Moshe Safdie publiera en septembre.

Source ledevoir