De mai 1940 à mai 1941, 92 enfants de 4 à 17 ans, de parents allemands, autrichiens et polonais sont hébergés dans une annexe du château de Capel à Seyre, dans le Lauragais près de Toulouse. Parmi eux, deux sœurs, Ruth et Betty. Sur les murs de cette métairie, les dessins de ces enfants juifs ont résisté au temps. Retour sur ce chemin de mémoire.
C’est un lieu de mémoire, un lieu de vie « très fort et rare » dans la région de l’Occitanie. Sur les murs d’un corps de ferme près de Toulouse, les dessins d’enfants juifs ont été préservés, comme une empreinte indélébile de leur passage, un souffle de vie au milieu du chaos. Un précieux trésor d’ un moment d’histoire auquel appartiennent Ruth et Betty. Les deux sœurs ont survécu à l’Holocauste et Betty est le dernier témoin de ce tragique épisode.
Départ précipité d’Autriche et d’Allemagne
L’arrivée de ces enfants au hameau de Seyre est liée aux conséquences des persécutions des juifs par le régime nazi en Allemagne. Après la nuit dite « Nuit de Cristal », en novembre 1938, les parents juifs se démènent pour faire évacuer leur enfants d’Autriche et d’Allemagne.
Les scènes de séparation sur les quais de gare sont déchirantes, dans la panique la plus totale, les enfants quittent à la hâte leurs parents, dans la terreur et l’angoisse, armés seulement d’un menu bagage. Des associations d’entraide juive situées en Belgique accueillent alors plus de 1000 enfants dans deux orphelinats, dont les 92 enfants juifs qui seront ensuite hébergés dans le Lauragais.
En mai 1940, c’est la guerre éclair, la Belgique est bombardée. Dans une panique totale, pris en charge par la Croix-Rouge suisse, certains enfants embarqueront dans deux wagons à bestiaux et arriveront sans le savoir en France, à Villefranche de Lauragais, après 4 jours de voyage éprouvant.
En 1940, la France doit faire face à un afflux de réfugiés et notamment à l’arrivée massive d’enfants seuls, car leurs parents ont été enfermés dans des camps de concentration. Le préfet de la Haute-Garonne recense tous les lieux inoccupés et signale la métairie comme site d’accueil pour ces 92 enfants juifs. Parmi ces 92 filles et garçons, les sœurs Ruth et Betty. A leur arrivée à Seyre, elles ont 14 et 10 ans.
Betty Blooms vit aujourd’hui à Londres, elle est le dernier témoin de ce terrible épisode. Toutes deux survivront à l’Holocauste. Dans son livre Ruth Uzrad, « Ruth et Betty, deux sœurs face au nazisme « , publié aux éditions Le Pas d’Oiseau (avec le concours du Musée des Enfants du château de la Hille), elle livre un témoignage qui tient de l’épopée.
L’histoire d’une famille qui fuit l’oppression nazie à travers une adolescence marquée par le courage et l’engagement. Le récit du destin incroyable de deux sœurs qui ont survécu au nazisme, à l’exil et au déchirement de la séparation. C’est Betty qui a permis la publication de ce livre en reprenant les écrits de sa sœur décédée en 2015, pour lui rendre un juste et vibrant hommage.
« Ma sœur était incroyable, d’une résilience extraordinaire », raconte Betty dans un très bon français avec une pointe d’ accent anglais. Betty qui gardera toute sa vie le traumatisme de l’exil et de la persécution ».
L’exil
Après la fameuse « Nuit de Cristal », le père de Ruth et Betty, cordonnier à Berlin est arrêté et déporté dans un camp en Pologne, elles ne le reverront jamais Avec leur mère et leur petite sœur, elles quittent Berlin pour la Belgique. Mais l’Allemagne bombarde le pays, Betty et Ruth sont prises en charge par la Croix Rouge et embarquent dans un convoi qui les mènera en France dans le Lauragais.
Leur petite sœur Bronia, trop jeune restera en Belgique et leur mère partira pour l’Angleterre. Elles ne se retrouveront qu’après la fin de la guerre. Une séparation, un traumatisme gravé à jamais dans la mémoire de Betty. « Je me souviens toujours et encore aujourd’hui de ce terrible moment où j’ai été séparée de ma mère, voilà la première image déchirante qui me vient en premier à l’esprit, je n’avais que 10 ans. » Betty Blooms
Métairie de Seyre, mai 1940 à mai 1941, des conditions de vie épouvantables
Betty et Ruth ont été hébergées avec 90 autres enfants juifs dans cette ancienne métairie du château de Capel à Seyre, situé à 30 kilomètres de Toulouse.
Pendant un an, ces enfants vont vivre dans des conditions de grande précarité. Il n’y a rien. Ce sont les habitants et les agriculteurs du hameau qui dans un premier temps vont les prendre en charge avec les moyens du bord. Un peu de paille pour dormir et quelques bancs pour faire la classe.
« Les enfants vivent dans un dénuement le plus total pendant quelques mois, survivant grâce à la solidarité des villageois », raconte Elérika Leroy, historienne chargée de mission pour les hauts lieux de la résistance au Conseil départemental de la Haute-Garonne et du musée de la Résistance et de la Déportation.
Betty, elle, se souvient de cet épisode douloureux et nous raconte combien les conditions de vie étaient difficiles. « Notre groupe était encadré par 6 adultes. Nous logions dans les granges sales, négligées, peuplées de toiles d’araignées sans meuble ni équipement ménager. Rien ne ressemblait à de la nourriture, il n’y avait pas d’eau et j’avais toujours froid ».
Les enfants attrapaient beaucoup de maladies car les conditions d’hygiène étaient très mauvaises, sans médicaments, les enfants souffraient de malnutrition. « J’ai eu la tête rasée, une mauvaise plaie à cause du grattage recouvrait mon crane. J’ai gardé un traumatisme et aujourd’hui je vais une fois par semaine chez le coiffeur ! »
« En 1940, le village de Seyre se mit à déborder de soldats qui harcelaient les filles. La nuit nous mettions des planches pour maintenir les fenêtres fermées, les soldats ivres essayaient de faire irruption ». Certains éducateurs belges qui les accompagnaient étaient très durs. Il y a avait un homme qui les terrifiait, « l’oncle Gaspar surnommé la panthère » selon Betty.
« Il leur interdisait de parler leur langue maternelle, certains étaient sévèrement punis. On les contraint dans une ambiance de peur », précise l’historienne Elérika Leroy. « J’ai été enfermée dans une pièce pendant une semaine, car j’avais prononcé un mot en allemand. Heureusement qu’il y avait ma sœur Ruth qui s’arrangeait pour me porter à boire et à manger et surtout me consoler car j’étais malheureuse et je pleurais. Ruth s’est toujours occupée de moi. »
Les dessins sur les murs de la métairie, symbole de la vie au milieu de l’horreur
C’est Frieda, une jeune fille âgée de 14 ans, devenue artiste peintre par la suite, qui dessina tous ces personnages de Walt Disney. Blanche neige, le chat beauté ou encore l’église du village.
Des dessins comme un signe de résilience, un souffle de vie au milieu du chaos. Des images qui ont résisté au temps, l’empreinte d’enfants juifs qui malgré leur grand malheur trouvaient du réconfort à travers ces dessins. Comme une petite fenêtre d’espoir, un échappatoire à cette vie d’angoisse, d’exil et de persécution.
Elérika Leroy, historienne chargée de mission pour les hauts lieux de la résistance au Conseil départemental de la Haute-Garonne, organise régulièrement des visites pour les scolaires : « Ici c’est un endroit rare. Quand je viens ici avec des élèves, même les plus chahuteurs, face aux dessins, les enfants se taisent, tous émus. Il y a une proximité avec l’histoire de ces enfants juifs. On comprend ce qu’ils ont vécu, c’est un lieu très fort, le plus fort que je connaisse dans la région. On n’est pas dans un musée, on est dans un lieu de vie ! »
Ruth, une sœur « extraordinaire »
« Je ne sais pas si sans l’aide de ma sœur je serai encore en vie aujourd’hui et toujours là pour témoigner de l’Holocauste. »
Dès octobre 1940, le statut des juifs est voté par le régime de Vichy et les aides dont pouvaient bénéficier les enfants vont diminuer. La Croix-Rouge est alors alertée et les enfants sont transférés en Ariège au château de la Hille, où les conditions de vie étaient beaucoup moins difficiles.
Un nouveau refuge pour échapper au sort que leur réserve Vichy. Ruth et Betty séjourneront 2 ans en Ariège et la sœur aînée s’enfuira pour intégrer la résistance. Traquée par la Gestapo pour avoir sauvé un bébé juif, elle traversera les Pyrénées aidée par les membres de l’armée juive pour rejoindre l’Espagne. De Cadix en 1944, elle embarquera pour la Palestine et créera un Kibboutz.
Un parcours incroyable pour une si jeune fille, confie Betty. En aout 42, 40 enfants de la Hille, âgés de 15 ans sont arrêtés sous ordre des nazis par la gendarmerie et déportés au camp du Vernet, près de Pamiers.
Tous les internés de ce camp ont été déportés au Nord et à Auschwitz, seuls les enfants ont pu être sauvés grâce à l’intervention de la directrice de la Hille. Grâce aux efforts de leur protecteur suisse et français, la majorité de ces enfants ont pu être sauvés.
C’est encore Ruth qui organisera l’évasion de sa sœur Betty vers la Suisse où elle sera internée dans différents camps avant de travailler pour des familles suisses-allemandes, puis de retrouver sa mère en Angleterre après la guerre. « Elle s’est toujours occupée de moi, elle en avait fait la promesse à ma mère et a toujours correspondu avec elle durant toute cette période. Ma sœur a rejoint l’armée juive à Toulouse dans l’idée de contribuer à la création de l’Etat d’Israël. Elle a survécu à toutes les épreuves, elle était incroyable et je ne l’ai revue que 14 ans après la guerre. »
Pour garder la mémoire de ces moments douloureux, la commune de Montégut-Plantaurel a décidé de créer un musée où sont installés des panneaux explicatifs, des fiches techniques, dossiers et quelques objets de cette époque.
La métairie de Seyre : « Un lieu de vie, un lieu de mémoire »
Le bâtiment a été racheté par un collectif qui souhaite créer un habitat partagé tout en gardant l’esprit du lieu. Hugues Dargagnon est l’un des quatre membres du collectif. Pour lui, ces dessins sont un trésor de mémoire. « Arriver dans ces bâtiments, vieux de plus de 300 ans et donc chargés d’histoire, c’est une chance on est dépositaire de cela et on a la responsabilité de continuer cette mémoire. Nous sommes des passeurs de mémoire, et nous nous devons de conserver et d’ouvrir ce lieu, c’est un espace temps, une capsule temporelle. »
C’est grâce au travail de l’historienne Elérika Leroy, chargée de mission au Conseil départemental de la Haute-Garonne et au musée de la résistance et de la déportation de Toulouse, que l’histoire du passage de ces enfants dans ce village du Lauragais a été mise en lumière. Elerika Leroy s’est intéressée aux travaux de l’historien Jean Odol qui avait déjà révélé dans ces publications la présence de ces enfants et de leurs dessins.
L’historienne s’est ensuite appuyée sur des recherches et études de Walter Read. « Il avait 16 ans quand il est arrivé ici, il fait partie de ces grands qui vont prendre en charge les enfants et ensuite rejoindre la château de la Hille en Ariège, avant de s’évader et de rejoindre les Etats-Unis ».
Walter Reed de son nom américain Werner, s’engagera dans l’armée américaine et participera au débarquement en Normandie. Toute sa vie il garde en mémoire ce qui s’est passé à Seyre et à l’âge de 60 ans, il se mettra en quête de retrouver tous ces enfants.
En 2000, il les a réunis à la métairie de Seyre. Aujourd’hui la majorité sont décédés, il ne reste plus que Betty. C’est un travail remarquable de reconstitution sur l’histoire de Seyre, qu’il a réalisé là. L’ensemble de ces travaux est conservé au musée de l’Holocauste à Washington.
Chemin de Mémoire
Une plaque en hommage aux enfants du » Foyer des orphelins de Bruxelles » a été dévoilée en septembre 2020. Une plaque financée par le Conseil Départemental de la Haute-Garonne, qui rappelle cet épisode marquant pour le village et ses habitants et constitue une des nouvelles étapes de circuit mémoriel » Haute-Garonne résistance ».
La majorité des 92 enfants juifs hébergés un temps, dans le village de Seyre a été sauvée, 11 ont été déportés vers les camps d’extermination nazis dont un seul est revenu.
Dernier témoin direct et survivante de ces temps obscurs, Betty a fêté cette année ses 92 printemps. Quand on lui demande quel message elle aimerait transmettre à la jeune génération, elle n’a que trois mots à exprimer « liberté, égalité, fraternité ».
Corinne Carrière