L’écrivain israélien est mort le 14 juin à Tel-Aviv, à l’âge de 85 ans. Son ami David Grossman se souvient des rencontres flamboyantes avec un homme qui, à travers son œuvre, a montré à quel point la banalité peut être absurde. Merci Bouli !
Avraham B. Yehoshua – alias Bouli, diminutif de Gabriel – était un individu en mouvement perpétuel, un homme rapide, sans repos ni cesse, infatigable, flexible dans ses idées, exigeant dans sa curiosité ; à chaque rencontre avec lui, à chaque conversation, je ressentais son feu intérieur, son cri du cœur – et, parfois, un véritable rugissement – qui nourrissaient les rencontres avec lui avec une puissance et une authentique intensité émotionnelle et intellectuelle.
Pendant des décennies, Bouli a enrichi notre existence. Par sa créativité inépuisable, par sa fécondité d’écriture sans rien de besogneux, il nous emportait et nous installait, une fois après l’autre, dans une réalité d’existence ordinaire, familière et quotidienne, voire banale, au cœur de ses horizons de l’imagination, du surréalisme et de l’absurde. D’un unique élan sur les ailes de son imagination, il nous montrait à quel point la banalité est absurde, combien la réalité – surtout chez nous, en Israël – peut être surréaliste.
Mais, chez Bouli, les «matériaux» à l’œuvre dans l’âme humaine ne jouent pas uniquement entre la réalité la plus concrète et l’absurde le plus extrême mais sont toujours le fruit de l’action le long des strates du temps, de l’histoire, de la mémoire, de l’hérédité. De la manière dont la «grande» histoire s’instille dans l’âme des individus au point que, parfois, elle les fait ressurgir de leur tréfonds. Comme dans Monsieur Mani, dans lequel des idées nationales grandioses, extrémistes, toxiques bouillonnent et se transmettent d’une génération à l’autre, et comme les porteurs de ces idées – encore faudrait-il dire les contaminateurs de ces idées – se montrent disposés de sacrifier en leur nom jusqu’à leurs propres enfants.
Les personnages de Bouli sont à la fois réalistes et idéels, et ils continuent de vivre en nous des années après les avoir lus, pour la raison précise qu’ils sont constitués de fissures, d’aspérités de caractère, de faiblesses et de défaites infligées à et par eux-mêmes, parce qu’ils sont enfoncés jusqu’au cou au cœur de la petitesse de l’existence humaine, au cœur des angoisses, des intérêts, des calculs mesquins. Parce qu’ils sont, toujours, humains.
Et encore une fois : le miracle veut que tous ses aléas grands et petits à la fois, Bouli ait réussi à les incarner avec une facilité déconcertante et, par-dessus tout, avec humour, avec ce regard sceptique et ironique, ce regard affectueux et narquois, perplexe et sarcastique qu’il a porté sur ses personnages et aussi sur nous, ses lecteurs.
Il y a quelques jours à peine, alors que nous discutions de son dernier ouvrage, le Troisième Temple, il m’a raconté que lorsque Ika, son épouse bien-aimée de mémoire bénie, l’envoyait aux courses à l’épicerie ou chez le marchand de primeurs, elle lui donnait ses instructions et une liste, et, à la fin, lui demandait : «Colle, s’il te plaît, à la réalité des légumes, Bouli, à leur matérialité et non à leur essence !»
Il a créé quelques-unes des scènes inoubliables de la littérature hébraïque et universelle. Qui d’entre nous ne se souvient pas des villageois de Yatir attendant le train du soir ; du procès de la première épouse et de la seconde dans Voyage vers l’an mil et, bien évidemment, du cinquième chapitre, celui de l’inceste, de Monsieur Mani.
J’évoquerai aussi rapidement les sommeils, les assoupissements célèbres des personnages de Bouli, qui se prolongent pendant des heures et, parfois, des journées entières. Cinquante nuances de sommeil qui offrent peut-être à Bouli le moyen de relâcher son emprise totale, quelque peu obsessionnelle, sur la réalité, et aussi sur ses proches et ses amis.
Dès notre première rencontre dans sa demeure à Haïfa, il a noué avec moi, jeune écrivain débutant, un lien personnel et chaleureux, désireux d’emblée de plonger aux racines de l’individu en face de lui, à l’essentiel. Sans perte de temps, sans banalités – il n’y avait presque jamais de papotages avec Bouli – des potins, certes, mais eux aussi, d’une façon ou d’une autre, peut-être à cause de la flamme qui brûlait en lui, ne se réduisaient jamais à des banalités.
Une fois, Salman Rushdie m’a raconté, sur un ton admiratif, comment au cours d’un dîner en Italie, après une soirée littéraire, alors que tous les participants étaient épuisés et quelque peu fripés, Bouli s’était assis à table et, au bout de quelques instants, avait demandé aux convives de ne pas perdre leur temps en sottises et de ne discuter que de «sujets de fond».
Lors de notre première rencontre, Bouli m’avait questionné sur mes parents et mes aïeux jusqu’à la quatrième génération, sur la famille de ma femme Mikhal, et sur mes habitudes de travail, sur l’intrigue de mon ouvrage en cours et sur les sujets que je désirais traiter… Avec la dextérité d’un tailleur génial, il avait taillé sur mesures mon récit tel qu’il lui paraissait, m’avait situé au cœur d’un contexte social, générationnel, m’avait abouché à tel ou tel cénacle de la littérature hébraïque, s’était soucié de ne pas me laisser «solitaire», sans un groupe de référence, bref, il avait fait de moi un auteur accepté, reconnu.
Car il possédait cette faculté, mettre de l’ordre dans les choses, tenter de neutraliser les particules chaotiques et démentes de la réalité : en politique, dans les identités diverses et variées, y compris dans les couples, grâce à ses définitions tranchantes. Ne s’est-il pas toujours considéré comme un avocat plaidant «l’éloge de la normalité» ?
Et je me souviens qu’alors, lors de cette première rencontre, combien j’avais été étonné par son attitude d’égal à égal à mon égard, un écrivain en herbe âgé de 20 ans et quelques. Sa «prééminence» et son «statut» avaient été totalement mis de côté pendant notre discussion, ce qui importait avant tout, c’était la force prodigieuse qui nous animait et nous poussait tous deux : l’écriture, la création, l’inspiration.
Et lorsqu’un jour, des années plus tard, j’ai évoqué devant lui cette première conversation, Bouli avait éclaté de rire : «Vois-tu, quand apparaît un nouvel écrivain, c’est toujours un peu dangereux. Va savoir ce qui va en sortir, et comment il va attaquer la génération précédente. C’est pourquoi lorsque vient quelqu’un de ce genre avec une menace de concurrence, je l’étreins très fort. Car celui que j’étreins ne peut pas me frapper…»
Cela aussi faisait partie du charme de Bouli : il disait tout. Il disait ce qu’il pensait et ce qu’il sentait. Il ne censurait, ni polissait, ni se prosternait devant le politically correct. Certes, il était convaincu qu’il possédait les réactions d’un travailliste rusé et méfiant, mais son amabilité provenait justement du fait qu’il était si intègre, si sincère.
Et la politique, bien sûr, la «situation» à laquelle nul ne peut échapper : Bouli était parfaitement conscient de nos manques et de nos égarements et de ceux de nos voisins-ennemis. Pendant plus de soixante années, il nous a formulé les fondements du conflit et, surtout, au-delà de tous les mots, il irradiait la puissance du refus de désespérer, de renoncer. Examiner, plus souvent qu’à notre tour, nos opinions, se méfier de nous-mêmes dans des lieux où notre récit national oubliait qu’il n’était qu’une histoire humaine congelée qu’il fallait faire fondre sans désemparer.
Au cours de l’année dernière, quand je lui téléphonais, les premiers instants étaient pénibles et pesants. Bouli marmonnait et respirait avec peine. Et alors, comme en passant, j’évoquais le sujet de l’Etat binational et, d’un coup, Bouli s’ébrouait tel un lion, oubliait totalement sa maladie, tendu tout entier vers l’avenir, me décrivant à quel point l’idée de l’Etat binational était juste et pertinente, et moi, j’étais aux anges : ça y est, mon ami est de retour.
C’était un véritable ami. Pendant les périodes les plus sombres de ma vie, il était avec moi, il se souvenait toujours, et il essayait sans fin de comprendre, de sonder les mystères humains de la perte. Il ne craignait ni la douleur ni le deuil, et c’est ainsi précisément qu’il s’est conduit pendant ses derniers jours alors qu’il s’avançait vers sa fin, yeux grands ouverts et avec un courage inouï.
Cher Bouli tant aimé, merci pour ce que tu m’as donné et à nous tous avec générosité et profusion. Pour ton talent et notre humanité, pour la littérature et l’amitié.
Par David Grossman, Ecrivain. Texte traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche