Soutien de Jeremy Corbyn à des candidates aux élections législatives, critique d’Israël, électoralisme… À quoi joue La France insoumise ?
Dimanche soir, sur le trottoir de l’Élysée Montmartre, à Paris, où il venait de réagir aux résultats des législatives, Jean-Luc Mélenchon improvise une harangue devant quelques militants. Il parle de la vie, de philosophie, de politique et, d’un ton polémique, ne cite qu’un seul nom : Bernard-Henri Lévy, lequel aurait la manie de toujours écrire contre lui. L’effet recherché fut immédiat : sifflets, huées et injures contre le philosophe. Avant le week-end du second tour, il avait déjà moqué la prose de notre chroniqueur en publiant sur Twitter son Bloc-Notes du Point, intitulé « Il faut faire barrage à Mélenchon ». Réactions hostiles dans les commentaires et références à Dieudonné. Des appels à voter contre la Nupes, il y en eut des dizaines le même jour, mais le leader Insoumis n’ignore pas qu’en répliquant directement à BHL il parle aussi à une partie de son public. Laquelle ?
Le rassemblement des gauches au sein de la Nupes a mis en lumière plusieurs fractures entre les partis (LFI, PS, PC, EELV) qui la composent, comme sur l’Europe ou Poutine, mais il en est une autre tout aussi fondamentale : le rapport à l’antisémitisme. S’il nous lit, Mélenchon opposera sûrement l’argument du « bon vieux rayon paralysant », comme il l’a fait sur une note de blog au sujet des accusations d’antisémitisme visant Hugo Chavez, qui considérait que « les maîtres du monde [sont] les descendants de ceux qui ont crucifié le Christ » – des phrases « mal traduites » pour Mélenchon.
Chez quelques Insoumis, sans être aussi frontaux, on préfère manier le relativisme, l’insinuation, le complotisme ou l’essentialisme. En 2014, Mélenchon qualifie les auteurs de violences contre des commerces juifs d’ « énergumènes ». La même année, à propos du conflit israélo-palestinien, il déclare : « Nous sommes toujours du côté du faible et de l’humilié, parce que nos valeurs, c’est liberté, égalité et fraternité. Pas la paix aux uns, la guerre aux autres. Nous ne croyons pas à un peuple supérieur aux autres. » En 2021, il affirme que « dans la dernière semaine de la campagne présidentielle vous aurez un grave incident ou un meurtre. Ça a été Merah en 2012, ça a été l’attentat la dernière semaine sur les Champs-Élysées. […] Donc tout ça, c’est écrit d’avance ». À propos d’Éric Zemmour, il estime que le polémiste « reproduit beaucoup de scénarios culturels, “on ne change rien, on ne bouge pas, la créolisation mon Dieu quelle horreur !” Tout ça, ce sont des traditions qui sont beaucoup liées au judaïsme. » Même le patron de Mediapart, Edwy Plenel, a qualifié ses propos de « faute politique et morale ». Mélenchon, finalement, reconnaîtra s’être « mal exprimé »…
Pour son ancien compagnon de route au PS, Julien Dray, indéniablement, Mélenchon a changé : « Il n’était pas comme ça avant. C’est lui qui m’engueulait parce qu’il me trouvait trop pro-Palestiniens ! Je crois qu’il s’est enfermé dans une bataille contre le Crif qui est devenue une bataille privée. » « Complaisance », « indulgence », « ambiguïtés » sont les mots qui reviennent s’agissant de La France insoumise et de l’antisémitisme. Soit les mêmes mots qui ont accompagné le mandat de Jeremy Corbyn à la tête du Labour pour avoir couvert l’antisémitisme au sein de son parti, selon un rapport indépendant. Corbyn, justement. Il était à Paris durant l’entre-deux-tours des législatives, pour soutenir deux candidates Nupes, Danielle Simonnet et Danièle Obono. Les Insoumis n’y ont vu aucun inconvénient, car, comme Mélenchon l’a écrit en 2019 sur son blog, le travailliste aurait été la victime d’une déstabilisation politique : « Il a dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud. Au lieu de riposter, il a passé son temps à s’excuser et à donner des gages. Dans les deux cas, il a affiché une faiblesse qui a inquiété les secteurs populaires. »
« Les masques tombent »
Pour Lamia El Aaraje, candidate socialiste à Paris face à Danielle Simonnet, « les masques tombent ». Conseiller de François Mitterrand, Jacques Attali a lui aussi vivement réagi à la visite du député travailliste. « Il y a une tendance antisémite à La France insoumise. Des gens veulent mélanger trois concepts : antisémitisme, antisionisme et “anti-bibisme”, c’est-à-dire la critique d’un gouvernement israélien de droite », explique-t-il. À travers de nouveaux visages de La France insoumise, Danièle Obono et Taha Bouhafs étant les principales représentations, c’est le vieux discours tiers-mondiste qui ressusciterait, associant la critique de l’impérialisme américain à celle d’Israël. « Être contre l’anti-impérialisme américain est respectable, indique Attali, mais critiquer Israël comme avant-garde de l’Occident est un discours abandonné par une large partie du monde arabe mais qui reste aujourd’hui présent dans une partie de la gauche. Ce combat contre l’antisémitisme doit être le combat de tous. » Récemment, dans Le Point, Élisabeth Badinter relevait également une différence de traitement de la part du mouvement intersectionnel dans la lutte contre les discriminations : « Le peuple juif est toujours un peu à part. Vous avez remarqué qu’ils n’ont jamais été inclus dans la perspective de l’intersectionnalité ? »
L’énigme Olivier Faure
Pour illustrer l’évolution de Mélenchon, il faut se souvenir de la tribune qu’il publia en 2003, dans Le Nouvel Observateur, avec Julien Dray et Vincent Peillon, pour s’opposer à la venue de Tariq Ramadan au Forum social européen en France. Le prédicateur suisse avait accusé des intellectuels français de culture ou de confession juives d’obéir à des logiques communautaire ou nationaliste pro-israélienne. « En habillant d’un prétendu progressisme l’antisémitisme, en dévoyant un combat qui nous est indispensable, M. Ramadan a franchi une étape. C’est sa faute. […] Nous sommes socialistes, républicains, altermondialistes. Et pour cela, M. Ramadan ne peut pas être des nôtres », disait le texte. Exactement les arguments retenus contre une partie de LFI aujourd’hui. Se pose désormais une question : que reste-t-il de la vigilance quant à l’antisémitisme qui fut longtemps le fait du Parti socialiste maintenant que celui-ci, minoritaire, a intégré la Nupes dominée par les Insoumis ? « Cette vigilance avait déjà reculé, y compris au PS, se souvient le sénateur David Assouline. Au moment de l’affaire Ilan Halimi, je disais à mes amis : “Attention, c’est un crime antisémite ! ”, quand d’autres me répondaient qu’il s’agissait d’un simple fait divers. »
Pour ceux qui, au PS, sont attachés à la République et à l’antiracisme, il y a une énigme Olivier Faure, lequel n’a jamais montré jusqu’ici de faiblesse face à l’antisémitisme. « J’étais présent quand il invitait François Hollande à faire plus sur le sujet. C’est lui aussi qui fut à l’initiative d’un grand rassemblement contre l’antisémitisme en 2019 », confie un socialiste, qui ne s’explique pas la molle réaction de Faure après le soutien de Corbyn à la Nupes. Il y a toujours eu un consensus au PS à l’échelle des cadres, de Benoît Hamon à Manuel Valls. Quand Alain Finkielkraut fut évincé d’une manifestation de Gilets jaunes par des antisémites, Hamon lui apporta son soutien sur Twitter. « Sacré Benoît, c’est bientôt le dîner du Crif : tu as peur d’être privé de tes petits fours ? », répliqua l’Insoumis Taha Bouhafs. Le relâchement dont parle Assouline concernerait quelques élus locaux qui ont tendance « à caresser dans le sens du poil un électorat ».
« Ça va être tendu… »
Pour Jacques Attali, cette tentative est vaine : « Beaucoup de gens se servent de ces thèmes pour réveiller l’antisémitisme et croient flatter ce qu’ils pensent être l’opinion de la communauté musulmane française pour avoir leurs voix. Je suis souvent dans les quartiers populaires et je peux dire qu’il n’y a pas d’antisémitisme musulman en France. Il y a des musulmans antisémites, comme il y a une extrême droite antisémite. » Professeur d’histoire-géographie à Saint-Denis et directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, Iannis Roder craint cependant une montée des tensions antisémites au sein même de la classe politique. « Jamais on n’aura eu autant de députés anti-Israéliens et pro-Palestiniens à l’Assemblée nationale, constate l’enseignant. Je vous mets au défi de trouver un député de La France insoumise qui va défendre Israël. On reste sur de la pensée simple dominant/dominés. Je ne sais pas qui va prendre la tête du Groupe d’amitié France-Israël au Parlement, mais ça va être tendu… ».
Contactés par Le Point, plusieurs élus Insoumis n’ont pas donné suite à nos demandes d’entretien. Il y a peu, en réponse à ces soupçons, Mélenchon avait juré en levant les bras au ciel que « chaque juif dans le plus modeste village de France doit savoir que s’il est mis en cause parce qu’il est juif, il me trouvera à l’instant d’après à ses côtés ». Un seul de ses proches a accepté de répondre : « Cette complaisance à l’endroit de l’antisémitisme relève de la légende urbaine. Le Crif, ce n’est pas les juifs, mais une institution communautariste. Par ailleurs, a-t-on encore le droit de critiquer la politique d’Israël ? » Et cet élu, qui tient à son anonymat, de reprendre la thèse du « rayon paralysant »…