France, Suisse, Israël, Royaume-Uni, Etats-Unis: quel que soit le pays où il s’engage, le magnat des télécoms procède autant selon ses intuitions de stratège financier que selon ses affinités personnelles. Avec plus ou moins de succès.
Partout où il se trouve, Patrick Drahi aime se sentir comme à la maison. Mais où est-elle vraiment, la maison de la 11e fortune de France? Car le milliardaire, qui a fait sa fortune dans les réseaux télécoms, s’attarde rarement plus de trois jours au même endroit et possède un pied-à-terre dans ses principaux ports d’attache: un hôtel particulier dans le XVIe arrondissement parisien, un flat confortable à New York près de Central Park, un autre à Londres, tout à côté de Hyde Park, un ensemble de trois villas sur les hauteurs de Genève, dans le quartier de Cologny, en face du lac Léman. Sans oublier son chalet à Zermatt, dans le Valais. Résident fiscal suisse, il en a fait le camp de base de son existence, il aime s’y retirer avec son épouse, Lina. Quand il propose à l’un de ses proches collaborateurs de « venir passer deux heures », c’est à Zermatt. Il s’évade pour de longues balades en montagne, en solitaire, pour réfléchir et passer les coups de fil indispensables à la bonne marche de son empire.
Israël fait en effet figure d’exception pour lui (lire ci-dessus). Il y possède plusieurs appartements dans la tour Rothschild, à Tel-Aviv, avec une vue époustouflante sur la Méditerranée. En novembre, quand l’air s’y rafraîchit et que la météo se dégrade en Europe et à New York, Patrick Drahi accepte de s’installer trois bonnes semaines dans sa « seconde patrie », et d’y diriger ses affaires. Quitte à effectuer un rapide aller-retour dans la journée s’il le faut, pour gagner d’autres capitales européennes.
Quel que soit le pays où il s’engage, l’homme semble procéder autant selon ses affinités personnelles que selon ses intuitions de stratège financier. C’était le cas en Israël ou au Portugal, terre natale de son associé Armando Pereira. C’est aussi ce qui le guide pour son investissement plus récent dans BT, l’opérateur britannique historique. Cette opération est différente des précédentes: actionnaire majoritaire avec 18% du capital, il n’y joue aucun rôle – il est d’ailleurs sous haute surveillance du régulateur national. Mais elle le place dans une temporalité très longue et lui donne une raison supplémentaire de passer du temps à Londres, ville qu’il adore et où se trouve l’épicentre de ses réseaux financiers.
American dream
Et puis il y a l’Amérique du Nord, un vieux rêve. Il s’y est lancé en 2015, avec le rachat de deux câblo-opérateurs, Suddenlink Communications et Cablevision. Avec l’idée de se mettre dans les pas de John Malone, le propriétaire de Liberty Media, un géant de l’industrie des télécoms et des médias. Agé de 81 ans, surnommé le cow-boy du câble, il est son modèle et son mentor. Un respect mutuel anime les deux hommes. Le jeune Drahi avait travaillé sous les ordres de Malone au début de sa carrière. Il rêve de lui succéder, et pourquoi pas de racheter son groupe, valorisé 15 milliards de dollars – trois fois la capitalisation d’Altice USA. Patrick Drahi et John Malone partagent une manie: la gestion en bon père de famille. Le premier cible l’immobilier, le second, la terre – il est réputé être le propriétaire terrien numéro un aux Etats-Unis avec une emprise équivalente à celle de la superficie de la Dordogne.
Une preuve supplémentaire de l’obsession de Drahi: l’immeuble de verre, de béton et d’acier de dix étages, situé dans l’est de Manhattan, près de l’East River, siège de Sotheby’s qui s’y est installé en 1980 et en a fait l’acquisition vingt ans plus tard pour 11 millions de dollars. Le magnat français n’a pas hésité à le racheter personnellement pour 564 millions de dollars au printemps 2019, en même temps qu’il mettait la main sur la prestigieuse maison de vente, signant un chèque de 3,7 milliards de dollars à travers son holding personnel BidFair USA.
L’opération Sotheby’s constitue un tournant dans la construction de l’empire de Patrick Drahi. Le magnat industriel a bâti sa fortune dans les télécoms et les médias. Pour la première fois, il s’emparait d’une marque planétaire fondée en 1744, et présente dans 45 pays. Amateur d’art, client de longue date de la maison new-yorkaise, il s’est invité dans le carnet d’adresses des 2.000 personnalités les plus puissantes de ce monde. Patrons, artistes, héritiers, sportifs ou politiques: tous apprécient d’être dans ses petits papiers quand il s’agit de vendre ou d’acheter. Une aubaine pour les affaires, et une pénitence pour ce quinquagénaire qui fuit les projecteurs et les mondanités, plus à l’aise auprès de son clan, composé de son épouse et de leurs quatre enfants, que dans les cocktails huppés.
Récentes déconvenues
Même si John Malone a lui aussi ses lubies, le vrai point commun entre les deux hommes reste la chasse sur le marché des infrastructures télécoms. Avec quelques déconvenues récentes: depuis le début de l’année, le cours de Bourse de Liberty Media a chuté de 20%, quand l’action d’Altice Média plongeait de 40%. Patrick Drahi a eu le tort d’annoncer un investissement dans un vaste plan fibre qui doit lui permettre de multiplier par cinq le nombre de foyers, parmi ses abonnés, connectés à la fibre. La Bourse n’a pas apprécié. Il faudra encore un peu de temps au milliardaire français pour devenir grand aux Etats-Unis. Mais comme il se plaît à le répéter à ses équipes: il aura toujours vingt-trois ans de moins que son mentor John Malone.
Le coup de foudre israélien
Quand il arrive à Tel-Aviv, Patrick Drahi devient un autre. Il enfile un short, un polo et des tongs et ne se déplace qu’à bicyclette. Il a déboulé ici en 2008. Il n’y avait plus mis les pieds depuis une vingtaine d’années. Coup de foudre, mi-business, mi-sentimental. Il se lance à la conquête du câblo-opérateur Hot, coté en Bourse et détenu en partie par trois des dix plus riches familles du pays avec lesquelles il négocie: les Fishman – le Pinault israélien -, les Mozes, propriétaires du groupe de communication Yedioth Ahronoth, et Yitzhak Tshuva, qui détient des gisements gaziers dans le nord du pays. A la tête d’un opérateur télécoms, Patrick Drahi prend la nationalité israélienne comme l’y oblige la loi.
En janvier 2013, il lance la chaîne d’information i24News, dans un ancien entrepôt du port de Jaffa. Diffusée hors d’Israël en anglais, arabe et français, elle n’a jamais été rentable, mais montre le vrai visage d’Israël vu par les Israéliens, qu’ils soient juifs, musulmans ou orthodoxes, selon ses termes. En mai, elle a ouvert un bureau au Maroc, où il est né il y a cinquante-huit ans.