En ce moment, on parle beaucoup de la rafle du Vel’ d’Hiv, et des hommages aux rescapés de la Shoah. Mais Binjamin Wilkomirski lui, a colporté son histoire de faux déporté juif.
Fin d’été 1998. Pendant que la France se remet de sa victoire à la Coupe du Monde de football, la presse suisse alémanique est concentrée sur un autre sujet. Elle a des doutes sur la véracité de Fragments – Une enfance 1939 – 1948, un témoignage paru en Allemagne chez Suhrkamp et en France Calmann-Levy. Disponible en librairie depuis 1995, ce livre se présente comme un témoignage sur la Shoah.
Binjamin Wilkomirski, un musicien et fabricant d’instruments de musique basé en Suisse, y racontait son enfance. La quatrième de couverture donne la tonalité du récit : « Binjamin Wilkomirski ne connaît pas sa date de naissance, ignore ses origines précises et n’a plus aucun parent. Il est tout jeune encore lorsque les rafles de Juifs s’intensifient en Pologne. Son père est assassiné sous ses yeux, on l’arrache à sa famille et il est déporté, à quatre ans, au camp d’extermination de Majdanek. « Mes premiers souvenirs ressemblent à un champ de ruines parsemé d’images et d’événements isolés. Des tessons de mémoire aux contours durs, aiguisés, qu’aujourd’hui encore je ne peux toucher sans m’y blesser. Souvent dans un désordre chaotique et, pour la plupart, impossibles à classer par ordre chronologique. Des fragments qui résistent obstinément au souci d’ordre de l’adulte que je suis devenu et échappent aux lois de la logique. » Ce sont ces fragments que restitue ici l’auteur à travers le regard de l’enfant qu’il fut. Un livre inoubliable, chef-d’œuvre d’écriture et d’émotion.»
Un témoignage poignant…
Dans cet ouvrage, Binjamin Wilkomirski, devenu Bruno Dössekker après la guerre, raconte qu’il est né en 1939 dans une famille juive de Riga (Lettonie), que celui qu’il pense être son père est assassiné par la Milice, qu’il fuit avec sa mère et ses frères en Pologne, où il doit se cacher dans la campagne, avant d’être déporté interné dans les camps nazis de Madjanek et Auschwitz. À la fin de la guerre, ses souvenirs sont flous, mais il est conduit dans un orphelinat de Cracovie, avant d’être emmené en Suisse, puis adopté où il devient Bruno Dösseker…
Ses souvenirs de déportation lui reviennent bien plus tard, avec des blancs qui se ressentent dans le récit, mais lui donnent une authenticité vraie, juge Le Monde à l’époque : « L’adulte n’a pas comblé artificiellement les lacunes obligées du souvenir de l’enfant. La chronologie, les éléments factuels, les précisions de dates et de lieux manquent. Le « point de fuite » a été barré : il n’y a pas d’au-delà du camp. De l’autre côté des barbelés, le monde a été aboli. Le narrateur n’a pas voulu se faire historien pour donner à son récit une assise, pour rassurer le lecteur et l’instruire d’une autre matière que celle de l’horreur nue. Et il n’y a pas lieu de le regretter. Cet appui absent, ce regard qui est à chaque instant celui de l’enfant et de son intelligence immédiate des choses rendent le livre proprement suffocant. »
Parmi ces souvenirs qui marquent le lecteur, sa mère mourante qui lui donne du pain, des rats sortant d’un ventre de femme, des bébés se rongeant les mains. Certains n’hésitent pas à comparer la puissance du témoignage avec Primo Levi. D’ailleurs, le livre, traduit en treize langues, remporte plusieurs prix prestigieux : Mémoire de la Shoah, le National Jewish Book Award et Jewish Quarterly Prize.
…mais faux
Fort de son succès, l’auteur est invité à témoigner dans les écoles, les universités, devant des associations… Jusqu’en 1998, où Daniel Ganzfried, journaliste et fils de rescapés des camps, conclut dans Die Weltwoche que tout cela n’est qu’une imposture ! Le dit Bruno Dössekker-Binjamin Wilkomirski s’appelle en réalité Bruno Grosjean.
Vidéo ci-dessus : La bande annonce d’un documentaire consacré à cette imposture réalisé en 2020.
Il est né en 1941 en Suisse où il a été placé dans des familles d’accueil, avant d’être adopté par une riche famille de Zurich. L’imposteur se défend. S’il n’est pas circoncis, c’est que des Juifs ne le faisaient plus après 1938 ; s’il n’est pas tatoué, c’est qu’« il a été victime des expériences de Mengelé », rapporte Nathalie Peeters dans Traumatisme ou mensonge ? Le cas de Binjamin Wilkomirski .
Par quoi était-il motivé ? Pas par l’argent a priori. L’écrivaine et journaliste Elena Lappin, qui s’est intéressée à l’affaire à la fin des années 90, expliquait que s’il s’est déclaré juif « c’est pour s’éloigner de son milieu natal. Pour Bruno Dösseker, être juif était synonyme d’Holocauste. L’histoire suisse n’a rien à offrir de vaguement semblable. Rien d’aussi dramatique à quoi il aurait fallu survivre. Rien qui puisse expliquer à un homme d’où il vient et ce qu’il est » ). Ceux qui ont enquêté sur le sujet ont néanmoins noté que l’auteur avait rassemblé une documentation considérable tout en se rendant sur les lieux de déportation. En 1999, Fragments sera retiré de la vente.
Nicolas Montard