Au musée d’Art et d’histoire du judaïsme, à Paris, une exposition consacrée au photographe Jacques Perez remet à l’honneur Djerba, sa lumière et son dernier ilot hébraïque.
Cette chronique ne commencera pas par le « Il était une fois » d’usage, hélas, dès que l’on se penche sur l’une ou l’autre des escales diasporiques ancestrales. Car il y a toujours des juifs à Djerba : l’auteur de ces lignes, qui se rend régulièrement en Tunisie, atteste de leur présence et de leur vitalité. Raison de plus pour saluer la belle exposition que le Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme consacre aux photographies de Jacques Perez, né dans la médina de Tunis voici 80 ans et qui a tenu à rester chez lui, sous les jasmins.
L’artiste a beaucoup publié, notamment des « Souvenirs d’avant l’oubli » et une superbe anthologie picturale des bijoux de Tunisie. Perez appartient à la mémoire tunisienne, malgré les ambiguïtés qui caractérisent le rapport du pays aux juifs : on dit « nos »juifs tout en faisant silence sur leur abaissement ancestral et les accès de persécution contemporaine. Mais le Musée de la ville de Tunis a consacré une exposition en 2021 au photographe. S’il a fixé toutes les palettes locales dans son objectif, Djerba y occupe une place à part. On voit en effet se déployer au pèlerinage de la synagogue de la Ghriba (« La solitaire » ou « l’étrangère » ou encore « la merveilleuse ») le chatoiement d’une communauté haute en couleurs et qui a survécu, comme son temple azur, le plus ancien lieu de culte juif d’Afrique, à tous les assauts de l’histoire. Les juifs de Djerba étaient un millier dans les années 1980, quand ont été prises les photographies exposées aujourd’hui au Mahj. Leur nombre n’a pas varié en 2022, à cette nuance près qu’il représente la totalité de la communauté de Tunisie. Dans la capitale, les juifs restés au pays sont tous Djerbiens. La cérémonie dont j’ai vu les préparatifs en novembre dernier dans la grande synagogue de l’avenue de Paris, couverte de fleurs et protégée nonchalamment par la police, allait célébrer des noces djerbiennes.
« L’ŒIL DE DJERBA »
Regarder les photos de Jacques Perez, c’est donc autant plonger dans leur pastel bienheureux et leur pourpre véhémente que réfléchir à la pérennité de ce minuscule ilot hébraïque. « C’est une longue histoire qui commence en des temps reculés, rappelle la sociologue Lucette Valensi dans le texte du catalogue. La présence juive précède l’islamisation de l’Afrique du Nord, l’hégémonie romaine, la deuxième destruction du Temple en 70 après J.-C. et peut-être la première en 586 avant J.-C. Selon la version la plus populaire, un groupe de prêtres fuient Jérusalem et arrivent à Djerba, portant avec eux une porte et les pierres du sanctuaire /…/ Ces légendes donnent aux juifs de Djerba un brevet d’authenticité et d’ancienneté. » C’est précisément pour illustrer une enquête de Lucette Valensi que Jacques Perez avait photographié les lieux voici quarante ans.
Nous n’avons pu rencontrer le photographe resté à Tunis mais Lucette Valensi était heureuse et émue de commenter l’exposition : « J’ai effectué le pèlerinage de la Ghriba il y a quelques jours, en mai 2022, et il y avait 4000 visiteurs ! Habib Kazdaghli, l’historien tunisien spécialiste du judaïsme, avait fait venir un orchestre musulman qui a joué la musique rituelle juive. Tout est comme autrefois, avec autant de lumière et d’enthousiasme que sur les anciennes photos de Perez. Ce qui a fait durer cette communauté ? Probablement l’insularité et une identité religieuse très forte. » Pour Moncef Guellaty, directeur des éditions Déméter qui publient le catalogue, « Jacques Perez est l’œil de Djerba ».
Un œil qui sait capter à la fois l’intériorité de l’adoration et l’exubérance de la foi avec les grappes d’enfants autour des processions, les femmes constellées de bijoux, aux mains ornées des signes qui appellent, comme chez les voisins musulmans, la fertilité et la chance. « Être juif à Djerba est une activité à plein temps », soulignent les auteurs du catalogue. Ici, on prie, on travaille, on étudie et on écrit. L’île a connu une activité éditoriale religieuse intense. Au XIXème siècle, les écrits djerbiens étaient imprimés à Livourne, Tunis ou Jérusalem. La première imprimerie locale est fondée en 1903 par le rabbin David Aydan. Mais cette effervescence mystique a son revers : Djerba accueillera très mal l’arrivée de l’Alliance israélite universelle avec son idéal d’émancipation et de progrès. Les photographies de Jacques Perez ont l’art de saisir l’intensité éblouissante de l’identité mais aussi l’âpre volonté de rester soi-même, fût-ce au prix du repli dans ce passé où fermente l’éternité.
Pèlerinage à Djerba. Photographies de Jacques Perez, 1980. Au Musée d’Art et d’Histoire du judaisme, 71 rue du Temple, Paris 3ème. Jusqu’au 31 décembre
Martine Gozlan