La déportée qui a survécu à Auschwitz, Julia Wallach, vient d’être décorée de la Légion d’honneur, à 97 ans, pour ses témoignages en milieu scolaire.
Julia Wallach, née Kac, le reconnaît volontiers, «sa mémoire s’estompe». Enfin non, c’est elle «qui vieillit». Mais à 97 ans, il y a une souffrance, celle «du camp», celle de l’après, qui ne s’oublie pas, qui se raconte. Née le 14 juin 1925, elle appartient à une génération qui disparaît, dont les témoignages sur l’horreur vont se tarir et constituent un enjeu de transmission. Du 24 avril 1943 au 24 avril 1945, elle est restée cantonnée au numéro 46645, tatoué sur son bras frêle. Décorée depuis janvier dernier du grade de chevalier de la Légion d’honneur par l’historien Serge Klarsfeld, elle distille d’emblée un pêle-mêle d’anecdotes, comme une envie immédiate de partager son passé. «A Auschwitz-Birkenau, nous n’avions plus nos règles… Quel soulagement quand je les ai de nouveau eues. Ensuite j’ai bien regretté !» s’esclaffe-t-elle. Elle montre aussi ses jambes, qui soixante-quinze ans après, portent encore les stigmates du typhus, cette terrible maladie qu’elle a fini par attraper, au camp, encore et toujours. «J’ai guéri toute seule, souffle-t-elle, mais c’était dur.»
Pas de pardon possible
Malgré un joyeux et franc sourire, en permanence affiché, Julia Wallach passe du rire aux larmes en quelques secondes, lorsqu’un souvenir devient trop douloureux. «J’ai toujours refusé de mettre les pieds en Allemagne. Je ne pourrai jamais leur pardonner», ressasse celle qui s’est opposée au directeur du collège de son fils au sujet d’un échange linguistique outre-Rhin. Fille unique, mais entourée de cousins avec lesquels elle jouait dans les rues de Ménilmontant, la grand-mère et arrière-grand-mère aujourd’hui comblée se remémore une enfance heureuse, dans les jupons de ses parents, des juifs de Varsovie, qui s’aimaient «d’un amour fou, sincère. Ma mère a quitté la Pologne pour retrouver mon père. Au camp, je n’ai pas réussi à lui dire qu’elle était morte. Ça l’aurait tué». Aucun des parents de Julia ne reviendra.
Julia Wallach finit par rentrer seule de l’enfer. A vingt ans, la jeune fille bataille pour retrouver les affaires de ses parents, de l’argenterie, des peaux que son père transformait en sacs. Elle récupère l’appartement familial, dans lequel elle vit toujours. «La première leçon que j’ai apprise au retour de la déportation, c’est que les souvenirs, ce ne sont pas les objets, mais les photos. J’en ai trois qui se battent en duel», confie-t-elle, autour de la petite table de sa salle à manger, en feuilletant d’une main toute manucurée un dossier rempli de papiers au milieu desquels son certificat de déportation, celui de son père, un article du Monde, consacrée au tortionnaire et gardien d’Auschwitz, Reinhold Hanning.
Quelques jours avant la libération du camp par l’armée soviétique, Julia Wallach est embarquée dans la «marche de la mort», un transfert vers un autre camp. Elle s’évade et rencontre des soldats américains, tous juifs. A l’occasion de la rédaction de son livre Dieu était en vacances, la journaliste a retrouvé le petit-fils d’un de ces soldats volontaires. «J’aimerais beaucoup lui rendre visite aux Etats-Unis mais ce serait trop compliqué.» En 1946, elle fait la connaissance de Marcel, qui travaille dans le textile, lui aussi déporté à Auschwitz, via des amis communs qui insistent pour qu’ils se rencontrent. Ils sont tous les deux orphelins, se marient. «En sortant du camp, il pesait 28 kilos ! Vous imaginez ce que ça fait pour un homme ?»
«Fière d’avoir survécu»
Ils ont deux enfants, Myriam et Patrick, qui portent le fardeau d’avoir un père et une mère déportés. «Ça a été très difficile pour moi, pendant longtemps je leur en ai beaucoup voulu. Ma mère, parce qu’elle en parlait trop, mon père, parce qu’il ne l’évoquait jamais», raconte Patrick Wallach, 68 ans, ancien commerçant à la retraite. «Ma mère était fière d’avoir survécu, malgré tout ce qu’il s’était passé, tandis que son mari était tellement traumatisé qu’il en était devenu mutique», poursuit leur fils. Il concède que sa mère parvient à teinter son discours d’une pointe d’humour, adapté à un public jeune, et se montre optimiste. Julia Wallach avait aussi une relation un peu tumultueuse avec sa fille, décédée, son «plus grand chagrin». En revanche, «nous, ses petits enfants, l’avons écoutée», se souvient Frankie Wallach, 27 ans, fille de Patrick. La jeune fille la met en scène dans deux films, Kneidler (2017), son «passeport ashkénaze», et dans Trop d’Amour (2021), dans lequel Frankie, Julia et Patrick jouent leur propre rôle. «Mamie, je veux te rendre immortelle», déclare le personnage de Frankie autour de la table. Le film dépeint les relations touchantes, gaies, des membres de la famille empreintes des angoisses liée à la déportation. «J’ai peur de la police, des uniformes, des avocats», s’agace Patrick Wallach.
Sa descendance, la plus grande réussite de Julia Wallach. «Je sais que je peux compter sur mes petits-enfants, qu’ils sont prêts à tout faire pour moi», s’attendrit-elle. Elle dit leur devoir son salut, elle qui ne croit pas en Dieu et s’interroge constamment sur l’absurdité de la guerre. Elle a pleuré le 24 février, lorsque les troupes de Vladimir Poutine ont envahi l’Ukraine. «J’ai tellement peur que ça recommence. Mon rêve le plus cher, c’est la paix.» Ne pas reproduire les erreurs du passé, une obsession qui justifie les témoignages en milieux scolaires, au mémorial de la Shoah, à Auschwitz. Elle craint que les «fachos» ne reviennent au pouvoir, même si elle n’a pas voté aux dernières élections. Malgré une sensibilité de gauche, elle se refuse à soutenir Jean-Luc Mélenchon, ne se considère pas du tout militante, mais aurait aimé suivre Beate Klarsfeld en Amérique du Sud pour traquer les Nazis. Lorsque Yasser Arafat prononce un discours pour la paix à Strasbourg, en 1994, Julia Wallach manifeste. Une coupure de France Soir la montre brandissant une pancarte contre le dirigeant de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine). A la tête avec son mari Marcel d’un atelier de couture, elle s’est aussi battue pour que l’un de ses employés obtienne des papiers, en souvenir de sa mère, arrivée illégalement en France et privée de naturalisation.
«Elle a vécu une nouvelle vie, malgré deux ans et demi de déportation, malgré son statut d’orpheline. Elle a réussi à fonder une famille, en étant toute seule… Je pense qu’elle mérite sa légion d’honneur», admet Patrick Wallach. On lit à Julia un extrait de l’Imprescriptible, essai du philosophe Vladimir Jankélévitch : «Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement.» Elle sursaute, se lève de sa chaise et s’écrie : «Je suis époustouflée ! Jamais quelque chose n’a été aussi bien écrit.» A ses petits enfants désormais de transmettre son héritage.
14 juin 1925 Naissance à Paris.
24 avril 1943 Déportée à Drancy, puis à Auschwitz.
24 avril 1945 S’évade pendant la marche de la mort.
27 juin 1946 Mariage
2021 Dieu était en vacances co-écrit avec Pauline Guéna (Grasset)
Janvier 2022 Légion d’honneur
Par Margot Davier