La gauche radicale sous-estime l’antisémitisme depuis les années 2000

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Depuis l’affaire Dreyfus, la gauche a toujours été en pointe dans la lutte contre l’antisémitisme. L’historien Robert Hirsch, auteur de « La gauche et les juifs », déplore que sa frange radicale, dont il fait partie, ait délaissé ce combat depuis plus de 20 ans.

Plusieurs personnalités de gauche, souvent de la France insoumise, mais pas seulement, ont été ces semaines dernières accusées de flirter avec l’antisémitisme. Ce sont les députés qui ont accueilli à Paris l’ex-leader travailliste Jeremy Corbyn (qui a étouffé des scandales liés à de l’antisémitisme au sein de son parti), ou encore les signataires (issus du PCF, de LFI ou du PS) d’une résolution parlementaire dénonçant « l’apartheid » en Israël, parlant de la domination systématique d’un « groupe racial » dans ce pays [1].

Existe-t-il un antisémitisme propre à la gauche, et singulièrement à la gauche radicale ? Pour l’historien Robert Hirsch, ces deux épisodes confirment en tout cas une dérive inquiétante : l’abandon, par une partie de la gauche de la lutte contre l’antisémitisme. Il vient de publier « La gauche et les Juifs » (ed. Le Bord de l’eau, 2022, 234p.) après un premier livre sur le sujet, il y a cinq ans (« Sont-ils toujours des Juifs allemands ? La gauche radicale et les Juifs depuis 1968 »ed. Arbre bleu). Ancien de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire), il milite aujourd’hui à la fois chez « Ensemble ! Mouvement pour une alternative de gauche écologique et solidaire » (qui soutient la Nupes) et au sein du RAAR (Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes).

BibliObs. Aujourd’hui, seule la gauche radicale semble faire l’objet d’accusations d’antisémitisme, qui étaient réservées autrefois à l’extrême droite ou à certaines personnalités de la droite. S’agit-il d’une pure instrumentalisation politique ou ces accusations correspondent-elles à une réalité ?

Robert Hirsch. Les enquêtes d’opinion montrent que c’est encore à l’extrême droite que l’on rencontre le plus de préjugés à l’égard des juifs. Mais le rassemblement national ne met plus en avant l’antisémitisme, comme pouvait le faire Jean-Marie Le Pen quand il dirigeait le Front national. Il préfère prendre pour cible les musulmans. La dédiabolisation menée par Marine Le Pen est passée par une rupture nette avec les ambiguïtés distillées par son père : son jeu de mot « Durafour crématoire », sa remarque sur le « détail » de l’histoire que serait l’utilisation de chambres à gaz…

Les accusations visent aujourd’hui plutôt la gauche. On l’a encore constaté récemment, après la réception du leader travailliste Jeremy Corbyn ou après la résolution signée par des députés de la Nupes qualifiant Israël de régime d’Apartheid. Il faut bien sûr rester lucide sur la part d’instrumentalisation politique par la droite ou les Macroniens de ces affaires : elle existe, bien sûr. Mais il ne faut pas non plus être dans le déni : il y a bien aujourd’hui un problème dans la partie radicale de la gauche.

La gauche a toujours été en pointe dans la lutte contre l’antisémitisme, que ce soit sous la Révolution, au moment de l’affaire Dreyfus, ou pendant la Seconde Guerre mondiale…. Cela n’allait pas forcément de soi : à chaque fois, il y a eu des hésitations, mais c’est le choix de la lutte contre l’antisémitisme qui l’a toujours emporté. Prenez l’affaire Dreyfus, le cas le plus net : une partie importante de la gauche considérait que la défense du capitaine, un bourgeois, n’était pas l’affaire de la gauche.

C’était la position de Jules Guesde, qui refusait de s’associer à la campagne dreyfusarde, mais pas celle de Jaurès.

Guesde, qui dirigeait le principal parti de gauche à l’époque, le Parti ouvrier français, considérait effectivement que l’affaire ne concernait pas le mouvement ouvrier. Mais Jaurès lui-même a hésité : au tout début de l’affaire, il ne contestait pas la culpabilité du capitaine, et considérait même qu’il aurait pu être condamné plus sévèrement. Petit à petit, il a changé de position. Il est devenu un ardent dreyfusard, et a prononcé en 1898 un discours magnifique en défense de la vérité.

Après l’affaire Dreyfus, la lutte contre l’antisémitisme n’est-elle pas devenue consubstantielle à l’identité de la gauche ?

L’affaire Dreyfus constitue une rupture. La gauche s’est rangée aux côtés des juifs, qui l’ont reconnu en votant très massivement pour elle. Mais les hésitations ont continué, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale. En octobre 40, le statut des juifs ne soulève pas une réaction très importante à gauche. Les premiers textes de la résistance insistent sur les problèmes de ravitaillement, mais pas sur le sort des juifs. La réaction à l’antisémitisme ne s’exprimera qu’à partir de 1942 et de la rafle du Vel d’Hiv.

Y avait-il un antisémitisme spécifique à la gauche, le juif étant assimilé au capital, dans un poncif antisémite bien connu ?

Au XIXe siècle, un courant de la gauche assimilait effectivement l’antisémitisme à l’anticapitalisme. Un certain nombre de penseurs socialistes étaient très véhéments. Chez les socialistes utopiques, vous avez par exemple quelqu’un comme Alphonse Toussenel, oublié aujourd’hui. Il a publié en 1845 un livre au titre éloquent : « Les Juifs, rois de l’époque : histoire de la féodalité financière ». De même, Proudhon a eu des mots très durs contre eux, notamment son fameux « Il faut renvoyer cette race en Asie où l’exterminer. » Aux yeux de ces socialistes, les juifs font partie d’une catégorie privilégiée, ce qui est très simpliste car à l’époque une bonne partie des juifs étaient extrêmement pauvres. Cet antisémitisme va former le substrat de ce que des penseurs allemands comme Friedrich Engels ou August Bebel vont appeler « le socialisme des imbéciles ». L’antisémitisme existait donc dans les milieux ouvriers. L’affaire Dreyfus représente une rupture, mais l’idée du rapport des juifs à l’argent a perduré. Après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, ces sentiments antisémites seront refoulés.

Après-guerre, le parti communiste est un satellite du Parti communiste de l’Union soviétique, qui mène des politiques clairement antisémites. Mais le PC français n’a jamais vraiment été accusé d’antisémitisme…

Après la Seconde Guerre mondiale, le parti communiste a une influence importante chez les juifs, et notamment les juifs d’origine étrangère. Il est avant tout perçu comme le parti de la résistance. Mais pendant ce temps, l’antisémitisme se développe en Union Soviétique et dans les pays de l’Est. Lors des procès politiques, l’expression « sioniste » apparait, synonyme de juif. Lors du procès Slánský en 1952, à Prague, sur 14 accusés, 11 étaient juifs… Mais cette poussée de l’antisémitisme ne provoque pas en France de rupture entre les juifs et le parti communiste. Une fissure va apparaître en 1967, au moment de la guerre des « Six jours », lorsque le parti communiste décide de soutenir les pays arabes. Cette année-là, le leader de la CGT Benoît Frachon dénonce la présence, lors d’une cérémonie au pied du mur des lamentations repris par les troupes israéliennes, de personnages « de la haute finance » et évoque même le culte du « veau d’or »

« On peut critiquer Israël sans être antisémite »

Pour vous, le vrai tournant a lieu dans les années 2000…

Lors de la seconde Intifada, l’antisémitisme s’exprime sous diverses formes, à commencer par des attaques de synagogues. Il ne s’agit pas à mon sens d’un « nouvel antisémitisme », comme on a pu le dire alors, mais d’un antisémitisme qui se développe dans des milieux nouveaux : les banlieues. J’ai pu le constater, étant enseignant en Seine-Saint-Denis. Des jeunes de familles arabo-musulmanes se sont laissés prendre. La question de la Palestine était en toile de fond, mais pas seulement. Mes élèves disaient : les juifs ont réussi, ils sont dans la finance, les médias, la politique. Il y a eu un grand débat sur la résurgence de l’antisémitisme. Et la partie la plus radicale de la gauche a clairement sous-estimé l’importance du phénomène. Deux raisons l’expliquent. La première, c’est que cet antisémitisme venait de populations qui étaient elles-mêmes discriminées et victimes du racisme. La seconde, c’est la question du conflit israëlo-palestinien, qui compliquait, à gauche de la gauche, la perception de l’antisémitisme. Les manifestations liées à l’antisémitisme étaient en effet souvent organisées par le Crif (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France, ndlr), très favorable à l’Etat d’Israël. Une partie de cette gauche a donc préféré ne pas y participer. En 2006, après l’assassinat antisémite d’Ilan Halimi, le MRAP ne participe pas à la manifestation, ce qui est extraordinaire : le MRAP est historiquement le « Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix » (le nom a changé en 1977 : Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, ndlr). La LCR (Ligue communiste révolutionnaire, trotskiste, ndlr), qui était jusque-là elle aussi très en pointe dans la lutte contre l’antisémitisme dans les années 1970 et 1980, se retire elle aussi. Il y a là une vraie rupture. Certains propos tenus par des intellectuels liés à la gauche ont également joué un rôle non-négligeable. Je pense à ceux d’Alain Badiou ou d’Edgar Morin, qui relativisent alors l’antisémitisme, voire le nient. Edgar Morin parle en 2005 d’« antisémitisme imaginaire ». La gauche de la gauche n’a pas l’habitude généralement de minorer les problèmes (le racisme, la pauvreté…), mais sur l’antisémitisme, elle l’a fait, ce qui a ouvert la voie aux attaques de la droite.

D’un autre côté, à partir de cette époque, quiconque critiquait Israël était traité d’antisémite…

Oui, il faut aussi rompre avec cette attitude-là. On peut critiquer Israël sans être antisémite. Et je pense même qu’on doit dénoncer le gouvernement israélien, dont la politique est inexcusable, comme les bombardements sur Gaza. Un grand débat a émergé sur la distinction à faire ou pas entre antisonisme et antisémitisme. Je pense personnellement qu’on peut être antisioniste sans être antisémite, à condition de bien définir ce qu’on appelle l’antisionisme. Si cela signifie vouloir la fin de l’Etat d’Israël, on touche effectivement à l’antisémitisme. Si cela signifie critiquer le gouvernement israélien, c’est tout à fait légitime. La polémique sur l’antisionisme vient du fait que le débat est mal formulé.

L’antisionisme est présenté par ceux qui le défendent comme une variante de l’anticolonialisme. Ce qui implique une volonté de voir partir les « colons »…

Il y a des aspects colonialistes dans la politique d’Israël – les Palestiniens, et c’est bien normal, le ressentent ainsi. Il y a des liens avec les Etats-Unis, ce qui joue dans les critiques de gauche, mais Israël n’est pas qu’un pion de l’impérialisme américain. Surtout, la construction de l’Etat d’Israël ne relève pas d’un colonialisme classique. Elle est liée à l’histoire des drames du XXe siècle, et de ce qu’ils ont représenté pour les juifs. Aujourd’hui, cet Etat existe, c’est un fait acquis. Dans la conclusion de mon livre, je le formule ainsi : « L’histoire a donné le droit aux juifs de refuser la destruction de l’Etat d’Israël. Elle ne leur a pas donné le droit d’accepter l’oppression des Palestiniens. » La gauche et les juifs devraient s’entendre sur ce point de vue.

Vous reprochez à une partie de la gauche de trop fermer les yeux sur l’antisémitisme, mais allez-vous jusqu’à penser qu’il existe un antisémitisme de gauche ?

L’antisémitisme ne peut en aucun cas être une vision « de gauche ». Mais il peut exister dans les marges de la gauche. Les manifestations de Gilets jaunes, que soutenait une partie de la gauche, ont été émaillées d’expressions antisémites. Au départ, les manifestations portaient sur le prix de l’essence… et on en est venu à dénoncer le sionisme ! Sur les ronds-points, on a vu fleurir des pancartes « Macron = Rothschild ». Si Macron avait travaillé à la Société générale, y aurait-il eu de telles pancartes ?

Mais les Gilets jaunes, ce n’est pas la gauche…

Certes, mais ceux qui brandissaient ces pancartes n’étaient pas forcément des gens d’extrême droite. Et une partie de la gauche a nié le problème. La même qui avait minimisé l’antisémitisme dans les banlieues vingt ans plus tôt.

Les dérapages de Jean-Luc Mélenchon

Cette partie de la gauche, c’est la France insoumise ?

Cela va au-delà de ce parti, il ne faut pas se focaliser sur lui à ce sujet. Mais c’est vrai, le défaut de vigilance dont je parle existe à la France insoumise. Pourquoi Danielle Simonnet accueille-t-elle en France Jeremy Corbyn, l’ancien leader travailliste anglais qui a été indifférent à la montée de l’antisémitisme dans son parti ? C’est complètement contreproductif, puisque l’affaire a été utilisée par la droite pour diviser et fragiliser la gauche.

Personne à la France insoumise ne tient des propos antisémites comme Jean-Marie Le Pen pouvait le faire dans les années 80…

C’est vrai, et il n’y a aucune comparaison à faire entre les deux situations. Mais on assiste à des dérapages. Et notamment à ceux de Jean-Luc Mélenchon lui-même. En 2013, il affirme que Pierre Moscovici, ministre de l’économie, « ne pense plus français » mais « dans la langue de la finance internationale ». Puis lorsque Macron commémore le Vel d’Hiv en s’inscrivant dans la logique de la déclaration de Chirac de 1995, il le critique en expliquant que la France n’a rien à se reprocher quant au sort des juifs pendant la guerre. Ensuite, il défend Corbyn. Il va alors jusqu’à dénoncer dans une même phrase le « capitalisme vert et les génuflexions devant les oukazes communautaristes du Crif ». En 2020, en réponse à une question bizarre sur BFMTV sur le Christ, il reprend le vieux poncif du peuple déicide en disant « ce sont ses propres compatriotes qui l’ont mis sur la croix ». L’année suivante, en 2021, il exonère Zemmour d’antisémitisme au motif que ce dernier « reproduit de nombreux scénarios culturels : on ne change rien à la tradition, on ne bouge pas. La créolisation, mon dieu quelle horreur » et il ajoute « tout ça, ce sont des traditions qui sont beaucoup liées au judaïsme. Ca a des mérites, ça lui a permis de survivre dans l’histoire »… Je ne dis pas qu’il est antisémite, mais tout cela donne quand même une impression très négative. Et sur les réseaux sociaux, cela ne peut qu’attiser des polémiques malsaines.

Cette négligence face à l’antisémitisme est-elle la raison du départ de nombreux juifs des rangs de la gauche ?

En partie. Les positions de la gauche sur le conflit israëlo-palestinien ont aussi joué un rôle. Force est de constater que ce n’est plus la gauche qui fait des gestes en direction des juifs, mais la droite : je pense au discours sur la rafle du Vel d’Hiv de Chirac, c’est Mitterrand qui aurait dû le faire. Mais aussi aux signaux envoyés par Sarkozy – même si ceux-ci avaient des arrière-pensées politiciennes, et jouaient sur le rejet des musulmans. La gauche doit se ressaisir : cette situation est extrêmement délétère pour elle, mais aussi pour la société française.

(1) Il faut cependant signaler que Mathilde Panot et Adrien Quatennens ont depuis retiré leur signature du texte.

Par Pascal Riché