Au nord de Paris, cette commune du Val-d’Oise abrite une importante communauté juive. Préoccupés par les questions de sécurité, d’antisémitisme mais aussi d’économie, ces habitants ont un avis partagé sur le candidat d’extrême droite.
Devant l’épicerie Sabbah, trois ados coiffés d’une kippa font des pirouettes sur leurs vélos. Cinq soldats, fusils d’assaut au poing, passent à côté d’eux et tournent devant la devanture jaune du supermarché. Comme en procession, ils descendent l’un derrière l’autre l’avenue en direction de la Grande Synagogue et de l’école maternelle Anne-Frank, en scrutant chaque passant. Plus haut dans la rue, l’inscription « Mission Vigipirate » apparaît sur trois Kangoo grises garées en file indienne devant une petite boutique avec une enseigne en hébreu.
« Nos enfants grandissent avec cette présence militaire permanente, ce n’est pas normal », glisse Michel, rencontré devant une librairie hébraïque. Cinquante-deux ans que ce graphiste vit dans ce quartier de Sarcelles (Val-d’Oise), baptisé la Petite Jérusalem. Ce pâté de maisons abrite entre 10 000 et 15 000 personnes de religion juive, selon une estimation reprise par les habitants du quartier.
Ils se retrouvent ici pour faire leurs courses dans la trentaine de boutiques confessionnelles logées sous les barres d’immeubles de ces deux bouts de rues en forme de coude. Ou pour déjeuner dans l’un des petits restos du coin. Voire chez Inoun, établissement réputé de la ville, avec voiturier et clients cravatés. Le chanteur Amir y a été vu un peu plus tôt dans la semaine.
« Petit, j’allais à l’école publique, mais c’est devenu trop dangereux »
Cette ville de la banlieue nord de Paris et ses 60 000 habitants, dont Dominique Strauss-Kahn a été le député, ont longtemps symbolisé la possibilité d’une cohabitation pacifique entre des groupes d’origines diverses. Mais depuis les attentats de Toulouse (Haute-Garonne), en 2012, et de l’Hyper Cacher de Vincennes (Val-de-Marne), en 2015, la communauté juive est protégée en permanence par des militaires.
« La France a changé. Sarcelles aussi, beaucoup. Petit, j’allais à l’école publique, mais c’est devenu trop dangereux. J’ai mis mes quatre enfants dans le privé », se désole Michel. Ce quinquagénaire très loquace aurait aimé ne pas avoir à faire ce « gros sacrifice financier ». « J’ai mis le prix d’un appartement dans leur éducation. Du coup, je suis contraint de vivre en location », ajoute-t-il, inquiet pour sa future retraite.
Pour l’élection présidentielle d’avril, Michel n’est pas sûr à 100 % de son choix. Le père de famille d’origine tunisienne ne votera Emmanuel Macron qu’à une condition : « Qu’il se remette en cause et s’attelle aux problèmes de sécurité. » Il regrette que la police ne fasse plus peur aux jeunes du quartier. « Aux États-Unis, les gens ne rigolent pas avec les flics. En France, c’est culturel, on est toujours en train de râler et de négocier », ajoute-t-il.
Sa femme Yaël, quinquagénaire en tenue colorée, n’est, en revanche, pas certaine de glisser à nouveau un bulletin Macron. « Je ne lui jette pas la pierre. Le pauvre, il a été au pouvoir dans une période très, très dure. Mais il n’a pas voulu mettre la tête dans le dossier de l’immigration », assume cette fan de Nicolas Sarkozy. Elle hésite entre imiter son mari, ou voter pour Valérie Pécresse.
Mais Yaël est décontenancée par « les deux visages » de la candidate LR. Elle attend les « blablabla » de ses favoris avant de trancher. Le couple discute aussi beaucoup d’Éric Zemmour, dont ils regardent les passages sur CNews. « Il est convaincant dans pas mal de domaines. Il faudrait un président qui ait sa force, son autorité. Mais il est un peu dur. Avec Zemmour à l’Élysée, le pays risque de partir en cacahouète », craint Yaël.
La radicalité du candidat Zemmour séduit et inquiète à la fois
Au pied d’un immeuble voisin, Nelly affirme qu’elle votera pour l’ancien polémiste du Figaro, invité surprise de cette présidentielle 2022. Née à Constantine en Algérie, pas très loin de Sétif où se sont mariés les parents d’Éric Zemmour, cette arrière-grand-mère, arrivée en France à 18 ans, dénonce la baisse de son pouvoir d’achat. « Tout augmente, sauf ma retraite », regrette celle qui a dû quitter son appartement de Thiais (Val-de-Marne) pour se rapprocher de ses enfants.
Nelly se fiche du fait qu’Éric Zemmour n’ait pas été invité, ce jeudi 24 février, au traditionnel dîner du Crif, le Conseil représentatif des institutions juives de France. Persona non grata, comme Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Elle se moque aussi de la franche hostilité que le candidat inspire à Haïm Korsia. « Antisémite, certainement, raciste, évidemment », a déclaré à son propos le grand rabbin de France, quand Zemmour avait expliqué que le régime de Vichy avait « protégé les juifs français et donné les juifs étrangers » pendant l’occupation allemande.
Dans cette ville où Jean-Luc Mélenchon est arrivé en tête au premier tour en 2017 (avec 29,9 %), devant François Fillon et Emmanuel Macron, Nelly n’est pas la seule à évoquer le polémiste d’extrême droite. Devant le restaurant Sergioh !, Benjamin et Isaac débattent. Ces deux trentenaires se sont rencontrés à l’école. Ils ont grandi ensemble et, hasard de la vie, ils sont devenus tous les deux experts-comptables. « Un métier qui a bien profité de la crise. Je n’ai jamais autant travaillé que depuis le Covid », sourit Benjamin, dont le cabinet est passé de deux à quatre salariés. En avril, il votera Macron sans hésiter, dès le premier tour. « L’économie se porte bien, et c’est le critère principal de mon vote », explique le trentenaire qui a déménagé à Saint-Mandé (Val-de-Marne) il y a quelques années, pour gagner en tranquillité. Il appelle ça une « aliyah horizontale ». C’est-à-dire comme une installation en Israël, sans quitter la France.
Son ami, resté à Sarcelles, est tenté par un vote Zemmour. « L’économie va bien, mais il y a trop d’insécurité », regrette-t-il. « On n’a rien contre l’immigration, puisqu’on est nous-mêmes des enfants d’immigrés », ajoute-t-il. Dans le quartier, on fait circuler le sinistre décompte des actes antisémites tenus par René Taïeb, le président de l’Union des collectivités juives du Val-d’Oise : vingt-cinq dans le département en 2021, dont sept rien qu’à Sarcelles.
Marine Le Pen n’a jamais fait recette dans la ville, dirigée par le socialiste Patrick Haddad depuis 2018. En 2017, la présidente du Rassemblement national n’y a récolté que 11,8 % des suffrages au premier tour. En avril, Éric Zemmour pourrait faire grimper le vote pour l’extrême droite.
Patrick et Jean-Michel, deux amis de 62 ans, en discutent à la table d’un bistrot. Jean-Michel votera Pécresse parce qu’il aimerait beaucoup voir une femme à l’Élysée, et qu’il la trouve jolie. Patrick, lui, est « sûr et certain » de voter Zemmour au premier tour pour « envoyer un signal fort » de son mécontentement. « Je veux que ça change. Lui dit des choses, il frappe fort. Et contrairement aux Le Pen, pour qui je n’ai jamais voté, il n’est pas antisémite », lance-t-il avec fièvre.
Mais avant la belote qui l’attend à la fin du repas, Patrick exprime des doutes. Si Zemmour se qualifie au second tour, il ne lui donnera pas sa voix. « Mais s’il gagne, ça pourrait in fine provoquer de la colère et des actes antisémites… Ça nous retombe souvent dessus vous savez. »
Pour qui voteront-ils ?
- Yaël, 52 ans. La Sarcelloise hésite entre Valérie Pécresse et Emmanuel Macron, comme en 2017. « Éric Zemmour est convaincant dans pas mal de domaines. Mais il est un peu dur. Avec lui à l’Élysée, le pays risque de partir en cacahouète. »
- Benjamin, 32 ans, de Saint-Mandé. Il va voter Macron aux deux tours. « L’économie se porte bien, et c’est le critère principal de mon vote. »
- Patrick, 62 ans, habitant de Bobigny. Il votera Éric Zemmour au premier tour, mais pas au second. « Je veux que ça change. Zemmour dit des choses, il frappe fort. Et contrairement aux Le Pen, pour qui je n’ai jamais voté, il n’est pas antisémite. Mais s’il gagne, ça pourrait in fine provoquer de la colère et des actes antisémites. »