Les langues d’Aharon Appelfeld, par Valérie Zenatti

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K. publie cette semaine un entretien d’Antoine Nastasi avec Aharon Appelfeld, réalisé en 2010 et paru d’abord dans la revue Esquisse(s)[1]. Nous avons demandé à Valérie Zenatti – sa traductrice en français et l’auteure de Dans le faisceau des vivants (2019, Éditions de l’Olivier), le beau livre dans lequel elle évoque ses relations de travail et d’amitié avec lui – de le lire et de l’introduire. Elle nous a donné ce texte sur les langues d’Appelfeld, autrement dit sur la tension qui traverse le grand écrivain entre l’allemand, sa langue maternelle mais aussi celle des bourreaux, et l’hébreu, sa langue adoptive dans laquelle il a construit une œuvre que sa mère n’aurait pas pu lire…

Un écrivain de l’envergure d’Aharon Appelfeld, à la vie largement consacrée à l’écriture, se situe plus à travers la publication de ses livres qu’à travers des événements biographiques sur lesquels il demeurait discret, et qu’il jugeait sans intérêt pour d’autres que lui-même et les siens. C’est ainsi qu’il faudrait lire l’entretien accordé à Antoine Nastasi — en 2010, paru alors dans la revue Esquisse(s) — en le situant au moment de la parution en hébreu du roman Le garçon qui voulait dormir[2]. Ce livre éclaire en effet, à l’insu sans doute de l’interviewer, les réponses d’Aharon Appelfeld, que l’on sent tout proche encore de son double, Erwin, auquel il a donné son premier prénom, mais aussi quelques années de plus que son propre âge au sortir de la guerre.

Cet éclairage deviné entre les lignes n’est qu’une hypothèse bien sûr, mais les échos entre la parole d’Aharon Appelfeld ici et la matière du livre sont infiniment nombreux, et il se dégage de ce dialogue implicite un fondement d’une grande importance pour Aharon Appelfeld : son rapport à l’hébreu, sa relation avec les autres langues, dont l’allemand, sa langue maternelle.

Antoine Nastasi, on le sent, essaie d’ouvrir l’écrivain à une réflexion sur  un processus de « traduction » qui serait à l’œuvre dans l’écriture, terme qu’il entend manifestement de manière psychanalytique. La résistance douce et ferme que lui oppose Aharon Appelfeld rejoint le chemin d’Erwin, qui fut également le sien. Pour le comprendre, il faut revenir à la seule période de sa vie à laquelle nous avons en partie accès, de manière fragmentaire, décalée, transfigurée par l’écriture : celle qui va d’une enfance commencée en 1932 à Czernowitz et dans les montagnes des Carpates (alors en Roumanie, aujourd’hui en Ukraine) à l’errance européenne qui a suivi la guerre, pour arriver à une adolescence dans le tout nouveau pays d’Israël (mais peut-on nommer « adolescence » ce moment où l’enfance n’est pas quittée à petits pas ou à coups de portes claquées, mais détruite jusqu’à la moindre trace ou presque par les Nazis ?).

Les années de chaos, la mort de la mère, la déportation, la disparition du père, la survie dans la forêt et les tâtonnements douloureux pour trouver le chemin de l’écriture apparaissent déjà dans Histoire d’une vie[3], mais c’est dans Le garçon qui voulait dormir que le duel entre la langue maternelle (l’allemand) et la « langue maternelle adoptive » (l’hébreu) se joue de la manière la plus aiguë, donnant à voir au lecteur, dans des mouvements aussi fins que profonds, la naissance d’un écrivain.

« Depuis la fin de la guerre, j’étais plongé dans un sommeil continu. Je passais de train en train, de camion en camion, de carriole en carriole, tout en demeurant dans un sommeil épais dénué de rêve. Lorsque j’entrouvrais les yeux, j’apercevais des gens qui me semblaient lourds et inexpressifs. »

Ce sont les premières phrases du Garçon qui voulait dormir. Erwin, dix-sept ans, jeune rescapé de la guerre, est transporté par les réfugiés fuyant l’Est de l’Europe après-guerre pour rejoindre l’Italie, avant d’embarquer pour Israël, qui est encore un territoire sous mandat britannique. Ce sommeil épais dénué de rêve contient sans doute l’informe évoqué dans l’entretien. Un informe qui contient l’enfance brutalement brisée par la guerre, et le désir de se relier à ce qui a été perdu, en premier lieu la mère et le père. Erwin est recueilli comme tant d’autres orphelins juifs par un émissaire de l’Agence juive qui leur enseigne l’hébreu et les soumet à un entrainement physique destiné à faire d’eux des hommes neufs, des pionniers.

Ce bouleversement physique et linguistique rend à Erwin la capacité de rêver, et c’est ainsi que sa mère lui apparaît, lui parlant dans une langue dont il connaît « les notes, les intonations et les silences », mais dans laquelle il a du mal à lui répondre. Il lui révèle qu’il est en train de faire l’acquisition d’une nouvelle langue. Elle s’en étonne avant de l’implorer : « S’il te plaît mon fils, ne révèle pas le secret de notre conversation dans une langue que je ne peux comprendre. » Cette demande poignante, au cœur d’un songe où la mère morte et son fils peuvent dialoguer, est à rapprocher de la confidence qu’Aharon Appelfeld fait ici : « Et dans mes rêves, lorsque je parle à ma mère, c’est toujours en allemand, ce n’est pas en hébreu. »

Dans le roman, tout comme dans la vie d’Aharon Appelfeld, le chemin vers l’écriture en hébreu a été conquis de haute lutte, au prix d’un grand découragement face à l’ampleur de la tâche, et parfois d’un désespoir tout aussi grand : celui de trahir sa mère en trahissant sa langue maternelle, en écrivant dans une langue qu’elle ne pouvait (ou n’aurait pu) comprendre. Pourtant, il a forcé le chemin caillouteux de l’écriture dans une autre langue, pressentant, comme il le dit dans cet entretien que c’était dans cette langue juive archaïque et dépouillée qu’il pouvait « transformer les visions en mots » , et non dans une de ces langues européennes telles le français ou l’allemand qui disposent d’un « vocabulaire infini », où il est si séduisant d’accumuler les détails et de jouer avec les mots.

Le sacrifice de la langue maternelle – également celle des assassins – est rendu nécessaire par le refus d’Aharon Appelfeld d’être relié à la culture allemande, et il est rendu possible par ce que lui offre l’hébreu. Non pas l’hébreu idéologique du sionisme, usant et abusant d’impératifs, d’injonctions, de slogans, mais l’hébreu biblique qui guide Erwin dans Le garçon qui voulait dormir, pas à pas, lettre par lettre, verset par verset recopié. C’est en copiant l’histoire de Joseph et ses frères ou de la ligature d’Isaac qu’il absorbe la langue concise et allusive des textes bibliques, avant de forger une langue reconnaissable entre toutes qu’on pourrait qualifier « d’hébreu biblique moderne ». C’est dans cet hébreu qu’à la fin du roman, Erwin s’approche d’une page blanche et commence à écrire.

Ses premiers mots seront : « Rentrer à la maison.  Qui n’a entendu au fond de lui ce murmure ? Rentrer à la maison est un cri du cœur qui enfle en chacun de nous chaque fois qu’une douleur aiguë l’assaille, ou bien lorsqu’une décision est requise et que l’on est tenaillée par des doutes écrasants, ou encore, la plupart du temps, lors d’une heure sombre, quand on ploie tout entier sous le poids de nos échecs, alors à ce moment-là s’ouvre le merveilleux portail qui invite à entrer dans la première maison, la maison éternelle qui se tient devant nous, intacte. »

Seule une langue plusieurs fois millénaire et gorgée d’échos telle que l’hébreu pouvait permettre à Aharon Appelfeld d’approcher cette éternité-là. Éternité de la vision, éternité de la littérature ouvrant au-delà de la mémoire intime, au-delà du dialogue secret et ininterrompu entre une mère et son fils, tout en préservant son foyer ardent.

Valérie Zenatti

Écrivain, scénariste, traductrice, Valérie Zenatti est née à Nice en 1970 et a passé toute son adolescence en Israël, une expérience forte qui marque en partie son travail. On lui doit une douzaine de livres à l’École des loisirs, plusieurs fois primés et traduits dans dix-sept langues dont ‘Quand j’étais soldate’ et ‘Une bouteille dans la mer de Gaza,’ adapté au cinéma par Thierry Binisti en 2012 et dont elle a co-signé le scénario. Elle a également publié cinq livres aux éditions de l’Olivier dont ‘Jacob, Jacob’ (L’Olivier 2014, Prix du livre Inter). Son dernier livre, ‘Dans le faisceau des vivants’ (L’Olivier 2019, Prix Essai France Télévisions), se fait l’écho de sa relation avec Aharon Appelfeld dont elle est la traductrice en France depuis 2004.

Notes

  1. « Entretien avec Aharon Appelfeld », paru dans Esquisse(s), Traduire, 17, Automne 2020. Paris, Editions Kimé.
  2. Ha-Ish Shelo Passak Lishon, Kinneret Zmora Bitan 2010 / Le garçon qui voulait dormir, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, L’Olivier 2011.
  3. Traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, L’Olivier 2004, Prix Médicis étranger

Source k-larevue