Paul Salmona : «L’histoire de France “passe à côté” de la présence juive»

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ENTRETIEN. Présents en France depuis l’Antiquité, citoyens depuis 1791, les Juifs sont souvent ignorés ou réduits au rôle de victimes par le récit national.

Pour Paul Salmona, directeur du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, à Paris, la présence juive en France, pourtant attestée depuis l’époque gallo-romaine, constitue une « tache aveugle » de notre histoire nationale. Une forme de cécité collective qu’il a entrepris de dissiper dans deux ouvrages parus en 2021 : Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national, qu’il a dirigé avec Claire Soussen, et Archéologie du judaïsme en France. Rencontre.

Le Point : Vous dénoncez l’absence des Juifs dans le « récit national » français, notamment dans les manuels scolaires. Pourquoi ?

Paul Salmona : C’est un fait. Pour ne prendre qu’un exemple, si l’on compare le traitement de la révocation de l’édit de Nantes (1685), qui entraîne le départ de milliers de huguenots, à celui de l’expulsion des Juifs de France trois siècles plus tôt, la différence est frappante et sans explication rationnelle, sauf à considérer que, plus ou moins consciemment, dans les représentations collectives, les Juifs n’appartiennent pas à la nation, que ce sont des exilés, des « hors-sol ». En dépit d’un corpus de connaissances accumulées depuis le XIXe siècle, la présence juive en France, de l’Antiquité à nos jours, demeure une « tache aveugle » : c’est un pan de notre histoire que nous ne voyons pas, même si les historiens l’ont documenté. On le constate dans l’enseignement : au début du XXe siècle, le manuel d’histoire « le Petit Lavisse » ne dit rien de la présence juive médiévale en France. Dans le Malet et Isaac de 1960, autre manuel bien connu, l’émancipation des Juifs, en 1791, est expédiée avec une note de bas de page, alors que c’est un événement majeur de l’histoire européenne. La Constituante leur octroie la citoyenneté près d’un siècle avant l’Allemagne ou l’Italie : ils ne sont plus assignés à résidence, obtiennent la liberté de culte, accèdent à toutes les professions et entrent dans un processus d’intégration sans précédent depuis l’Empire romain. C’est une décision politique profondément novatrice, tout à la gloire de la France, dont le récit national ne fait rien… On retrouve cet « oubli » dans la politique patrimoniale : les merveilleuses synagogues rococo de Carpentras ou Cavaillon, édifiées au XVIIIe siècle, n’ont ainsi été classées qu’en 1920, près d’un siècle après l’inventaire de Mérimée. Pareil dans les musées : rien au musée d’Aquitaine sur la « nation portugaise » – ces Juifs ibériques fuyant l’Inquisition et installés à Bordeaux depuis le XVIe siècle. On pourrait multiplier les exemples. Il a fallu attendre 1998 pour que la France se dote, à Paris, d’un musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, alors que des institutions remarquables existaient depuis des décennies à Amsterdam, Berlin, New York, Rome ou Vienne.

Ce silence, que vous déplorez, est-il le fruit d’un acte délibéré ?

Je dirais plutôt que l’histoire de France « passe à côté » de la présence juive. C’est un impensé ­collectif, pas une occultation volontaire. Revenons aux expulsions : on connaît celle des Juifs d’Espagne en 1492, mais pas les bannissements édictés par Philippe Auguste en 1182, Philippe le Bel en 1306 ou Charles VI en 1394. De même, on évoque rarement le brûlement de « 24 charretées » de manuscrits hébraïques ordonné par Saint Louis en 1244, alors que c’est un des premiers autodafés de l’histoire ! Et il est frappant de constater que ces trois Capétiens ont conservé dans l’historiographie républicaine des surnoms apologétiques (« Auguste », « Le Bel »), voire hagiographiques (« Saint » Louis).

Une fois émancipés, les Juifs ont-ils joué le jeu de l’assimilation ?

Mais en s’assimilant, les Juifs n’ont-ils pas contribué à créer cette « tache aveugle » que vous dénoncez ?

Les drames de l’affaire Dreyfus et ­surtout de la Shoah n’ont-ils pas changé la situation ?

Ils ont suscité de nombreux travaux, savants ou de vulgarisation. En revanche, le reste de l’histoire des Juifs de France est rarement abordé. Ainsi, dans Hommes et femmes du Moyen Âge, le dernier livre de l’historien Jacques Le Goff, sur 112 personnalités évoquées, on ne compte pas un seul Juif, pas même Rachi de Troyes, le plus grand commentateur de la Bible et du Talmud, ou Maïmonide, le plus important philosophe juif du Moyen Âge. Ce n’est pas un problème de connaissances, car 43 spécialistes sont associés au projet. Ce qui est frappant, c’est que ni Le Goff, ni ses coauteurs, ni les éditeurs ne se sont avisés de cette absence. On peut faire le même constat pour d’autres époques. Ainsi, en 1963, dans Nuit et Brouillard, le chanteur Jean ­Ferrat fait de tous les déportés des combattants de la liberté (« Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux »), gommant le fait que les Juifs et les Tsiganes, enfants inclus, n’ont pas été assassinés pour faits de résistance, mais en raison de leur identité. Encore une fois, dans les représentations collectives, les Juifs sont « hors champ ».

Les manuels scolaires ont-ils évolué ?

Aujourd’hui, la Shoah est abordée dans le secondaire, mais si l’on n’évoque pas parallèlement l’histoire des Juifs de France, les élèves n’en retirent qu’une image, très abstraite, de victimes. Cela étant, les programmes évoluent et de nombreux enseignants font un travail remarquable.

Pensez-vous que les Juifs remettent aujourd’hui en cause le modèle français de l’assimilation ?

La foi dans le modèle républicain de l’intégration s’est évidemment fissurée avec le statut des Juifs et la collaboration active du gouvernement de Pétain à la Shoah. Et l’on constate en France des formes nouvelles d’affirmation de la judéité. Mais, dans leur grande majorité, les Juifs restent profondément attachés à la laïcité. Il me semble que les principes adoptés par les représentants du judaïsme au début du XIXe siècle, affirmant que la loi commune prévaut sur la loi religieuse, sont toujours d’actualité. Le franco-judaïsme devrait constituer un modèle pour l’ensemble des identités minoritaires, qui ont leur place dans la nation si elles en respectent les lois.

Paul Salmona, directeur-conservateur du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, a notamment dirigé Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national (avec Claire Soussen, Albin Michel, 2021) et Archéologie du judaïsme en France (La Découverte, 2021).

Propos recueillis par Laurence Moreau

Source lepoint

1 Comment

  1. J’ai bien lu votre intervention et je voudrais vous faire partager les travaux de La Commission nationale Culture du B’nai B’rith France qui a réalisé une exposition de 40 panneaux sur les apports des cultures juives à la France de 1789 à nos jours-Engagement citoyen-Creativité-Dialogues et l’a présentée à Paris, Marseille, Nantes et en février 2022 à Bordeaux avec la Mairie et la Préfecture de la Région Nouvelle Aquitaine. Nous prévoyons son itinérance à Strasbourg, Toulouse et Metz. Nous pourrions voir le catalogue ensemble. C.Rubinstein

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