Les Judéo-Espagnols « d’Orient » – ceux de l’ex-empire ottoman (par opposition aux Judéo-Espagnols « d’Occident » qui se regroupèrent surtout au Maroc) – « se connaissent et reconnaissent les uns les autres, mais personne ne les connaît », comme nous l’explique Marie-Christine Bornes Varol, qui rappelle qu’en Turquie aujourd’hui, les Juifs ont pour devise « pour vivre heureux, vivons cachés ». Retour sur une histoire complexe, qui s’est déroulée sur un espace géographique et à travers un écheveau de langue tout aussi complexes. Une histoire de la survivance d’une micro-société éparse, dont la Turquie demeure un centre.
Invisibilité
En 1988 Walter Weiker faisait paraître un livre au titre énigmatique The Unseen Israelis: The Jews from Turkey in Israel. Ces Israéliens invisibles, dont l’invisibilité est le principal atout dans la société israélienne d’après l’auteur, sont les Juifs de Turquie qui ont massivement émigré en Israël après la reconnaissance du nouvel état par la Turquie en 1949. Ils y rejoignaient les générations qui avaient précédemment quitté l’Empire ottoman pour la Palestine, souvent de manière clandestine, depuis la fin du 19e siècle dans le sillage des sionistes religieux ; de ceux du 16e et 17e siècles qui avaient avant cela gagné Safed et Jérusalem en provenance de l’Empire ottoman pour des motifs d’étude ou religieux, mais aussi des conversos d’Espagne et du Portugal qui retournaient au judaïsme, ainsi qu’en témoignent les registres ottomans étudiés par Gilles Veinstein. Ces Judéo-Espagnols, expulsés d’Espagne, Conversos retournés au judaïsme, rabbins kabbalistes et leurs familles formaient en bonne part le vieux yishuv.
En Turquie où ils constituent encore à Istanbul et Izmir l’essentiel de la communauté juive, ils ont pour devise « pour vivre heureux, vivons cachés ». Elle s’énonce malicieusement en français, l’une des langues pratiquées par cette communauté plurilingue.
En France où vivent de nombreux Judéo-Espagnols, ils comptent plusieurs associations culturelles dont les principales (Vidas Largas et Aki Estamos), sont présentes à Paris, Lyon et Marseille. Elles ont un site internet, des émissions de radio, des activités culturelles, une élégante revue Kaminando i avlando et organisent des universités d’été. Mais en France où la langue judéo-espagnole est enseignée à l’université (à l’Inalco et Aix-Marseille) et dans le cadre communautaire, lorsqu’il s’est agi de la compter en 2002 comme langue de France, Bernard Cerquiglini, alors Délégué Général au Français et aux Langues de France, nous a fait part de son étonnement et de son intérêt devant l’existence de cette communauté juive particulière dont il n’avait jamais entendu parler. Et pour cause, ainsi sont les Judéo-Espagnols d’Orient, ils se connaissent et reconnaissent les uns les autres, mais personne ne les connaît.
Bien sûr s’ils jouissent de cette transparence, s’ils l’organisent et s’ils en jouent, ils n’en sont pas entièrement responsables. L’une des raisons de leur invisibilité est leur petit nombre. Là où l’on compte les Juifs d’Europe centrale et de l’Est en millions, on compte les Judéo-Espagnols d’Orient en centaines de milliers. Moins de 500 000 personnes comme plus haute estimation, avant la Shoah.
Séfarades
Une autre raison est la complexité de leur histoire et celle du terme « Séfarade » qui recouvre des réalités culturelles et linguistiques très différentes. Si Sefarad désigne en hébreu l’Espagne, et les Judéo-espagnols se réclament à juste titre de cet héritage, il couvre un espace géographique complexe : la Péninsule ibérique médiévale où l’espace était partagé entre les royaumes chrétiens du Nord et al-Andalus au Sud. L’hébreu était langue sacrée, langue religieuse et bientôt langue littéraire et langue savante à l’image de l’arabe, langue également cultivée par les Juifs d’al Andalus. Les Juifs y forment un groupe important aux côtés des Chrétiens Mozarabes. Ils écrivent principalement leurs traités scientifiques en arabe (écrit en caractères hébreux), et leur poésie et littérature en hébreu. Les langues parlées sont l’arabe andalou et la langue romane qui se dégage du latin. Les va-et-vient de populations entre l’Afrique du Nord et la Péninsule sont incessants. A partir du 12e siècle et de l’invasion almohade très intolérante à ses débuts, les Juifs gagnent massivement les royaumes chrétiens du Nord – où leur présence n’était que sporadique – le Languedoc et la Provence. Leur pratique des langues romanes s’accroît mais au fur et à mesure de la reconquête leur proximité avec les Mudejares, les musulmans des terres chrétiennes qui partagent leur sort de minorité, s’affirme. Leur admiration pour la culture arabe si supérieure à celle qu’ils trouvent au Nord fait qu’ils gardent la pratique de l’arabe andalou. Quand surviennent les terribles vagues de massacres et de conversions forcées de 1391, les terres arabes redeviennent un refuge et beaucoup de Juifs d’Espagne s’enfuient vers l’Afrique du Nord et le royaume de Grenade. Au 15e siècle, alors que ce dernier ne représente presque plus rien, les langues parlées et littéraires des Juifs sont principalement le castillan dominant, le portugais, l’aragonais, le catalan, selon le royaume de résidence, souvent plusieurs d’entre ces langues romanes (toujours écrites en caractères hébreux) tandis que les ouvrages savants et religieux sont écrits en hébreu ; leur pratique de l’arabe parlé, si elle reste difficile à évaluer, est attestée par plusieurs documents. Les Juifs de la Péninsule ibérique sont plurilingues et se déplacent beaucoup : en raison des troubles, pour fuir les pogroms, pour étudier, pour commercer, pour se marier, pour se rendre en terre sainte… Lors de l’Expulsion, une part de ces Juifs d’Espagne rejoindra les communautés juives autochtones d’Afrique du Nord ou fondera sa propre communauté, celle des Judéo-Espagnols « d’Occident » (par opposition à ceux de l’Empire ottoman). Ceux-ci surtout regroupés au Maroc y développent leur propre judéo-langue, la haketiya, qui diffère grandement de par son histoire et sa nature du judéo-espagnol d’Orient. Les deux langues tendent à l’heure actuelle à se rejoindre en raison de leur base romane médiévale commune, de leur nature de judéo-langues et surtout de leur « réhispanisation » au 20e siècle, voulue ou forcée.
On a donc des Séfarades d’al-Andalus de culture arabe, des communautés très anciennes judéo-arabes et judéo-berbères d’Afrique du Nord, des communautés judéo-espagnoles marocaines, et des communautés judéo-espagnoles de l’Ex-Empire ottoman qui se partagent ou disputent le titre de « Séfarade ». Lorsque le sionisme se développe et que l’émigration des Juifs vers la Palestine progresse, il devient vite évident que face aux « Ashkénazes » démographiquement dominants, les « Séfarades » se disputant le titre ne font pas le poids aussi décident-ils d’intégrer à leur nombre tous les Juifs des terres d’Islam (Iran, Irak, Yémen, Égypte…) et au-delà, toutes les communautés juives qui ne sont pas ashkénazes, augmentant ainsi la confusion.
S’ils reprennent dans le monde hispanique ou en France le terme de « Séfarade » à leur compte, ils se nomment en général eux-mêmes tout simplement Djudyos / Djidyos, c’est-à-dire ‘Juifs’ en judéo-espagnol. Ils précisent parfois leur région ou leur ville d’origine Turkinos, ‘ de Turquie’, de Bosna, ‘de Bosni’, Selaniglis, ‘Saloniciens’, Izmirlis, ‘Smyrniotes’, Idernelis, ‘Andrinopolitains’… Ils appellent aussi djudyó ou djidyó leur langue, même s’ils utilisent aussi les différents termes qui lui sont assignés Judezmo, djudezmo, ladino, espanyol muestro, musevidje, sefardí… Le terme de ladino, semble aujourd’hui prendre partout l’avantage.
Un des effets de la généralisation du terme « Séfarade » est que les Judéo-Espagnols, qu’ils soient du Maroc ou de l’ex-Empire ottoman, disparaissent dans un ensemble culturellement très disparate où ils sont très minoritaires. Lorsque l’on essaie de retrouver leurs traces dans les archives, les Judéo-Espagnols, indifférenciés, se trouvent pris dans une masse indistincte ou comptés au nombre de communautés maghrébines dont ils n’ont jamais fait partie. C’est notamment le cas en France, en Israël, en Argentine… Il faut les extraire un par un des documents en se servant de leurs noms de famille, la alkunya (si importante dans leur modèle patriarcal) et de leur lieu d’origine.
Le traumatisme de la Shoah
Enfin, les Judéo-Espagnols d’Orient sont traumatisés par l’expérience de la Shoah. Si nul n’ignore le sort des Juifs d’Europe du Nord et de l’Est, peu de gens savent que la capitale intellectuelle des Judéo-Espagnols d’Orient, Salonique, la « Jérusalem des Balkans », peuplée à une écrasante majorité de Juifs jusqu’à son annexion à la Grèce en 1912, et toujours majoritairement juive au début de la Deuxième Guerre mondiale a été presque entièrement déportée et exterminée dans les camps (de 56 500 Juifs que comptait la ville en 1940, 46 091 ont été déportés et très peu sont revenus). L’universitaire Shmuel Refael, fils d’un couple de rescapés saloniciens réfugiés en Israël a souvent parlé de son désarroi et de sa souffrance à l’école où il était dit et répété que les « Séfarades » n’avaient pas connu la Shoah. Or, en Grèce, sur près de 80 000 Juifs un peu plus de 62 500 ont été déportés et en 1947 il n’en restait plus qu’environ 10 000 dont la moitié émigra. Les communautés de Yougoslavie, de Bulgarie (Thrace et Macédoine), de Roumanie ont subi d’importantes pertes ainsi que l’importante communauté judéo-espagnole qui s’était établie en France depuis la fin du 19e siècle. Là encore il aura fallu des années avant que puisse être vraiment recensé leur nombre à l’issue d’un travail communautaire et collectif de l’Association Muestros dezaparesidos aboutissant au Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France, en 2019. Après la guerre le nombre des Judéo-Espagnols d’Orient était réduit à environ 200 000 âmes. Seuls ceux d’Amérique et de Turquie avaient été épargnés.
Ce trou béant se laisse voir étrangement dans le silence des communautés judéo-espagnoles de Turquie quant au sort des Saloniciens : dans les entretiens enregistrés en 1990 jamais aucune allusion n’a été faite au sort des Juifs de Salonique ; seule une dame originaire de Serrès qui a vu sa communauté entière disparaître alors qu’elle séjournait à Istanbul en vue d’un mariage, a évoqué ce drame en baissant la voix. Mais la peur de connaître un sort funeste, quelques allusions à voix basse, les rumeurs sur les fours de Balat, la méfiance envers l’environnement, l’expression souvent reprise sous une forme abrégée FAP fuyir a tyempo, ‘s’enfuir à temps’, présente au bas de lettres ont montré qu’après des siècles de vie sans grande catastrophe le 20e siècle est devenu pour les Judéo-Espagnols un temps de menace et de peur. Ils n’ont pas surmonté le traumatisme indirect de la Shoah, qui reste impossible à dire aux « survivants » épargnés.
Les politiques nationalistes hostiles aux minorités
À la fin du 19e siècle et au début du 20e, le sort des Arméniens a frappé les Judéo-Espagnols qui en ont retiré l’idée qu’il fallait le moins possible se mêler de politique et se comporter en « invités polis ». Interrogée en 1985, une famille juive du faubourg de Balat à Istanbul exprime sa peur à l’idée d’évoquer les massacres de notables arméniens de leur quartier, faisant référence soit à l’agitation de la fin du 19e siècle soit à l’attentat de 1905 contre Abdülhamid II, et craint encore des ennuis pour avoir caché deux d’entre eux.
La Turquie moderne comme les États-Nations des Balkans ont vu naître l’intolérance envers les minorités, soupçonnées de possibles trahisons et considérés comme des citoyens peu fiables. La fermeture des écoles de l’Alliance israélite universelle, l’obligation de l’enseignement primaire en turc, les campagnes violentes d’intimidation réprimant l’usage en public d’autres langues que le turc sur le slogan de Vatandaş Türkçe konuş, ‘Citoyen parle turc’ de 1928 ; l’antisémitisme se faisant jour dans les grands quotidiens nationaux notamment autour de l’affaire Niego (l’assasinat d’une jeune fille juive par un notable turc) en 1927 et 1928 ; les pogroms contre les Juifs de Thrace en 1934 ; l’impôt discriminatoire sur la fortune ou varlık vergisi qui a ruiné la communauté juive et les autres minorités et entraîné la déportation de ceux qui ne pouvaient payer en 1942 ; le pogrom contre la communauté grecque d’Istanbul les 6-7 septembre 1955 ; tous ces événements ont fortement ébranlé la confiance des Juifs de Turquie. S’ils s’expliquaient les ennuis des Arméniens par leurs revendications ou leurs activités politiques, ils ne se sont pas expliqué l’acharnement contre des communautés plutôt discrètes comme les Juifs et les Grecs d’Istanbul, très silencieux sur la crise de Chypre qui servit de prétexte aux pogroms.
Or les Judéo-Espagnols de Turquie se sentaient très liés aux Grecs pour des raisons anciennes comme récentes : les exilés d’Espagne ont massivement absorbé au cours des 16e et 17e siècle la communauté juive romaniote, d’origine byzantine et hellénophone. Les quartiers de résidence des Juifs jouxtent en général les quartiers grecs et Grecs et Juifs partagent la même défiance envers les Turcs (terme qui désignent pour eux les musulmans) et les Arméniens qu’ils jugent trop proches des Turcs. Le grec fait partie du multilinguisme des Juifs d’Istanbul et d’Anatolie jusqu’au milieu du 20e siècle et les Grecs sont la seule population dont les Juifs se moquent ou plaisantent ouvertement, raillant notamment leur mauvaise prononciation du turc. Les Grecs de Turquie ont les mêmes préventions envers les Turcs et les Arméniens et la même familiarité avec les Juifs, dont ils se moquent également. Des querelles intercommunautaires se produisaient certes quelquefois autour de la fête juive de Purim ou des Pâques orthodoxes, mais elles restaient limitées.
Avertis de ce qui se passait en Grèce et abasourdis par le sort des Judéo-Espagnols qui avaient émigré vers la France – dont les familles recevaient des nouvelles-, informés par leurs nombreux journaux (en judéo-espagnol, mais aussi en français et en turc), les Juifs de Turquie ont passé la guerre dans la terreur de voir la Turquie se ranger aux côtés de son ancien allié.
Alors qu’ils reconstituaient leurs réseaux culturels et familiaux avec le peu de survivants que la Shoah avait laissé en Europe, les pogroms nationalistes anti-Grecs de 1955 et l’émigration des derniers Grecs de Turquie les ont persuadés que ni l’Europe ni la Turquie n’étaient des terres de refuge. Ils ont émigré vers Israël en 1949 d’abord massivement, puis progressivement et de manière continue jusqu’à aujourd’hui, ainsi que vers l’Amérique du Nord, puis de nouveau, peu à peu, vers la France.
Le retour à l’Espagne
En 2014, l’Espagne a offert de rétablir, sous conditions drastiques – dont la maîtrise de la langue et de la culture espagnole actuelles – la nationalité espagnole aux « Séfarades ». Le terme a été abusivement étendu aux Juifs latino-américains qui l’ont sollicitée dans une écrasante majorité. Si l’on ne considère que les « Séfarades » historiques, elle a plus facilement bénéficié aux Juifs du Maroc (Judéo-Espagnols ou non) pour des raisons historiques et politiques. Les démarches, longues et difficiles, ont été encore plus compliquées pour les « Séfarades » d’Orient dont beaucoup ont été déboutés. Le Portugal s’est montré un peu plus généreux mais cela n’a pas entraîné d’importants départs. Il ne s’agit pas forcément d’émigrer mais d’être prêt à le faire en cas de danger, d’obtenir un passeport européen, comme on achetait des sujétions étrangères dans l’Empire ottoman. La politique turque sous le gouvernement de Tayip Erdoğan est devenue imprévisible. Ainsi en 2010, les bonnes relations que la Turquie entretenait jusque-là avec l’Etat d’Israël se sont détériorées, et la crise de la flottille Mavi Marmara a déclenché une vague d’antisémitisme dans la presse et la population. Dans les propos des partis islamistes, les Juifs sont comptables de la politique d’Israël et l’objet de nombreuses théories complotistes.
Disparaître et survivre
Pour toutes ces raisons, les Judéo-Espagnols de l’Ex-Empire Ottoman ont maintenu une culture de l’esquive, de l’accommodation au contexte extérieur, et, quoique citoyens, se considèrent néanmoins comme des « invités » sans histoire, malgré plus de cinq siècles de présence attestée.
Ils constituent un ensemble fortement identifié de l’intérieur, dont l’identité reste solide, qui s’appuie sur les réseaux de sa diaspora et peu visible à l’extérieur de celui-ci, ne serait-ce qu’en raison de sa faible présence.
Leurs communautés s’appuient pour cela sur une histoire et une culture dont elles sont fières et qui n’a pas connu de brusque solution de continuité, sur une vaste littérature en judéo-espagnol (Près de 4000 titres recensés récemment par Dov Cohen), ainsi que sur sa longue expérience de survie dans la diaspora.
La communauté juive de Turquie qui s’amenuise continûment en raison de l’émigration reste très organisée. Elle dispose d’un hebdomadaire en turc et d’un mensuel en judéo-espagnol, d’une maison d’édition, d’un musée, d’une école et d’un lycée privés, d’un hôpital, d’un asile de vieillards, d’associations caritatives, de diverses organisations culturelles très actives, de clubs de jeunesse… Les langues d’enseignement et apprises aujourd’hui (turc, hébreu, anglais) orientent l’émigration plus vers Israël et l’Amérique que vers l’Europe. L’influence de l’État d’Israël, est très prégnante sur le plan idéologique et sur le plan religieux ce qui réduit l’autonomie de la communauté. Obligée de s’appuyer sur Israël ou les États-Unis pour sa protection, la communauté judéo-espagnole doit renoncer aux spécificités culturelles et religieuses, ancrées dans une tradition ancienne, qui font son originalité et elle subit une acculturation massive tant en Turquie et en Israël qu’en France où elle est perdue dans d’autres communautés juives très majoritaires aux coutumes bien différentes.
Sa langue, le djudyó/ladino/ djudezmo ou judéo-espagnol d’Orient qui est la seule porte d’accès à sa littérature, peu ou pas traduite, est l’objet d’attaques et d’atteintes constantes depuis la fin du 19e siècle dont la réhispanisation n’est pas la moindre.
L’une des manières dont elle répond à cette pression, c’est en cultivant sa polyréférencialité : plurilingue, flexible, se conformant aux lois du pays et à celles du judaïsme, elle joue de la multiplicité de ses facettes et de son adaptabilité en fonction du contexte. Certains traits qui lui sont propres font parfois l’objet de dissimulation ou de déni. C’est le cas par exemple de sa politique complexe d’intégration de membres étrangers à la communauté, bien plus tolérante que dans d’autres traditions juives, ancienne et tout aussi fondée en droit ; ou de la pratique très intériorisée de la kashrut qui peut être visible par les siens et invisible aux autres ; ou encore la glorification de la voix chantée fût-elle féminine, à condition de respecter certaines conditions. Ces particularités sont difficiles à percevoir de l’extérieur, pour les Juifs comme pour les non-Juifs. Elles servent de signes discrets de reconnaissance. Une certaine sécularisation externe des usages religieux qui s’est imposée en partie dans les écoles de l’Alliance israélite universelle à la fin du 19e siècle et au début du 20e rejoint ici des pratiques anciennes de dissimulation du judaïsme par les Conversos crypto-judaïsants. Cela permet à ces Juifs traditionalistes d’adapter leur pratique à leur entourage immédiat et lui donne un sens fort.
Ainsi leur pratique du judaïsme, hors de la synagogue ou de la famille, est-elle d’une certaine manière cryptique, comme l’est leur langue ou leur écriture lorsqu’elle est en caractères hébreux « Rashi ». Dans cette langue acerbe et créative dont la base est de l’espagnol médiéval on peut tout critiquer, le gouvernement, les autorités religieuses et même la famille élargie, alors que dans les autres langues parlées on tient des discours plus neutres ou plus distanciés. On adapte la langue et le discours à l’auditeur, on observe ses réactions, on décrypte ses attitudes, on mesure ce que l’on peut ou ne peut pas dire. On a recours à des formes de discours formalisées. Les Judéo-Espagnols disposent pour cela d’un très important corpus oral de contes facétieux ou moraux, d’anecdotes exemplaires, de sentences et proverbes, reposant sur des textes écrits anciens et des interprétations codifiées. Ils intègrent à ce corpus accueillant les éléments étrangers environnants compatibles avec leur interprétation du judaïsme.
Il ne s’agit pas de jeux de rôle mais de l’articulation bien huilée d’identités emboîtées : celle de l’individu au sein de la famille de sang, de la famille élargie, de la communauté, du judaïsme global, du pays de résidence dont il ou elle est citoyen.ne… à chaque cercle sa langue, ses licences et ses limites. Certes toutes les sociétés fonctionnent peu ou prou sur ce modèle mais dans le cas des Judéo-Espagnols aujourd’hui c’est la multiplicité et la complexité de ces identités – souvent contradictoires ou peu compatibles – assumées de façon particulièrement réussie qui font l’originalité de cette communauté qui sait se singulariser ou disparaître en fonction des circonstances.
Ceci explique sans doute la survivance dans un monde globalisé de cette micro-société complexe. Sa disparition, ainsi que celle de sa langue et de sa culture pluricentenaires, est annoncée depuis la fin du 19e siècle. En 2022, force est de constater que même si cette communauté juive, sa culture et sa langue se trouvent affaiblies et réduites, elles existent toujours ainsi que le nom des associations françaises Aki estamos ‘Ici nous sommes’ et Vidas Largas ‘Longue vie’ le proclament fièrement, et leur résilience ne cesse de nous étonner.
Marie-Christine Bornes Varol est linguiste. Professeure émérite de Langue, littérature et civilisation judéo-espagnoles à l’Inalco, Paris, elle a reçu en 2005 le Prix Alberto Benveniste de la Recherche pour son « Manuel de judéo-espagnol » (L’Asiathèque).
En partenariat avec Kaminando i Avlando, la revue trimestrielle de l’association Aki Estamos dont le prochain numéro paraîtra en mai prochain.
Notes
- Fachadura : layette en judéo-espagnol. Cette cérémonie a lieu au 5e ou 6e mois de la grossesse. Les invités apportent des cadeaux et jettent des dragées sur les langes en signe de chance et de prospérité.
- La synagogue Ahida aurait été fondée par Juifs romaniotes (hellénophones) venus de la ville d’Ohrid en Macédoine en 1427 sous l’Empire byzantin. Restaurée en 1992, elle est la plus ancienne synagogue encore en usage à Istanbul. Elle est surtout connue pour sa tevah (chaire) en forme d’Arche de Noé ou de caravelle évoquant, dit-on, l’arrivée des Juifs sépharades en terre ottomane.