Autriche : Les étudiants juifs bousculent le débat public

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L’équipe dirigeante de la JÖH
Un précédent article du journaliste Liam Hoare dans K. retraçait la polémique entourant la statue de Lueger à Vienne. Parmi ses contestataires figure en bonne place une organisation étudiante juive qui, génération après génération, est devenue un acteur important du débat public national autrichien, jusqu’à faire vaciller les gouvernements.

Remontant des origines de L’Union autrichienne des étudiants juifs (JÖH) à leurs derniers coups d’éclat, le texte de Liam Hoare raconte comment leur activisme se confronte à la réalité de l’histoire autrichienne et comment il défie le récit national, rappelant la mémoire des victimes des crimes nazis et les responsabilités de ceux qui les ont commis.

La Journée internationale de commémoration de la Shoah, célébrée chaque année le 27 janvier, a été cette année d’un froid glacial à Vienne. Après le coucher du soleil, les températures sont descendues en dessous de zéro et le vent a traversé la ville en hurlant comme un sifflement d’usine.

Malgré les intempéries, environ une centaine de membres et amis de la communauté juive d’Autriche ont commémoré l’événement lors d’un rassemblement dans un coin de la Heldenplatz, la place des Héros. C’est depuis un balcon surplombant cette place que le 15 mars 1938, Adolf Hitler a décrété l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie. En parallèle de ce rassemblement, des activistes de Jetzt Zeichen setzen! (Faire un geste maintenant !), une organisation qui se consacre au souvenir des victimes du national-socialisme, ont mis en place dans toute la ville des installations vidéo créées par l’Union autrichienne des étudiants juifs (JÖH). Dans ces vidéos, des juifs et juives de la troisième génération après la Shoah ont retracé le parcours de leurs grands-parents, parfois en leur présence.

« Nous, en tant que troisième génération, considérons qu’il est de notre responsabilité de raconter les histoires de nos grands-parents pour s’assurer qu’elles ne soient pas oubliées », m’a confié la présidente de la l’Union autrichienne des étudiants juifs JÖH, Sashi Turkof, le lendemain. « Avec les petits-enfants qui lisent les histoires et les grands-parents qui écoutent, nous voulions montrer comment leurs histoires nous touchent — comment le traumatisme et les expériences de nos grands-parents ont été transmis à travers les générations. Et si nous l’avons fait si publiquement, dans tant d’espaces et de lieux, si ces vidéos ont été diffusées en boucle pendant cinq heures, c’est parce qu’il n’incombe pas seulement au peuple juif de se souvenir de la Shoah. C’est la responsabilité de la société, de toute l’Autriche, de se souvenir de ce qui s’est passé. »

Les jours précédant la Journée internationale de commémoration de la Shoah ont été bien remplis pour Mme Turkof. Elle a participé à une discussion sur l’antisémitisme dans l’émission de fin de soirée kulturMontag, diffusée par la chaîne publique ORF. Les jeunes dirigeants de la JÖH, dont la vice-présidente Victoria Borochov et le membre du conseil d’administration Ariel Simulevski, ont fait l’objet d’un portrait distinct sur la même chaîne. Tout cela s’ajoute aux autres activités de la JÖH qui ont fait la une des journaux ces derniers temps : une tentative d’inculpation du chef du Parti de la liberté (FPÖ) d’extrême droite, Herbert Kickl, pour relativisation de la Shoah, et la diffusion d’une lettre publique signée par un lauréat du prix Nobel et un ancien président de la Cour suprême qui a appelé le ministre autrichien de l’Intérieur à démissionner.

L’étendue et la portée des activités de la JÖH, son prestige et sa présence médiatique, sont le signe de la transformation passionnante qui s’est produite au sein de l’union étudiante ces dernières années. Depuis le milieu des années 2010, après une période de relative inactivité, la JÖH est devenue davantage qu’un cercle de sociabilité pour étudiants juifs. Armée d’une bonne connaissance des médias et d’un professionnalisme inédit, la JÖH est aujourd’hui une organisation résolument politique, une association étudiante sur le devant de la scène, un moteur de l’activisme étudiant juif dans des domaines allant de l’antifascisme à la mémoire de la Shoah, en passant par la coopération entre juifs et musulmans.

Plus que de nombreuses autres unions d’étudiants juifs en Europe, celle d’Autriche est capable de s’insérer au cœur du débat politique et de façonner la discussion nationale autour de ses propres questions d’une manière que seule la communauté juive établie, l’Israelitische Kultusgemeinde Wien (IKG), avait pu faire jusqu’à présent. La JÖH démontre une certaine confiance en soi des juifs autrichiens, le produit d’une révolution politique au sein de la communauté juive elle-même ainsi que des institutions éducatives et culturelles fondées il y a une génération. Aujourd’hui, la JÖH est considérée comme une voix représentative, une voix audacieuse et claire, pour les jeunes de la communauté juive autrichienne.

L’affaire Waldheim et le bouleversement de la communauté juive autrichienne

La JÖH a été créée en 1947 sous le nom d’Association des étudiants juifs en Autriche (VJHÖ). Leon Zelman, longtemps rédacteur en chef du Jüdische Echo et cofondateur du Jewish Welcome Vienna qui a eu pour but de faire revenir à Vienne les Juifs d’origine autrichienne dispersés dans le monde entier, en a été le président de 1953 à 1959. Dans les années 1970, la VJHÖ s’est engagée dans la lutte pour sauver les Juifs soviétiques, à travers deux de ses figures Natan Sharansky et Ida Nudel, et a participé à des grèves de la faim. Hannah Lessing, qui était active au sein de la VJHÖ lorsqu’elle était étudiante et qui est aujourd’hui secrétaire générale du Fonds national de la République d’Autriche pour les victimes du national-socialisme, a raconté à l’ORF comment, dans les années 1980, des membres de la VJHÖ étaient tabassés alors qu’ils protestaient contre les néonazis et d’autres éléments radicaux de l’extrême droite.

Le romancier Doron Rabinovici a également été actif au sein de la VJHÖ dans les années 1980, en tant que membre de la direction responsable de la sensibilisation politique. Il m’a raconté : « Il y avait des manifestations contre l’extrême-droite à cette époque. Gottfried Küssel[1]était déjà actif sur la scène politique », tout comme Norbert Burger, nationaliste allemand et extrémiste de droite.

La question pour la VJHÖ était alors de savoir si elle devait prendre part à ces manifestations, car y défiler signifiait être aux côtés de groupes de gauche fermement antisionistes. Rabinovici se souvient d’une manifestation où « les membres de l’Hashomer Hatzair ont été contraints de ranger leurs drapeaux israéliens, qui pour nous étaient plus que des drapeaux — c’était notre symbole. C’était le drapeau sous lequel Mordechai Anielewicz avait combattu dans le ghetto de Varsovie. Un de mes amis est revenu à cette manifestation avec le drapeau israélien et a été battu avec par les maoïstes qui ont brisé la hampe sur son dos. » En fin de compte, Rabinovici a gagné le débat et la VJHÖ n’a pas participé à la manifestation.

L’enjeu politique décisif durant le mandat de Rabinovici à la VJHÖ — non seulement pour les étudiants juifs ou la communauté dans son ensemble, mais pour le pays tout entier — fut l’affaire Waldheim de 1986. Kurt Waldheim, qui avait été secrétaire général des Nations unies dans les années 70, était candidat à la présidence autrichienne cette année-là. Au cours de la campagne, il est apparu que Waldheim avait menti sur son service en temps de guerre. Waldheim avait prétendu avoir été blessé au début de la guerre sur le front de l’Est, puis avoir repris ses études à l’université de Vienne. En réalité, comme l’a révélé le Congrès juif mondial, Waldheim a servi de 1942 à 1944 dans un détachement de la Wehrmacht qui a participé à des crimes de guerre en Grèce et dans les Balkans.

Waldheim a remporté l’élection présidentielle mais ces accusations l’ont empêché d’être actif pendant son mandat, après avoir été déclaré persona non grata par les États-Unis pour son rôle présumé dans les crimes de guerre nazis. Cette campagne et ses conséquences sont racontées dans l’excellent documentaire de Ruth Beckermann, L’affaire Waldheim, où l’on trouve des traces de l’activisme du jeune Rabinovici : « Nous pouvions exprimer les opinions de nos parents — la génération de la Shoah — qui sentaient qu’ils ne pouvaient pas le faire eux-mêmes », explique Rabinovici. « La communauté juive comptait sur nous lorsqu’il s’agissait d’activisme. Ils étaient alors beaucoup plus prudents qu’ils ne le sont aujourd’hui. »

L’affaire Waldheim a été un moment politique charnière pour les étudiants juifs notamment parce que, comme le montre le film de Beckermann, un antisémitisme jusqu’alors latent dans la société autrichienne est remonté à la surface. Mais elle fut également d’une importance capitale, car Waldheim était symptomatique du refus de l’Autriche de reconnaître son passé nazi et sa responsabilité dans les crimes de l’époque nazie. L’idée de l’Autriche comme « première victime du national-socialisme » avait été intégrée comme un fondement de la Seconde République après la Seconde Guerre mondiale. Or ce mythe, accepté aussi bien par la gauche que par la droite, a déterminé la façon dont l’Autriche a marginalisé les survivants de la Shoah tout en négligeant de poursuivre les criminels de guerre nazis dans les décennies qui ont suivi la guerre. Lorsque les survivants juifs ont tenté de retourner en Autriche après la Shoah, ils se sont retrouvés, en tant que victimes réelles, dans un pays de négationnistes habité par des personnes qui se considéraient comme les véritables victimes du nazisme.

À partir de l’affaire Waldheim, Rabinovici note un changement radical dans la communauté juive autrichienne. Pendant les trois premières décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la politique communautaire juive a été dominée par des factions affiliées ou proches des partis politiques nationaux, à savoir le parti communiste (KPÖ) et le parti social-démocrate (SPÖ). Les années 1980, au contraire, ont vu naître une nouvelle forme de politique communautaire juive, indépendante et sûre d’elle, d’abord sous la direction de Paul Grosz, président de l’IKG de 1987 à 1998, qui a coopéré beaucoup plus étroitement avec les étudiants juifs, puis de son successeur Ariel Muzicant, qui avait lui-même été actif au sein du VJHÖ dans les années 1970.

« Grâce à l’affaire Waldheim, le mensonge autrichien selon lequel ils auraient été les premières victimes du national-socialisme a été brisé et, pour la première fois, la voix juive a été entendue. En conséquence, la communauté juive a acquis une importance qu’elle n’avait pas auparavant, à tel point que, si je me souviens bien, lorsque Muzicant est devenu président, le New York Times en a parlé. » Tant au niveau national qu’international, la communauté juive autrichienne a acquis une certaine stature et une position de premier plan, contribuant à un sentiment d’assurance et aussi de permanence. De fait, la période post-Waldheim est marquée par la création d’institutions majeures : l’Institut juif pour l’éducation des adultes (JIFE) est créé en 1989, suivi par l’ESRA, le service de conseil pour les survivants de la Shoah et leurs descendants, en 1994.

Pour reprendre une expression bien connue, à partir de cette époque, la communauté juive autrichienne cesse de vivre avec ses valises prêtes près de la porte d’entrée, et elle n’a plus besoin que d’autres personnes ou partis parlent en son nom. Elle peut s’adresser au pays et au monde avec sa propre voix — et savoir que le monde l’écoutera.

La repolitisation de l’Union autrichienne des étudiants juifs

Cette évolution n’a pas eu un impact immédiat sur la politique étudiante juive. Au contraire, au moment même où la communauté juive trouvait sa voix, la VJHÖ — qui s’est réorganisé en JÖH en 2004 — se repliait sur elle-même.

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, la JÖH a plus ou moins cessé d’être une organisation militante. Dans les années 1990, le climat politique en Autriche s’est dégradé — le FPÖ est arrivé en deuxième position aux élections parlementaires de 1999 et a formé une coalition avec le parti conservateur du peuple (ÖVP) — et de nombreux Juifs en âge d’aller à l’université ont choisi d’étudier à l’étranger. Leur place naturelle au sein de la JÖH a été reprise par des étudiants juifs internationaux, dont beaucoup sont basés à la Lauder Business School, une école de commerce anglophone fondée en 2003 grâce au financement de Ronald S. Lauder, philanthrope et président du Congrès juif mondial. Or les étudiants nationaux et internationaux avaient des priorités différentes, et pendant cette période, les activités de la JÖH se sont concentrées sur l’organisation d’évènements sociaux de grande envergure, notamment l’un au début du semestre d’automne, l’autre autour de Pourim.

Ce n’est qu’avec l’arrivée de la troisième génération dans la communauté, celle des petits-enfants des survivants de la Shoah, que les choses ont changé pour la JÖH. En 2016, Benjamin « Bini » Guttmann et Benjamin « Beni » Hess en ont été élus coprésidents. Juifs viennois fortement politisés, l’un et l’autre ont grandi dans la communauté. Rapidement, le duo a compris le rôle historique de la JÖH et, en en prenant la direction, a cherché à en refaire une organisation militante et une institution grâce à laquelle les étudiants juifs pourraient non seulement être socialement connectés, mais aussi politiquement engagés. « Je comprends que les étudiants étrangers qui étudient en Autriche n’ont pas les mêmes intérêts que nous et qu’il y a souvent une barrière linguistique. Nous ne l’avons pas fait contre eux, mais nous avons effectivement repris la JÖH dans le but exprès d’offrir une représentation politique aux étudiants juifs », m’a dit Hess.

Avant d’entrer à l’université, l’un et l’autre avaient été actifs au sein de l’Hashomer Hatzair, l’organisation de jeunesse sioniste socialiste. L’influence de l’Hashomer — ses idées, ses valeurs et ses méthodes, notamment le fait qu’elle encourage ses membres à assumer certaines responsabilités de direction — sur la JÖH est aujourd’hui évidente. L’année où Guttmann et Hess ont assuré la coprésidence, quatre des six membres du conseil d’administration de la JÖH étaient d’anciens membres d’Hashomer, dont Samy Schrott, qui était madrich [responsable de groupe] au sein d’Hashomer. Schrott sera ensuite actif au sein de l’Union des étudiants juifs européens (EUJS) et de la politique communautaire juive. Turkof, l’actuelle présidente de la JÖH, est également passée par l’Hashomer. « C’est là que le militantisme a commencé pour moi quand j’avais 14 ou 15 ans », m’a dit Turkof. « Grâce au mouvement, j’ai eu une idée de ce que cela signifiait d’être politiquement actif, de l’importance et de la force que l’on peut en tirer. »

Ce que Guttmann et Hess ont découvert, comme Guttmann me l’a expliqué, c’est que la communauté manquait d’une institution politique dans laquelle les jeunes adultes juifs sortant de l’Hashomer pouvaient s’investir. Lorsqu’ils voulaient s’organiser de manière autonome — comme ils l’ont fait par exemple lors de la crise des réfugiés de 2015, lorsque la communauté juive a adopté une position que les étudiants juifs ont considérée comme trop conservatrice — il leur manquait une organisation pour le faire. De même lorsque, le 9 novembre 2015, l’extrême droite a organisé un événement à l’hôtel Bristol pour commémorer la Nuit de cristal, un pogrom au cours duquel 25 des 26 synagogues de Vienne ont été rasées et quelque 6.000 Juifs raflés et déportés dans des camps de concentration. Des jeunes Juifs, parmi lesquels Guttman, ont alors appelé à une manifestation devant l’hôtel, laquelle a un peu attiré l’attention de la presse. Mais ces initiatives ponctuelles manquaient d’un cadre institutionnel.

Ce cadre, ils l’ont trouvé avec la JÖH. Or, quelques mois après le début du mandat de Guttmann et Hess, un scandale d’antisémitisme a éclaté en Autriche. En mai 2017, la journaliste Nina Horaczek a publié un article dans l’hebdomadaire viennois d’investigation Falter, exposant le contenu d’un groupe de discussion WhatsApp appartenant aux membres de l’Aktionsgemeinschaft (AG), le mouvement politique étudiant proche de l’ÖVP. Ces étudiants de la faculté de droit de l’université de Vienne échangeaient entre eux des messages racistes, sexistes, validistes, anti-musulmans et antisémites, y compris des blagues sur Anne Frank. L’historien et chercheur Bernhard Weidinger a comparé ces messages à ce que l’on s’attendrait à trouver sur un « forum néonazi ».

Selon Guttmann, la JÖH s’est trouvée « parfaitement positionnée » en tant que jeune organisation étudiante juive pour faire face à ce scandale. Avec le syndicat des étudiants de l’université de Vienne, ils ont organisé une manifestation devant la faculté de droit et ont demandé l’exclusion des militants d’extrême-droite des élections étudiantes. « Nous avons beaucoup appris au cours du processus de coordination de la réponse à ce scandale » explique Guttmann : comment faire face à un flot d’attention médiatique, comment rédiger et diffuser un communiqué de presse, etc. « Aussi laid et horrible que cela ait été, avec le recul, cela nous a été plutôt bénéfique. Cela nous a donné une formation et nous avons grandi à partir de là. » Le scandale d’antisémitisme de l’Aktionsgemeinschaft est devenu le creuset dans lequel s’est forgée la nouvelle JÖH militante.

L’épisode marque le début de la professionnalisation de la JÖH. Un directeur général travaille désormais à temps partiel pour la JÖH, s’occupant des tâches administratives et des questions juridiques, ce qui permet au président et au conseil d’administration de se concentrer sur les missions politiques et sociales de la JÖH. Il marque aussi le début de la recherche de l’indépendance financière de la JÖH, l’union ayant été auparavant entièrement dépendante de la communauté juive. Aujourd’hui, le siège de la JÖH reste la propriété de la communauté et l’IKG assure un certain pourcentage de son financement, mais la JÖH tire également ses revenus de dons ponctuels, de subventions venues de divers départements gouvernementaux, d’organisations juives internationales, d’initiatives de collecte de fonds et du soutien de l’Union nationale des étudiants. L’ensemble permettant à la JÖH de poursuivre son travail sans entrave même si l’une de ses sources de financement venait à se tarir.

« Je pense qu’il est juste de dire que nous avions quelques divergences d’opinion », me dit Hess à propos des relations entre la JÖH et l’IKG. Il s’agit d’une petite communauté — l’IKG compte environ 7 000 membres — avec des relations familiales entremêlées, « et très vite, les choses peuvent devenir très personnelles ». La JÖH et l’IKG ont également des rôles très différents, le second étant non seulement la voix représentative de tous les Juifs autrichiens, mais aussi l’intermédiaire entre ses membres et l’État. À cette fin, l’IKG doit être quelque peu consensuel. Bien que l’IKG ait pris des positions politiques publiques spécifiques, notamment sa décision de boycotter le FPÖ, ce qui signifie qu’il n’a pas coopéré avec ses ministres pendant son mandat au gouvernement de 2017 à 2019, il a choisi de prendre du recul par rapport à d’autres controverses brûlantes dans lesquelles la JÖH est très engagée, comme l’avenir du monument dédié à l’ancien maire de Vienne, l’antisémite politique Karl Lueger.

Dans un certain sens, le succès de la JÖH en tant qu’organisation politique a remis en question le statut de l’IKG en tant que voix représentative de la communauté juive autrichienne, car la JÖH est constituée de jeunes juifs autrichiens qui expriment leurs propres opinions et racontent leurs propres histoires indépendamment de la communauté. Néanmoins, et en dépit de ces différences d’opinions, les relations entre la JÖH et l’IKG restent étroites. Comme Hess me l’a dit, bien qu’il y ait des divergences sur des questions mineures, il y a unité sur les points les plus importants : sur l’antisémitisme, sur l’extrême droite, sur Lueger en tant qu’antisémite, et ainsi de suite. D’autre part, l’IKG a fourni et continue de fournir un soutien financier et juridique à la JÖH lorsque cela est nécessaire.

La proximité unique en Europe de la JÖH avec l’extrême gauche autrichienne

Après trois ans de mandat, Guttmann s’est présenté aux élections de l’Union Européenne des Étudiants Juifs (EUJS) et en a été élu président. Aujourd’hui, il représente les « futurs dirigeants communautaires » au sein de l’exécutif du Congrès juif mondial (WJC). Hess, quant à lui, siège au conseil d’administration de l’Association des persécutés juifs du régime nazi (BJVN), créée par Simon Wiesenthal en 1963, aujourd’hui associée à l’Institut Simon Wiesenthal de Vienne. En 2020, ils ont été remplacés à la coprésidence de la JÖH par Lara Guttmann et Sashi Turkof. À l’automne 2021, Turkof est devenue présidente unique de la JÖH.

C’est pendant la coprésidence de Lara Guttmann et Sashi Turkof que la JÖH s’est profondément impliquée dans les mouvements de contestation du monument Lueger. En juin 2020, le mot Schande (« honte ») est apparu pour la première fois, marqué à la bombe, sur le piédestal du monument. Après la dégradation initiale du monument, la ville a nettoyé le graffiti, mais il est réapparu quelques jours plus tard. Au cours des mois suivants, le mot Schande est apparu et réapparu en rouge, jaune, vert et rose. Enfin, en octobre 2020, motivés par le désir de préserver le graffiti, des militants, dont des membres de la JÖH, ont formé une Schandwache, une « veillée du déshonneur », au pied du monument.

La Schandwache a illustré, entre autres, la capacité particulière de la JÖH à travailler au sein de la gauche politique autrichienne et en collaboration avec elle – une spécificité parmi les unions d’étudiants juifs en Europe, qui pour beaucoup sont mobilisés autour de disputes politiques internes à la gauche à propos du sionisme. Lorsqu’il s’agit du mouvement antifasciste et des groupuscules d’extrême gauche en particulier, la JÖH bénéficie pour sa part de l’existence d’un schisme interne à la gauche propre au monde germanophone. La JÖH trouve des alliés dans l’aile dite Antideutsche (« anti-allemande ») de l’extrême gauche, qui s’oppose au nationalisme allemand, mais surtout soutient Israël et s’oppose, pour parler de manière générale, à l’antisionisme, à l’anti-américanisme et à l’anti-impérialisme primaire. L’aile opposée de l’extrême gauche autrichienne, les anti-impérialistes, est, elle, antisioniste.

Ainsi, la JÖH – une union ouvertement sioniste – peut travailler au sein d’une gauche qui est, majoritairement, pro-Israël. Par exemple, l’Union nationale des étudiants autrichiens appartient à un arc à l’intérieur de la gauche depuis 20 ans, coalition dans laquelle il existe un large soutien à l’existence d’Israël et une opposition au BDS. La Schandwache elle-même a bénéficié du soutien des branches étudiantes des Verts et du SPÖ, ainsi que des partisans de certains groupes antifascistes et du parti d’extrême gauche LINKS. Travailler à gauche ou avec la gauche ne va certes pas sans difficulté – la JÖH prévoit de commencer cette année une série d’ateliers avec des groupes de gauche sur l’antisémitisme lié à Israël -, mais en général, Turkof pense que la JÖH « a une certaine position » à gauche : « Quand nous disons quelque chose à propos d’Israël, de l’antisémitisme ou de sujets qui y sont relatifs, les gens le respectent ».

Des membres de l’organisation autrichienne de la jeunesse musulmane (MJÖ) ont également soutenu la Schandwache, et c’est loin d’être la seule plate-forme où les deux mouvements étudiants coopèrent et travaillent ensemble. Après l’attaque terroriste islamiste de novembre 2020, lorsqu’un assaillant armé a tiré, déchaîné, dans les rues de Vienne autour de la synagogue principale, tuant quatre personnes avant d’être abattu par la police, la JÖH et la MJÖ ont organisé ensemble un rassemblement commémoratif. Turkof a alors expliqué : « Nous savions qu’après l’attaque terroriste, l’islamophobie allait monter en flèche. Nous avons vu là l’occasion de montrer notre solidarité et d’affirmer nous ne laisserions pas la voix de l’extrême droite diviser nos communautés », a-t-elle déclaré.

L’un des plus grands défis auxquels la JÖH a été confrontée ces deux dernières années a été la question de savoir comment animer une union étudiante à l’heure du coronavirus. M. Rabinovici m’a raconté que dans les années 1980, la VJHÖ avait une atmosphère de clubhouse et de loisirs. Le VJHÖ était responsable de l’organisation du Bal Paré, un bal annuel considéré comme le plus grand événement social du calendrier du VJHÖ. Cette tradition du Bal Paré a été relancée par la JHÖ en octobre 2018, avant que le COVID n’empêche le rassemblement de se tenir en 2020 et 2021. Les syndicats étudiants existent pour rassembler leurs membres, mais, en particulier lors du premier confinement en mars et avril 2020, lorsque les universités ont fermé et que les cours se sont éloignés, la vie étudiante s’est atomisée, et la JÖH n’a plus pu remplir son rôle essentiel d’animateur de la vie étudiante juive.

Le COVID a obligé la JÖH à chercher d’autres moyens de remplir sa fonction sociale et de canaliser les énergies politiques et créatives étouffées de ses membres. Pendant le premier confinement, plus de 100 membres de la JÖH ont travaillé sur un projet de livraisons de médicaments, de produits d’épicerie et de produits essentiels pour Pessah aux membres vulnérables de la communauté qui ne pouvaient pas quitter leur domicile. La JÖH a relancé cette initiative pendant le deuxième et le troisième confinement, au cours des hivers 2020 et 2021, et c’est à cette même époque que les membres de la JOH ont collaboré au lancement d’un magazine, Noodnik, édité par l’actuel vice-président de la JÖH, Borochov.

La centralité de la JÖH dans la politique autrichienne d’aujourd’hui

La transformation de la JÖH est telle depuis 2016, que l’association étudiante a désormais la capacité de façonner le paysage de l’actualité nationale en Autriche. En janvier, la JÖH ainsi que ses anciens coprésidents Guttmann et Hess ont présenté au procureur général de Vienne un dossier de preuves dans le cadre d’une tentative d’inculpation du leader du FPÖ, Herbert Kickl.

L’article 3H de la Verbotsgesetz de 1947, loi qui interdit les activités nazies et la négation de la Shoah, érige en infraction le fait colporter des mensonges à propos de la réalité des crimes commis pendant la Shoah ou ainsi que d’autres crimes nazis, de les minimiser gravement ou de les approuver dans les médias (presse écrite, télévision ou autres). La JÖH estime que Kickl a peut-être violé la loi lorsque, dans une interview accordée à l’ORF, lorsqu’il a comparé les tests COVID-19 obligatoires pour les écoliers au national-socialisme et à la persécution des Juifs par les nazis. Leur campagne a été reprise par les quotidiens nationaux, faisant notamment les gros titres du Standard et de la Presse, et a été couverte par l’ORF.

L’action de la JÖH à l’encontre de Kickl est intervenue un mois après que l’union ait rédigé une lettre ouverte appelant le ministre de l’Intérieur de l’ÖVP, Gerhard Karner, nouvellement nommé, à démissionner. Leur critique reposait sur deux motifs. Premièrement, Karner avait, au cours des élections régionales organisées dans l’État de Basse-Autriche en 2008, utilisé des clichés antisémites pour caractériser et diffamer ses adversaires. Il a accusé la section locale du SPÖ d’avoir à son service « des hommes d’Israël et d’Amérique qui travaillent contre l’État ». Ces hommes, poursuivait Karner, sont des Klimavergifter, des « empoisonneurs du climat », une tournure de phrase qui rappelle le vieux cliché des Juifs empoisonneurs de puits.

Deuxièmement, en tant que maire de Texingtal en Basse-Autriche, sa municipalité a financé et supervisé un musée local consacré à Engelbert Dollfuss. Enfant de Texingtal où il est né en 1892, Dollfuss a été, en tant que chancelier et chef du parti chrétien-social (CSP, prédécesseur de l’ÖVP contemporain), responsable de l’effacement de la démocratie autrichienne et de l’introduction d’un État austro-fasciste, calqué sur le fascisme italien. Dollfuss a liquidé le parlement, interdit les groupes d’opposition et instauré un État à parti unique. En février 1934, l’Autriche a brièvement sombré dans une guerre civile, au cours de laquelle Dollfuss a écrasé les dernières forces d’opposition socialistes et communistes. Dollfuss lui-même fut assassiné par des membres du parti nazi lors d’une tentative de coup d’État ratée en juillet 1934.

Le ministre de l’Intérieur étant responsable de la sécurité publique et de la mise en œuvre d’une partie de la stratégie nationale du gouvernement autrichien contre l’antisémitisme, la lettre ouverte affirme que l’on ne peut pas faire confiance à Karner pour assurer la sécurité de la communauté juive, de même ou pour être le garant de la démocratie autrichienne. Parmi de nombreuses signatures, elle fut soutenue par la romancière Elfriede Jelinek, lauréate du prix Nobel, l’ancienne présidente de la Cour suprême Irmgard Griss et le romancier Michael Köhlmeier.

« Cet activisme, qui a commencé avec Bini Guttmann, Beni Hess et Samy Schrott et qui est maintenant mené par Sashi Turkof et Lara Guttmann, c’est vraiment quelque chose. C’est frappant. Leurs activités, leur franc-parler et leur professionnalisme – la façon dont ils parviennent à faire passer leur message au public – est vraiment quelque chose de spécial », m’a dit Rabinovici, l’un des signataires de la lettre de la JÖH. « Pour notre époque, nous étions très actifs » – dans les rues, à la télévision, etc. – « mais je dois vraiment dire qu’ils font quelque chose de nouveau, et qu’ils sont au cœur de la politique autrichienne, ce qui a à voir avec le statut unique des Juifs en Autriche. »

« Une grande partie de ce qui se passe en Autriche a à voir avec le passé, avec les vestiges de mouvements qui ne font pas face au passé, qui ne sont pas prêts à l’affronter », a conclu M. Rabinovici. « Quand vous avez un groupe juif qui critique cela, cela va au cœur du sentiment d’identité de l’Autriche ». L’activisme de la JÖH touche la conscience nationale de l’Autriche.

Liam Hoare, rédacteur en chef pour l’Europe du magazine Moment et auteur de la lettre d’information Vienna Briefing. Il vit à Vienne.

Notes

  1. Gottfried Küssel est un néonazi autrichien qui commence à militer dès les années 70. Il sera condamné à de multiples reprises en Autriche et en Allemagne pour sa promotion du nazisme et son négationnisme.

Source k-larevue