L’historien Marc Knobel découvre un lieu déserté et la quasi disparition des juifs de ce territoire d’ex-Yougoslavie. L’occasion d’un échange sur les persistances de l’antisémitisme.
Les journées chaudes se succèdent, les touristes déambulent dans le centre de Split, en Dalmatie (Croatie), c’est un va-et-vient fait de l’insouciance des vacances estivales. Comment trouver dans ces rues, la synagogue de Split ? Il me faut marcher longuement pour voir une plaque posée sur un mur, avec l’inscription «sinagoga». On a beau lever la tête, le bâtiment ne se voit pas. Il faut alors monter les marches d’un escalier pour découvrir l’oratoire. Elle a été construite en 1507, ravagée pendant la Shoah par les fascistes italiens qui ont occupé la Dalmatie, puis par les oustachis (supplétifs croates pronazis), reconstruite par la municipalité de Split en 1996 et en 2015. Elle est petite avec un plafond bleu et des murs de couleur crème, quelques bancs se font face. L’autel où est entreposée la Torah (rouleau de parchemin qui renferme le texte du Pentateuque) est sobre. A côté, se trouve une plaque où sont gravés les noms de victimes de la Shoah, pour rappeler que la barbarie nazie a ôté la vie de tous ces gens. Près d’une vitrine où sont entreposés des objets rituels, sauvés de la guerre, un homme décrit le lieu et raconte l’histoire bouillonnante des juifs de l’ex-Yougoslavie, une des plus anciennes communautés juives en Europe. Les premiers juifs sont arrivés à l’époque romaine, sous le règne de l’empereur Dioclétien (243-313). Pendant la guerre, près de 80% des juifs de Croatie disparaissent, déportés ou tués, parce qu’ils combattaient les fascistes et les nazis. Il ne reste plus qu’une centaine de juifs à Split.
Poids de la Shoah
Nous sommes samedi lorsque je visite le lieu. Ordinairement, dans les synagogues, les fidèles prient. Mais, le rabbin officie à Zagreb, la capitale. Par ailleurs, la Shoah et quarante ans de communisme ont porté un coup fatal à la pratique religieuse du pays. Le Shabbat, la synagogue est vide de ses chants, de ses louanges à Dieu, de ses prières. Elle n’est plus qu’une sorte de musée. Le responsable de la synagogue évoque des faits, il ne reste plus que 9 000 juifs dans toute l’ex-Yougoslavie. J’ai le tournis, je sais et connais le poids de la Shoah. Ma famille a vécu cela en France. Mais, il est contrarié. Selon lui, Dieu n’aurait pas vu ce désespoir et n’aurait pas secouru ses enfants. Il énumère alors les conflits qui se sont déroulés depuis et le plus récent, en Ukraine. Je l’écoute. L’émotion nous étreint. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment pourrions-nous ne pas poser de questions ? Il me vient juste l’envie de lui rappeler qu’il est un survivant et que des cendres ressurgit la vie. Je le regarde intensément, j’ajoute que le peuple juif est un peuple bien vivant. Et, si mon interlocuteur est contrarié, il n’en reste pas moins le gardien de ce temple et lorsque je lui demande ce qu’il adviendrait de la synagogue lorsqu’il ne sera plus de ce monde, l’angoisse l’étreint. Qui pour expliquer ? Qui pour raconter ? Qui pour aimer éperdument ce lieu ? Même s’il questionne, il est là.
Un antisémitisme aux formes multiples
Puis, je lui parle de l’antisémitisme qui sévit en France. Je lui dis qu’il n’est pas dans mon pays une vue de l’esprit. C’est une question bouillante posée continuellement, qui secoue les fondamentaux et menace les valeurs de la République. Ainsi, dans un pays où il y aurait 500 000 juifs, l’on serait plus en danger que ne le sont les 3 000 juifs de Croatie, me demande-t-il ? Cette question me déroute totalement. Je lui réponds qu’en France, l’antisémitisme se nourrit de son ancienneté, mais qu’il s’actualise et qu’il connaît une attractivité dans certains milieux. Ses formes contemporaines n’ont plus rien à voir avec la Shoah. Je lui explique qu’il est marqué du sceau de ces préjugés malfaisants qui vont et viennent et traversent l’histoire. Je lui dis que selon de récents sondages, environ 30% de mes compatriotes pensent que les juifs sont plus riches que la moyenne des Français, 24% estiment qu’ils ont trop de pouvoir dans les médias.
Il se manifeste pendant la pandémie de Covid, prend des formes multiples et son intensité culmine lorsque le conflit se durcit entre les Palestiniens et les Israéliens. La forte augmentation de l’antisémitisme sur les réseaux sociaux, les terroristes islamistes qui tuent, l’extrême droite qui menace, le dévoiement d’une certaine gauche, lorsque l’israélophobie (et non la critique d’une politique) devient un dogme, l’augmentation de slogans rageurs, les profanations et les meurtres, tout y passe. Je suis angoissé, il le voit bien. Il m’écoute. Il me répond. Mais il parle encore de la Croatie. Il continue de me raconter toutes les contradictions qui égrènent notre histoire et interrogent, secouent l’Europe, des questions qui pulvérisent nos certitudes. Pourtant, nous croyons en la primauté et la beauté de la vie. Nous questionnons, évoquons avec nostalgie des temps heureux et passés. Ce moment aurait-il été une bénédiction ? Peut-être est-ce là, la plus belle des prières ? Pendant ce temps, dans la rue, les touristes déambulent, c’est le doux temps de l’insouciance et des vacances. Alors qu’ici, le temps s’est arrêté et que d’autres façons d’être juif questionnent et parlent de Dieu, des hommes, du monde. Avec cette ultime question que nous nous posons, dans un siècle, restera-t-il encore des juifs sur le continent européen ?
Marc Knobel est l’auteur de Cyberhaine. Propagande et antisémitisme sur Internet, aux éditions Hermann, 2021.